Lorsque nous faisons des milliers de kilomètres pour nous rendre dans des lieux prétendument remarquables (et nous savons bien qu’ils le sont puisque, au préalable, nous en avons cherché des images dans des livres, des guides, sur Internet, une curiosité maladive nous gâchant partiellement la surprise…), et par ailleurs situés en plein désert (ce qui nécessite un certain effort de la part des visiteurs), nous espérons secrètement, autant que naïvement, non pas les découvrir seul(s) – pure illusion -, mais au moins en petit comité.
Pouvoir entrer dans ce canyon aux couleurs ocres à l’heure où le soleil est au zénith sans faire la queue ; y errer librement sans que le regard ne se heurte à un autre corps découvreur ; apprécier la chute de température sur nos bras découverts, la chair de poule naissante, en passant de la lumière à l’ombre sans entendre qui que ce soit se fendre d’un « il fait froid tout d’un coup » ; suivre les particules de poussière jouant avec la gravitation révélées par les rais du soleil ayant réussi à se faufiler entre les parois rocheuses rapprochées et lissées par les flots sans sentir la pression montante d’un autre groupe en approche… En somme, inspirer et expirer avec l’espace. Dans la pratique, milliers de kilomètres et désert n’y font rien, et il faut souvent réussir à composer avec les autres. Donc, ralentir le pas, se mettre à l’écart, les laisser avancer jusqu’à ce qu’ils disparaissent définitivement et ainsi, être en mesure de capter cette fenêtre où nous serons enfin seul au cœur de la place. Le répit est de courte durée, mais, heureusement, il existe…
A priori, l’œil extérieur est d’abord attiré par les deux silhouettes fantomatiques errant sur le quai du métro, à la fois présentes et déjà dans un après lui-même enregistré. C’est un leurre. L’objet même de cette photographie se trouve ailleurs. Au niveau de ces simples sièges piqués dans le marbre. Juste au-dessus. D’autres formes apparaissent. Elles-mêmes vaguement humaines. Un tronc, une tête. A peu près. La somme de toutes les personnes qui se sont posées là, 30 secondes, 1 minute ou 5 minutes, qui se sont adossées au mur, et, peut-être, ont légèrement bougé. En tout cas, suffisamment pour que les mouvements répétés de ces masses plus ou moins identiques laissent une trace obscure sur cette paroi programmée pour être résistante et imperméable au changement. Un peu comme ces marches d’escaliers en granite qui finissent pas s’affaisser, s’éroder, ou fondre sur les bords, d’avoir trop été foulées. Telle une victoire collective des hommes patiemment remportée sur la dureté de la matière.
Et bien oui, la trêve n’aura pas été bien longue… Mais ne nous méprenons pas sur ce qui suit pour autant…
Imaginez un peu la patience qu’il a fallu à ces gouttes d’eau pour réussir à squatter durablement ces rochers et poteaux posés là comme une digue embryonnaire, et bâtir cette épaisse couche de glace boursouflée de partout, à la fois totalement inhospitalière et véritablement subjuguante. Il a d’abord fallu que la température extérieure baisse sensiblement, non pas pendant un jour comme ça au hasard, mais durant plusieurs jours, collés les uns aux autres. Puis que celle du lac suive la même tendance descendante. En parallèle, il a fallu que ce dernier continue à danser et à donner de petites impulsions propres à créer quelques vagues, au moins, vaguelettes, et que celles-ci soient suffisamment motivées pour passer par dessus les dits rochers et poteaux, ou au moins, les éclabousser.
