Photo-graphies et un peu plus…

Le crochet hongkongais

L’île de Hong Kong a un côté pile – la mégapole vibrionnante archi saturée que l’on imagine sans effort – et un côté face – un littoral globalement paisible avec des plages de sable blond très prisées le week-end, des promenades longeant l’eau, des pieds-à-terre avec vue sur mer et même un bout de montagne verte que l’urbanisation galopante et trébuchante effacera assurément d’ici quelques années. Il faut imaginer ici d’autres immeubles de 25 étages de part et d’autre de ceux-là, auxquels s’ajoutent des maisons accrochées aux collines… Dans cette espèce de non-sens architectural auto-destructeur – aveuglés, les promoteurs réduisent progressivement à néant ce qui faisait l’intérêt de ce côté face : la nature y était reine – et d’irrespect apparent à l’égard de la terre, surgit une étrangeté. Un trou. Une béance volontaire au coeur de l’un de ces géants de béton armé. Car, sans ce trou, figurez-vous que le dragon vivant pacifiquement dans la montagne ne peut plus aller se jeter à l’eau pour se rafraîchir ; sans ce trou, l’énergie vitale ne peut plus circuler entre les hauteurs et l’océan. Cet espace vide incarne à lui seul ce paradoxe incroyable, et difficilement assimilable, entre la persistance de cet art millénaire noble à l’approche holistique visant l’harmonie – les principes du Feng Shui – et cette propension contemporaine à vouloir dominer son environnement par la force. Comme si ce bout de rien suffisait à compenser cette envie de tout…

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Déjà vu

Comment être sûrs que nous existons vraiment ? Comment savoir que le monde qui nous entoure et dans lequel nous évoluons est réel ? Que la vie n’est pas qu’une monumentale performance ? Et que nous ne sommes pas que de simples personnages interprétant chacun nos rôles sans en avoir conscience et bien évidemment, sans en être les maîtres ? Questions récurrentes, sans réponse apparente et en tout cas, sans réponse supportable, qui vient, qui part, au gré des humeurs et des circonstances aggravantes. Par circonstances aggravantes, j’entends par exemple une extraction de son quotidien, de ses habitudes, de son train de vie, et le retour qui s’en suit plusieurs mois après. J’écris en connaissance de cause après 8 mois passés en Asie du sud-est, principalement Taïwan. Un autre monde assurément. Et si partir est un voyage en soi, revenir en est évidemment un autre.

Non qu’il soit particulièrement difficile de rentrer – même si objectivement, cela peut l’être pour de multiples raisons – simplement, ce retour aux conditions initiales, comme le mobile finalement stoppé par la résistance de l’air dans sa course faussement libératrice, est à chaque fois déconcertant. Déconcertant parce que tous les automatismes mis de côté pendant tous ces mois se réactivent instantanément ; déconcertant parce que rien, à l’échelle macroscopique bien sûr, ne semble avoir changé ; déconcertant parce que l’on re-rentre dans sa vie comme dans une bonne paire de charentaise au creux de l’hiver ; déconcertant parce que le corps se souvient parfaitement de la route à suivre et des obstacles à éviter pour atteindre telle destination ; déconcertant parce que tout le monde autour semble poursuivre exactement la même conversation que celle initiée il y a 8 mois ; déconcertant parce que tout cela semble tellement orchestré, tellement bien huilé que cela ne peut être le fruit du libre arbitre. Et de déconcertant, ce retour devient angoissant. Et voilà que l’on se dit alors, c’est vrai, je n’existe pas, rien de tout cela n’existe vraiment. Tout cela est faux. Pourtant, j’y ai cru. Tel un artefact sur un électrocardiogramme normal, le voyage au long cours est une discontinuité dans un parcours. Un électrochoc avec ses mini-révolutions intérieures, dont on perçoit avec effroi à la fois la puissance potentielle et l’incroyable fragilité car le pire ennemi du changement, on ne le sait que trop bien, c’est la force et le confort de l’habitude… Comment les faire vivre alors dans un milieu qui ne les appelle pas, telle est la question ?

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Un comble !

