Photo-graphies et un peu plus…

Je n'aurais jamais dû commencer...

… à utiliser le numérique ! Cela s’est passé à Malte, à La Valette plus précisément, il y a 8 ans exactement, modulo quelques jours, je m’en souviens comme de la première cigarette que je n’ai jamais fumée… Je baptisais mon reflex numérique de seconde main amicale fraîchement acquis, j’errais dans les rues blondes de la cité et déclenchais fièrement. Je regardais mon écran, je les trouvais plus belles, mes photos. L’illusion, voire le miroir aux alouettes, de l’immédiateté peut-être ?

A cette époque, je ne pouvais imaginer à quel point ce glissement matériel allait complètement révolutionner ma pratique photographique jusqu’à lors majoritairement argentique. D’abord quantitativement puisque j’ai réalisé plus de 100 000 clichés digitaux depuis – enfin, bien plus puisque ceux que j’ai effacés ne sont pas comptabilisés -. Une quantité indécente qui, aujourd’hui, pose d’ailleurs de sérieuses questions d’organisation, de classement et de mémoration. Fort heureusement, la révolution a aussi été qualitative, ce que je perçois comme une conséquence directe de la possibilité de multiplier les prises sans que les coûts suivent la même courbe ascendante. Cette facilité déconcertante à faire et à refaire à l’infini – et donc à s’approcher par dichotomie du but à atteindre – est totalement désinhibante donc salutaire, même si elle ne suffit évidemment pas. Ce seront en effet toujours les yeux – en connexion directe avec le coeur et le corps – qui prendront une photo et non l’appareil vissé devant. Et ceux-là doivent continuellement apprendre à voir et à voir autrement… Finalement, je reviens sur mon titre tapageur et provocateur, car non, rien de rien, non, je ne regrette rien ! Ni le numérique ni cette clope que je n’ai jamais grillée !

 

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Un jour, il y a quelques années, j’ai croisé un de mes amis Facebook dans un lieu public. Enfin, croisé… Je l’ai reconnu surtout, au loin. Enfin, il était juste devant moi. Dans une file à attendre son tour. Un photographe dont j’aimais assez la poésie et la démarche. Il sautait plutôt, ou s’élevait, c’est plus juste. Un pas de danse suspendu dans des endroits parfois incongrus. On ne s’était jamais vus. Cela arrive tout le temps de nos jours. On communiquait exclusivement par pouces levés, dans un sens plutôt que dans l’autre d’ailleurs (c’était avant les j’adore, je suis triste, je suis en colère, je suis waouh,  je me marre…). Et puis, il ne savait pas à quoi je ressemblais. De fait, la reconnaissance était-elle à sens unique. C’est bête, mais, sur le moment, je n’ai absolument pas eu envie d’émettre cette phrase ridicule : « Bonjour ! Nous sommes amis sur FB ! ». Ne trouvez-vous pas que cela n’a absolument aucun sens ? D’associer ainsi une notion qui sous-entend une grande proximité et même une certaine intimité entre deux personnes, a fortiori, une relation physique IRL – in real life comme on a fini par qualifier cet espace-temps solide dans lequel nous dormons, mangeons, déféquons, agissons, aimons, pensons, mourons – au plus virtuel des réseaux dont on dit – et expérimente chaque jour chacun à sa manière – qu’il a ruiné les relations humaines, les vraies.

« Ami Facebook », c’est un oxymore, éminemment stratégique, qui alimente cette douce illusion que nous ne sommes pas seuls, que des personnes ne nous connaissant pas réellement, et vivant parfois à des endroits que nous ne pourrions même pas pointer sur une carte, peuvent quand même s’intéresser à nous ou à ce que nous faisons, que les amis de nos amis sont nos amis et même que les amis des amis de nos amis sont aussi nos amis. Cette forme avancée de consanguinité numérique a secoué la théorie des 6 degrés de séparation émise pour la première fois en 1929 par Frigyes Karinthy, stipulant que « toute personne sur le globe [peut] être reliée à n’importe quelle autre, au travers d’une chaîne de relations individuelles comprenant au plus cinq autres maillons » alors que 2,07 milliards de personnes vivaient sur Terre à cette époque. Grâce au réseau bleu et avec une population mondiale 3,5 fois supérieure, le 6 est tombé à 3,5 (chiffres 2016). Le monde rétrécit à vue d’œil mais là aussi, c’est une illusion : celle que nous connaissons les personnes qui évoluent dans nos univers virtuels car nous échangeons des informations, des commentaires, nous réagissons à ce qu’elles écrivent et réciproquement, nous « rions » ensemble, nous savons ce qu’elles font, ce qu’elles écoutent, ce qui les énervent, les rend heureuses, parfois même ce qu’elles mangent, si elles sont insomniaques, si elles ont des voisins bruyants… Tout un faisceau de données qui font que lorsque nous nous présentons devant une telle personne pour la première fois, nous savons une myriade de choses sur elle sans qu’elle nous les ai apprises personnellement. Rien de nouveau sous la neige, mais cette temporalité inversée – je sais avant que tu ne me dises – est à la fois stupéfiante et déstabilisante. Et incite encore plus à passer de l’autre côté du miroir pour en avoir le cœur net et remettre les choses dans l’ordre ! Je dois d’ailleurs concéder que de belles et réelles amitiés sont nées de relations initiées dans le monde virtuel… Reste à trouver la formule de présentation adéquate… « Bonjour ! Je vous suis sur FB ! » Non, non, pas vraiment mieux sauf si vous voulez passer pour un psychopathe…