Cette submersion peut être très rapide. Aussi a-t-il fallu, pour arriver à ce résultat saisissant, qu’à chaque allée et venue, des gouttes résistent à l’appel du fond et du large, et réussissent à s’accrocher de toutes leurs forces aux aspérités de la roche. Et que, de son côté, complice, l’air fonde aussi vite sur elles pour les figer sur place. Et ainsi, de vaguelette en vaguelette, de dixième de millimètres en dixième de millimètres, les rochers ont finalement disparu sous un manteau glacé qui leur a apporté tout sauf de la chaleur. Un acharnement quasi pathologique, quand on y pense. Mais qui peut bien avoir eu la patience d’achever une telle œuvre ? Le temps, comme d’habitude…
Et voilà, avec La lectrice, cela fait un an jour pour jour que j’ai initié ces petites rencontres quotidiennes entre une photographie et des mots, et vice versa. L’ordre dépendant des jours, de l’humeur, du temps… Au départ, il y avait donc une envie : celle d’exhumer des photos bien rangées dans des dossiers et de leur inventer une vie, courte ou longue. Puis un défi, ou une contrainte : le faire chaque jour, sans exception, pendant 365 jours. Le plus difficile, avec un site, n’est-il pas de l’alimenter régulièrement ? Alors, voilà, je lui ai donné à manger. Tous les jours. Même en vacances, en voyage, où dans des coins reculés où il fallait faire comprendre que poster ce duo était vraiment important, et de fait, réussir à trouver une connexion… qui marche…, même pendant Objectif_3280… J’ai essayé de le faire avec sérieux, toujours beaucoup de plaisir. Allez, avouons-le, il est certains jours, où à 23h32, j’aurais bien voulu dormir au lieu de commencer le duo du jour qui allait m’emmener à 1h du matin…
Mais une contrainte est une contrainte ! Et il est important de respecter ses engagements. Engagement auprès de qui ? C’est une bonne question, ce qui se passe derrière chaque écran m’étant totalement inconnu. Toc, toc, toc, y a quelqu’un ? Donc, engagement auprès de moi d’abord. Et, je me dis que c’est déjà pas mal. Et si certains ont fait de la lecture de ces duos un petit rendez-vous, qu’il soit quotidien, hebdomadaire ou épisodique, j’en suis sincèrement touchée. Merci à vous, ainsi qu’à ceux qui m’ont donné l’impression d’attendre le jour d’après pour savoir où il allait nous emmener. C’était extrêmement agréable ! Le ton que j’emploie ici pourrait faire croire que je vais m’arrêter là. A vrai dire, je ne sais pas. Une partie de moi se dit qu’il serait stupide d’arrêter en si bon chemin – ni les photos ni les histoires ne manquent et 365 duos, c’est un symbole, rien de plus -, une autre que ce serait l’occasion de passer à autre chose ou, du moins, de se donner plus de liberté… La réponse devrait arriver assez vite !
En attendant, depuis quelques jours, j’essaye de connecter tous les articles les uns aux autres, par le biais d’un mot. Un mot rouge. Ainsi sera-t-il possible, d’ici quelques jours – la tâche n’est pas aisée -, de passer les 365 duos en revue en partant de n’importe lequel d’entre eux. Si l’objectif n’a jamais été, au cours de cette année, de créer quelque chose de construit, de logique ou de suivi (dans le propos), mais de répondre à l’envie du moment, il en est de même pour ces filiations artificiellement créées quand bien même des associations d’idées – décidément très chères à mon esprit – les lient… Ce n’est, ni plus ni moins, qu’une invitation à (re)parcourir, d’une autre façon, un chemin qui a déjà été tracé…
L’autre jour, dans le métro, j’ai eu l’impression de reconnaître quelqu’un. Quand on prend tous les jours la même ligne, à peu près aux mêmes heures, il n’y a rien d’étonnant à cela. C’est même logique. Sauf que je ne prends pas le métro tous les jours et que j’ai croisé cette personne, j’en suis sûre maintenant, à des heures et sur des lignes différentes. Elle aurait donc pu passer totalement inaperçue, ce qui est le cas de la grande majorité des personnes à côté desquelles nous marchons dans notre vie. Mais, elle, on ne pouvait que la remarquer. A chaque fois, ce petit bout de femme d’une quarantaine d’années était assise dans un sas à 4 places et en occupait deux. Non qu’elle en imposait, mais parce qu’elle transportait toujours avec elle une pile de livres, une boîte de biscuits ou gâteaux et un thermos avec du thé. Je n’ai d’ailleurs jamais vu ses yeux, toujours rivés sur les lignes d’un livre. On l’entendait simplement rire parfois, on la voyait aussi se tamponner les yeux avec son mouchoir en tissu… Tout le monde respectait cela et personne ne lui a jamais demandé de débarrasser ses affaires. Bien évidemment, elle avait la présence d’esprit – même si cette attitude la faisait souvent passer pour une douce illuminée (il m’était déjà arrivé plusieurs fois d’en parler avec d’autres voyageurs et chacun y allait de son hypothèse) – de ne pas prendre le métro aux heures de pointe. Mais la raison du rituel continuait à m’échapper.
Aussi, après une bonne vingtaine de rencontres fortuites, je me suis décidée à lui poser la question. Pour comprendre. Je fais partie de ces personnes qui croient qu’il y a toujours des raisons aux choses, et qu’il existe peut-être même des raisons aux raisons…
– Excusez-moi ? (quelle étrange habitude que de s’excuser avant d’engager toute conversation avec un inconnu !)