Je déambulais nonchalamment dans les rues de Lens – bien sûr que c’est possible, ne faites pas vos parisiens 😉 ! – quand, tout à coup, une vague d’indignation a déferlé sans prévenir ! « Oh non ! » a-t-il lâché ! De mon point de vue de photographe à l’affût d’étrangetés visuelles, cette maison sûrement anthropomorphisée involontairement a directement trouvé sa place sur ma carte mémoire (et aujourd’hui, dans ces pages). En pleine rue, une incroyable tête de la taille d’une maison qui n’en était plus une puisque l’on ne pouvait manifestement plus y entrer, ses portes et fenêtres ayant subtilement été remplacées par des yeux – clos, ouverts, allez savoir ? – et une grande bouche arborant un sourire franc ! Bel esprit en des circonstances si cloisonnées… Un peu plus et j’engageais la conversation avec ses briques et parpaings ! Il en était bien évidemment tout autrement, et c’est bien normal, pour l’architecte avec lequel je foulais le macadam. En tant que créateur d’espace(s) de vie(s), qu’un édifice fasse malencontreusement penser à un être humain – et d’une certaine manière, fasse rire – était une véritable faute de goût, un manquement indéniable à la charte officieuse de déontologie des architectes, un sacrilège, voire une hérésie ! En tout cas, un échec cuisant. (Bien sûr, j’en rajoute !) Il n’empêche, voilà donc une nouvelle démonstration de la relativité du point de vue, toujours dépendant du référentiel adopté…

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– Bon, Balisto, arrête de sauter comme ça ! Tu vas te faire repérer !

– Mais je veux voir !

– Que veux-tu donc voir ?

– Je veux voir comment c’est, la vie, quand on a évolué !

– Ah… Et bien, tu vois, ils veulent tous retourner à l’eau !

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J’aime cet exercice de pensée totalement gratuit et invérifiable qui consiste à imaginer ce qui a conduit à l’existence d’un phénomène. Le gang des Prudopunkt a manifestement repris du service après quelques semaines à faire profil bas ! Ce groupuscule rassemblant des personnes âgées de 7 à 77 ans – oui, comme les lecteurs des Tintin – amatrices de land art mais bizarrement étroites d’esprit, s’est en effet mis en tête d’intervenir sur toutes les sculptures de corps dénudés de la ville de Berlin. So schockierend n’est-ce pas ?

Les Prudopunkt agissent essentiellement la nuit pour des raisons évidentes qu’il est inutile de détailler ici, ce qui ne les empêche pas de se faire souvent surprendre, leurs lampes frontales trop fortes alertant les voisins. Les Prudopunkt maîtrisent évidemment tous les noeuds marins, qu’ils sont capables de réaliser les yeux fermés avec des lianes, des tiges… Par principe, ils n’utilisent d’ailleurs que des matériaux végétaux trouvés à proximité de leur futur forfait, qu’ils ne perçoivent bien sûr pas comme tel. Ce soir-là, Birgit est aux commandes. Elle est même particulièrement fière de sa fine ceinture de liane et du noeud coulant qui lui a permis de placer subtilement cette feuille d’érable desséchée devant l’objet du délit. En rentrant chez elle, exténuée, Birgit éprouve pour la première fois de la journée cette douce sensation du devoir accompli. Seulement, Birgit n’a pas anticipé la bise matinale du lendemain, qui, bien en verve ce jour-là, n’a eu qu’à souffler un peu pour faire glisser la feuille vers des latitudes plus basses, exposant à nouveau, non sans une pointe d’humour et de moquerie, ce qu’elle s’était attaché à cacher avec application…

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Etat d'esprit

Il paraît que les gens peuvent être classés en trois catégories. Je déteste les cases. Mais passons. Dans cette tentative totalement décomplexée de simplification de la complexité de l’être humain, il y aurait donc les optimistes, les pessimistes et les fatalistes. Connaissez-vous l’oculométrie (eye tracking en anglais) ? C’est un petit appareil qui permet de suivre votre regard avec une très grande précision et d’en tirer les conclusions qui s’imposent. Je vous laisse quelques minutes pour vous mettre dans la peau d’un ingénieur en instrumentalisation, instrumentation pardon !

En tant que tel, vous avez sollicité un panel d’observateurs neutres (donc vous les connaissez tous) à qui vous souhaitez soumettre l’image ci-dessus pour challenger les hypothèses des chercheurs pour (ou avec, c’est selon) lesquels vous travaillez. En l’occurrence, que les optimistes liront l’image du coin bas gauche au coin haut droite, en suivant globalement la pente la plus forte car ils n’ont peur de rien et qu’ils se projettent déjà sur le spectacle magnifique qui les attend en arrivant au sommet de cette incroyable dune se jetant dans l’océan Atlantique plus vite qu’il y a 50 ans. Pour les pessimistes, il y a une double hypothèse – l’expérience permettra justement de les départager plus finement : d’une part, leur regard pourrait partir d’en haut pour être inéluctablement attiré vers les ténèbres en bas à gauche car ainsi va la vie dans l’esprit du pessimiste ; d’autre part, leur regard pourrait aussi partir du coin bas gauche, mais, contrairement aux optimistes, ils pourraient vouloir suivre une pente plus douce pour ménager leurs efforts et ainsi suivre la trace la plus basse. Malheureusement, ils s’épuiseraient en route – se ménager prend toujours plus de temps que se donner un coup de fouet -, jusqu’à se perdre en forêt. Ce qui ne ferait d’ailleurs qu’alimenter leur pessimisme… Quant aux fatalistes, ils feraient des allers retours visuels entre le bas et le haut, estimant que, dans tous les cas, s’il faut monter, c’est qu’il faut descendre ! Et inversement. Car c’est écrit, c’est le destin – ou une règle élémentaire de géométrie… mais tout est une question de point de vue finalement !

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D'amour et d'eau fraîche

L’un d’entre vous aurait-il l’adresse postale du BED ? Pardon, le Bureau des Expressions Dépassées. Parce que je voudrais en soumettre une : Vivre d’amour et d’eau fraîche. On l’emploie habituellement – et parfois ironiquement – pour dire qu’il suffit de peu – d’amour et d’eau fraîche en l’occurrence – pour vivre, sans se rendre vraiment compte que l’un comme l’autre sont, de nos jours, des denrées potentiellement rares, donc convoitées, jalousées et que certains se font même la guerre pour avoir l’un et/ou l’autre.

L’amour d’abord. Croyez-vous vraiment que l’amour soit si facile à trouver ? Pourquoi, dans ce cas, le célibat augmente-t-il partout dans le monde ? Certains passent ainsi leur vie à le chercher, en vain ; d’autres, sans spécialement faire d’effort, le rencontrent toujours. Entre ces deux extrêmes, ça va, ça vient, à un rythme plus ou moins régulier. Quant à l’eau fraîche ! Là aussi, vraiment ? Alors que l’on parle désormais de l’eau douce comme de l’or bleu, que l’accès à l’eau est un enjeu majeur de notre siècle, et que près d’un tiers de la population mondiale n’a pas cette chance inouïe de pouvoir faire ce geste totalement anodin pour nous, tourner un robinet, pour voir s’en écouler de l’eau potable ? Bref, vivre d’amour et d’eau fraîche, c’est bien poétique, mais, même cela, en pratique, ça n’est déjà plus une évidence…

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Un peu plus de trois ans après l’avoir acquise, Benoît avait remarqué que les bords de sa photo s’étaient un peu éclaircis. Cette photographie, c’était un vestige d’une époque révolue, la pêche à la baleine dans les eaux froides de l’océan indien au début du siècle dernier destinée à produire l’huile qui allait servir à éclairer les intérieurs de lointaines maisons, une chaussure restée là, à l’autre bout du monde, pendant des décennies, qui avait vieilli avec le temps, dans cette base de Port-Jeanne-d’Arc, au creux de la passe de Buenos Aires sur l’île de Kerguelen. Cette photographie, il avait fallu aller la chercher. Benoît ne se lassait jamais de la regarder. Lui qui avait grandi dans les livres, elle lui parlait d’aventures…

Dès lors, chaque jour passant, une quantité infinitésimale de l’image disparaissait. C’était si discret et subtil que Benoît avait mis plusieurs mois encore à s’en persuader. Car il l’aimait, aussi, cette image dans laquelle il plongeait son regard plusieurs fois par jour. Mais indubitablement, elle avait changé. En retrouvant une photo d’une fête qu’il avait organisée chez lui il y a quelques années, il avait littéralement redécouvert son oeuvre : bien plus contrastée, et surtout, entière, « complète », sans toutes ces zones blanches qui la rendaient fantomatique aujourd’hui et incroyablement mystérieuse… Benoît avait fini par contacter l’auteur, s’étonnant d’abord calmement de la disparition progressive de son oeuvre. L’obsolescence programmée, il connaissait, mais pas pour les oeuvres d’art… Il avait commencé à hausser le ton quand l’artiste lui avait dit que le seul moyen de préserver sa photographie était d’arrêter de la regarder. « C’est ridicule, pourquoi devrais-je faire cela ? Je ne l’ai pas achetée pour l’oublier ! » lui avait-il lancé. « Achetez-en une autre alors ! » lui avait répondu le photographe amusé. « Il en est hors de question ! Je garde ma photo ! » « Alors, mettez un voile noir devant et ne la regardez plus. Vous verrez. » Benoît ne savait plus s’il était triste ou en colère….