Je suis obligée de répéter ma question deux fois en m’approchant à chaque fois un peu plus d’elle car elle est totalement absorbée par sa lecture et n’est sûrement que très rarement, si ce n’est jamais, importunée lors de ses voyages. Elle lève enfin les yeux, mais pas la tête, déjà prête à retourner dans son livre… Hum… « A la recherche du temps perdu » aujourd’hui. Rien que cela.
– Puis-je vous poser une question? je tente.
Sitôt, un léger sourire apparaît sur son visage. Elle prend machinalement un marque-page attendant son heure sur le siège à côté, le place à la page 232 du tome 2 en prenant soin de le faire légèrement dépasser pour retrouver rapidement sa page une fois l’intermède fini.
– Oui ! lâche-t-elle comme si elle s’apprêtait à faire un 100 mètres.
– Que faites-vous ? Je veux dire… Je bafouille. Tout d’un coup, le ridicule de la situation me saute aux yeux, mais il est déjà trop tard… Je reprends. Cela fait plusieurs fois que je vous vois dans le métro, à lire…
– Tout le monde lit dans le métro, m’interrompt-elle, sachant bien que cette réponse ne me satisferait pas.
– Certes. Mais, il y a lire et lire, lui dis-je en montrant son thermos, ses livres et ses gâteaux du regard.
– Il y a quelques années, j’ai choisi de travailler chez moi. Du jour au lendemain, je n’avais plus à prendre les transports ! Un vrai bonheur ! Sauf qu’au bout de quelques mois, j’ai réalisé que je n’avais pas ouvert un seul livre depuis ce changement et que ça me manquait… Parce que, comme beaucoup justement, je lisais essentiellement dans les transports ! Et j’adorais lire dans le métro. J’ai retourné le problème dans tous les sens et ai fini par me dire que la seule façon de reprendre la lecture était de prendre à nouveau les transports. Pas avec le but d’aller quelque part cette fois-ci, mais d’y faire quelque chose : lire. Je conçois que cela soit étrange, mais j’y ai trouvé mon équilibre. Je continue à travailler de chez moi, donc suis libre d’organiser mes journées comme je le souhaite. Alors, voilà, chaque jour, je me pose dans un wagon pour lire…
Je ne m’attendais pas à ce que l’explication, quelle qu’elle soit, sorte aussi facilement et aimablement. Je suis presque déçue.
– Et vous restez dans la même rame ?
– Oui, oui ! Les chauffeurs ont l’habitude de me voir maintenant et ils ne m’obligent plus à sortir au terminus. Les pauses sont parfois longues au garage d’ailleurs avant que le métro ne reparte dans l’autre direction… C’est assez étrange. Au bout de deux, trois allers-retours, je range mes affaires et je sors, rassasiée !
– Mais, pourquoi ne pas vous installer dans votre canapé, chez vous, ou dans un café ? C’est plus confortable que le métro !
– J’ai essayé. Il n’y a pas assez de bruit, ou alors, pas les bons, pas assez de mouvement. J’aime bien être ballotée. Cela rythme la lecture… Vous savez, quand on prend l’habitude de faire quelque chose dans un certain environnement, il devient très difficile de le faire ailleurs. Cela fait 4 ans que je fais cela et je n’ai jamais aussi bien et autant lu…
Sur ces derniers mots, elle m’a regardée avec le même sourire qu’au début de notre échange, clignant rapidement des yeux, puis a plongé sa main gauche dans un sachet marron opaque et en a sorti deux petites madeleines maison desquelles s’échappait une douce odeur de vanille.
– Vous en voulez une ?
De quoi a-t-on réellement besoin pour vivre ? D’un toit au-dessus de la tête qui saura nous rassurer dans les moments de doute, d’une fenêtre sur l’océan qui ouvrira à l’infini le champ des possibles ? Faut-il vraiment choisir entre l’un ou l’autre ?
Réminiscence. Un amphi. Il y a quelques années. Cours sur la théorie Gestalt. Le professeur projette une image sur le tableau. Pas une image d’emblée clairement définie et identifiable, mais un ensemble de zones noires et blanches.
– Que voyez-vous ? lance-t-il à son assemblée, avec un petit sourire car il sait le trouble qui va bientôt animer les esprits qui lui font face.
Et moi de lever le doigt, au bout de quelques secondes, légèrement dubitative quant à la réponse que je m’apprête à proposer, même si je n’ai aucun doute sur ce que je vois…
– Oui ?