En rentrant chez lui, il avait continué à regarder sa photo, ne pouvant se faire à l’idée qu’elle allait continuer à s’effacer. Mais il avait dû se rendre à l’évidence : elle disparaissait. Et bientôt, il n’en resterait plus rien. La mort dans l’âme, il avait fait comme le photographe lui avait dit, il avait mis un voile devant et ne la regardait plus. Fort heureusement, il l’avait tellement observée qu’il en connaissait les moindres détails, jusqu’au nombre de clous sur les semelles. Il lui suffisait de fermer les yeux pour la revoir, comme au premier jour. Des années après, sentant son heure venir, Benoît s’était installé dans le fauteuil qu’il avait laissé devant la photo quand bien même il ne pouvait plus l’admirer. Il n’avait plus rien à perdre… Il avait alors demandé à ses proches d’aller vers le tableau et, à son signal, de soulever le voile – bien entendu, ils connaissaient l’histoire mais ils n’avaient jamais eu le droit d’aller plus loin, choix qu’ils avaient toujours respecté ; c’était donc un moment extraordinaire pour eux même s’ils savaient aussi qu’il allait bientôt être assombri par le départ de Benoît. Le voile était maintenant levé. Tout le monde s’était alors retourné vers Benoît. Lové dans son fauteuil, il arborait un sourire béat mais avait aussi les yeux fermés… Elle était revenue lui dire au-revoir.

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Assister à des conférences est un moyen parmi d’autres d’approfondir des sujets qui nous intéressent, d’en découvrir de nouveaux, de stimuler notre cerveau, d’occuper notre temps… Il arrive parfois que nous n’en retenions rien (phrase assez difficile à dire sans accroc à voix haute : cela fait 6 fois que j’essaye, en vain… mais je la conserve pour l’exercice de diction). Cela peut venir des orateurs pas vraiment passionnants ; du sujet un peu trop abscons ou au contraire, bien plus maîtrisé qu’on ne le croyait ; et bien évidemment de soi aussi : pas concentré, fatigué, absent. Il arrive aussi parfois que nous ne retenions qu’une unique information, une sorte de pépite qui efface instantanément toutes celles que nous avions précédemment mises de côté dans un coin de notre tête avant que celle-ci ne s’extrait de la bouche d’un des invités. Exemple ! Il y a une poignée de jours, je me suis installée au dernier rang de la salle pour entendre parler de l’art comme moyen d’aborder et de présenter différemment des défis sociaux, économiques, environnementaux… auxquels notre monde est confronté. Histoire de les rendre plus abordables et appréhendables – en com’, on dirait « plus sexy » -, de sensibiliser un public plus large dans l’espoir d’amorcer un changement de société. Vaste programme, vous dites-vous. Et vous avez bien raison. Mais il faut bien espérer, sinon, à quoi bon ?

Quoi qu’il en soit, à un moment, proche de la fin, j’en entends un dire : « nous avons 70 000 pensées par jour dont 65 000 sont les mêmes que la veille ». Bingo ! Bic armé, je note sur mon carnet, j’oublie tout le reste, je reste focalisée sur cette nouvelle donnée. Sur CES nouvelles données. « 70 000 ! », je répète, en mimant inconsciemment Doc lorsqu’il apprend que la Dolorean de Marty devra être propulsée à 88 miles à l’heure pour retourner dans le futur ! Les questions se bousculent déjà à l’entrée, brandissant chacune leur petit ticket numéroté pour ne pas se faire doubler par les voisines. Comment a-t-on réussi à compter les pensées ? Mais avant tout, qu’est-ce qu’une pensée ? Et le fait de se demander ce qu’est une pensée, est-ce une pensée par exemple ? Tout le monde est-il traversé par un nombre de pensées identique ? Ou plutôt un nombre identique de pensées ? Ce qui n’empêche pas de partager certaines pensées par ailleurs. Et comment sait-on que 93% des pensées d’un jour lambda sont les mêmes que celles que nous avons eues la veille ? Cela signifie-t-il que ceux qui les ont comptées connaissent également leur contenu ? Et que penser de ces 5 000 nouvelles pensées quotidiennes ? Qui sont-elles ? D’où viennent-elles ? Pourquoi n’y en a-t-il pas plus ? Est-il possible, non pas d’inverser la balance, mais d’équilibrer un peu tout cela ? Ou, sommes-nous à ce point condamnés à ressasser notre passé jour après jour ? D’autant plus que 70 à 80% de ces 70 000 pensées seraient négatives, résidu très encombrant de notre état d’homme primitif menacé par une foule de dangers qu’il a pourtant appris à maîtriser en évoluant. Revivre hier, s’inquiéter de demain chaque jour alors qu’a priori, la probabilité de tomber sur une baie mortelle est infinitésimale, sauf si vous êtes le personnage principal d’Into the wild, quel gâchis ! Dès lors, peut-on se forcer à avoir des pensées positives (si oui, comment ?), pour que, jour après jour, leur nombre croisse et celui des pensées négatives se réduise comme peau de chagrin ? Le positif alimente alors le positif, la donne change, nous allons de l’avant : le « bonheur » serait-il une simple question de perspective ? Le bonheur, serait-ce vivre au présent ? Inspiration, expiration, inspiration, expiration, inspi…

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Un jour, il y a quelques années, j’ai croisé un de mes amis Facebook dans un lieu public. Enfin, croisé… Je l’ai reconnu surtout, au loin. Enfin, il était juste devant moi. Dans une file à attendre son tour. Un photographe dont j’aimais assez la poésie et la démarche. Il sautait plutôt, ou s’élevait, c’est plus juste. Un pas de danse suspendu dans des endroits parfois incongrus. On ne s’était jamais vus. Cela arrive tout le temps de nos jours. On communiquait exclusivement par pouces levés, dans un sens plutôt que dans l’autre d’ailleurs (c’était avant les j’adore, je suis triste, je suis en colère, je suis waouh,  je me marre…). Et puis, il ne savait pas à quoi je ressemblais. De fait, la reconnaissance était-elle à sens unique. C’est bête, mais, sur le moment, je n’ai absolument pas eu envie d’émettre cette phrase ridicule : « Bonjour ! Nous sommes amis sur FB ! ». Ne trouvez-vous pas que cela n’a absolument aucun sens ? D’associer ainsi une notion qui sous-entend une grande proximité et même une certaine intimité entre deux personnes, a fortiori, une relation physique IRL – in real life comme on a fini par qualifier cet espace-temps solide dans lequel nous dormons, mangeons, déféquons, agissons, aimons, pensons, mourons – au plus virtuel des réseaux dont on dit – et expérimente chaque jour chacun à sa manière – qu’il a ruiné les relations humaines, les vraies.

« Ami Facebook », c’est un oxymore, éminemment stratégique, qui alimente cette douce illusion que nous ne sommes pas seuls, que des personnes ne nous connaissant pas réellement, et vivant parfois à des endroits que nous ne pourrions même pas pointer sur une carte, peuvent quand même s’intéresser à nous ou à ce que nous faisons, que les amis de nos amis sont nos amis et même que les amis des amis de nos amis sont aussi nos amis. Cette forme avancée de consanguinité numérique a secoué la théorie des 6 degrés de séparation émise pour la première fois en 1929 par Frigyes Karinthy, stipulant que « toute personne sur le globe [peut] être reliée à n’importe quelle autre, au travers d’une chaîne de relations individuelles comprenant au plus cinq autres maillons » alors que 2,07 milliards de personnes vivaient sur Terre à cette époque. Grâce au réseau bleu et avec une population mondiale 3,5 fois supérieure, le 6 est tombé à 3,5 (chiffres 2016). Le monde rétrécit à vue d’œil mais là aussi, c’est une illusion : celle que nous connaissons les personnes qui évoluent dans nos univers virtuels car nous échangeons des informations, des commentaires, nous réagissons à ce qu’elles écrivent et réciproquement, nous « rions » ensemble, nous savons ce qu’elles font, ce qu’elles écoutent, ce qui les énervent, les rend heureuses, parfois même ce qu’elles mangent, si elles sont insomniaques, si elles ont des voisins bruyants… Tout un faisceau de données qui font que lorsque nous nous présentons devant une telle personne pour la première fois, nous savons une myriade de choses sur elle sans qu’elle nous les ai apprises personnellement. Rien de nouveau sous la neige, mais cette temporalité inversée – je sais avant que tu ne me dises – est à la fois stupéfiante et déstabilisante. Et incite encore plus à passer de l’autre côté du miroir pour en avoir le cœur net et remettre les choses dans l’ordre ! Je dois d’ailleurs concéder que de belles et réelles amitiés sont nées de relations initiées dans le monde virtuel… Reste à trouver la formule de présentation adéquate… « Bonjour ! Je vous suis sur FB ! » Non, non, pas vraiment mieux sauf si vous voulez passer pour un psychopathe…

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