– Je vois Jésus…
La représentation de Jésus, évidemment, mais ne jouons pas sur les mots. Jésus donc.
Et lui, tout content :
– Qui d’autre voit Jésus sur cette image ?
Personne. Pire, ma réponse en perturbe plus d’un. Me voilà donc à expliquer où se trouve Jésus à mes camarades. Il faut alors plusieurs minutes avant que l’un n’ait la révélation et se joigne à moi pour éclairer les autres, un tantinet résistants. Petit à petit, notre groupe d’illuminés gonfle et des « ça y est, je le vois ! » enthousiastes et soulagés retentissent dans la salle. Il n’y a rien de pire que de se sentir exclu d’un groupe. Mais, alors, Jésus ou pas ? Est-ce la bonne réponse ? Il n’y a pas de bonne réponse, dit le Sage. Chacun y voit ce qu’il veut. J’en déduis que tout ce qui suit est donc une question de persuasion, de suggestion, voire de manipulation.
Ce qui nous conduit à Heidelberg. Sur cette place ombragée où siège la Heiliggeistkirche, ou, plus facilement, l’Eglise du Saint Esprit. C’est totalement fortuit bien sûr. Une place pavée sur laquelle domine un génie imposant et presque intimidant. La grappe de touristes matant une façade remarquable est posée juste sur sa tête. Le voilà qui fait la moue avec sa bouche, agitant l’index et relevant ses longues babouches comme pour mieux signifier son mécontentement. A moins qu’il ne s’agisse d’une mise en garde contre ceux qui cherchent des signes là où il n’y a que des formes. Dans le fond, je préfère l’illusion !
Quand deux photographes se croisent, c’est un peu comme deux motards qui se retrouvent au feu. Ils jaugent la bécane de l’autre, entament, souvent, une conversation, et lorsque le feu passe au vert, celui qui possède la moto à la cylindrée la plus élevée donne, en général, un bon coup d’accélérateur pour montrer que c’est bien lui qui a la plus grosse. C’est vrai, cette sympathie spontanée entre motards, cet échange verbal anodin m’ont toujours fascinée. Imaginez si les automobilistes commençaient à s’apostropher – aimablement, j’entends – à l’arrêt, ou si ceux marchant en Nike tapaient la causette sur le trottoir, cela n’en finirait pas !
Mais, c’est faux. Deux photographes qui se croisent ne se parlent pas forcément. En revanche, le regard vers l’appareil est un vrai constat. Parfois du coin de l’œil seulement. Le plus amusant est, bien sûr, de se prendre en flagrant-délit de coup d’œil indiscret sur la marque, le modèle, le type et son porteur… Ceci dit, un autre télescopage l’est peut-être encore plus. Amusant. Et se produit lorsque deux photographes se retrouvent au même endroit avec cette sensation délicieuse d’avoir trouvé un paysage, une perspective, une scène correspondant à leur quête, leur thème, leur goût, et avec lequel ils savent qu’ils pourraient passer des heures sans se lasser. Sauf que deux photographes ne peuvent décemment pas avoir les mêmes envies au même moment. Donc, la première conséquence de cette simultanéité inopportune est qu’ils évitent très soigneusement de se regarder. Cela briserait le moment de communion qu’ils croient ou essaient d’avoir avec l’espace. Par chance, quand deux photographes se retrouvent au même endroit, leurs différences intrinsèques sont suffisantes pour qu’ils soient, en fait, attirés par des éléments distincts.
C’est exactement ce qui s’est produit dans ce sombre couloir… Si mon camarade d’appareil s’est révélé totalement subjugué par un puits de lumière aux formes très géométriques, tournant autour comme un lion avec sa proie, j’ai instantanément préféré ce qui se passait de l’autre côté, sur ce plafond de lattes couleur ivoire, plastifiées et, de fait, réfléchissantes. Des silhouettes de marcheurs disciplinés valsant, aux mouvements saccadés, découpés, décomposés. Du Muybridge tronqué ! Rien ne dit, toutefois, que je ne me serais pas attardée sous la lumière aussi s’il n’avait été là…
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Share on FacebookVancouver me fait parfois penser à un enfant ou un animal (de compagnie) – non, je ne mets pas les deux au même niveau – qui ferait une bêtise digne de mériter une sévère punition, qui en serait conscient et qui, suffisamment intelligent, saurait aussi, d’une élégante pirouette – une moue adorable, une parole incongrue, […]
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