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Du grain à moudre

Les voyez-vous, vous aussi ? Non ? Si, si, rapprochez-vous. En se concentrant un peu, en allant au-delà de l’évidence, on ne voit que ça. Des petits points. Plus ou moins foncés. Partout dans l’image, sur l’image. En fait, ils font l’image. Ils sont l’image. Ces petits grains. Par millions. En réalité, des amas de grains car les grains d’argent eux-mêmes sont bien trop petits – quelques micromètres – pour être discriminés à l’œil nu. Les voir se révéler ainsi, au détour d’un énième voyage dans le temps, donne une étrange impression. Celle de faire face à quelque chose d’un peu vaporeux, de non délimité franchement. Disons-le carrément, de flou. Et zoomer dans l’image ne fait qu’alimenter le doute. La machine, en l’occurrence un scanner, connaîtrait-elle un dysfonctionnement ? Les réglages seraient-ils mauvais ? Le négatif, altéré ? Rien de tout cela évidemment ! D’ailleurs, il y a 20 ans, cette interrogation n’aurait même pas existé, et ces grains seraient passés totalement inaperçus, tout en étant visibles bien sûr.

Mais aujourd’hui, aujourd’hui, malgré le chaos qui le caractérise, le monde n’a jamais été aussi net. Enfin, le monde… Sa représentation plutôt. En numérique, faut-il le préciser. Archi net, ou plutôt « accentué » comme on le dit dans le jargon, mot que le propos du jour m’invite presque à décomposer en « accent tué », l’accent, incarnant ici cette charmante singularité conférée par le « grain », cette imperfection de la forme et du fond. En quelques années, notre œil s’est ainsi habitué à voir des images à la netteté exacerbée, qui donne la sensation d’avoir 14/10 à chaque œil. Où tout semble découpé au couteau. D’où rien ne peut s’échapper car enfermé dans une forme aux contours hermétiques, là où avec les grains, on pouvait imaginer une certaine liberté, une certaine fluidité dans l’image. Comme si elle pouvait devenir autre chose à tout moment… L’ultra-netteté fige tout de façon artificielle. Ceci n’est pas de la nostalgie. Simplement un double constat : non seulement, cette définition n’est ni humaine ni naturelle, mais mécanique et le fruit de savants calculs mathématiques ne laissant rien au hasard, mais surtout, nous l’avons adoptée au point de l’ériger en norme et, par conséquent, de nous interroger sur la qualité – et donc la valeur – d’une image argentique pourtant plus proche de la réalité. Ce glissement d’appréciation, symptomatique d’un autre rapport au monde, distancié et en partie bercé d’illusion, me chatouille l’esprit et me bouscule…

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Nébulaire du temps

Nombreux sont les sujets ici développés nés d’une conversation. C’était le cas de Les lambda là, le duo d’avant hier. C’est également le cas de celui-ci, encore embryonnaire, consacré au cloud evangelist. Je vois que vous faites la même tête que moi quand j’ai entendu l’expression pour la première fois. Pour tuer dans l’œuf toute interprétation poétique qui pourrait vous avoir traversé l’esprit – quelle étrange expression soit dit en passant -, non, le cloud evangelist n’est pas un devin des causes nuageuses qui clamerait dans sa tournée générale sur la croûte terrestre :

– Oyez, oyez, bonnes gens ! Altocumulus, nimbostratus et stratocumulus en approche ! N’ayez pas peur, accueillez-les généreusement, ils vous ouvriront des portes insoupçonnées !

Non, ici, en 2015, le cloud fait directement écho au cloud 3.0, c’est-à-dire à cet univers parallèle, informe voire nébuleux, et surtout totalement virtuel « dans » lequel vous êtes invité à stocker vos photos, vos vidéos, vos musiques, vos documents mais aussi vos plans de maison, vos équations mathématiques, vos recettes de cuisine, vos pensées secrètes, vos numéros de compte, vos mensurations, votre vie, le tout se retrouvant « en ligne » et accessible où que vous soyez sur la planète Terre (si tant est que vous soyez connecté) et depuis n’importe quel appareil. C’est le côté hautement « pratique » de cette forme éthérée – valeur actuelle dont j’ai déjà évoqué la face B en ces pages – auquel sont sensibles les nomades multi-connectés que nous sommes devenus sans réellement nous en rendre compte…

Mais revenons à nous moutons numériques… Si, historiquement, l’évangélisation a pour finalité de convertir au christianisme des populations qui ne le connaissent pas et de leur annoncer la « bonne nouvelle » (l’évangile donc) – aujourd’hui, un post sur Twitter ou Facebook règlerait l’affaire -, dans le même esprit, le cloud evangelist, un nouveau métier dans l’air du temps, prêche la bonne parole numérique en usant des mêmes méthodes que ses ancêtres pour convaincre ses auditeurs de migrer vers le cloud. Alleluia !

Le problème avec les nuages, aussi inoffensifs soient-ils, est que, parfois, ils laissent s’échapper quelques gouttes de pluie. Des fuites si vous préférez. De données personnelles bien sûr. La monnaie du moment. De fâcheux piratages qui font couler beaucoup d’encre numérique et illustrent parfaitement à quel point la vie privée, au même titre que les objets qui la contiennent, est elle-même touchée, non par la grâce, mais bien par l’obsolescence programmée… Et, pour s’en convaincre un peu plus, il suffit de filer dans l’une des salles de cinéma projetant encore le documentaire de Laura Poitras, Citizen Four, relatant avec brio et suspense – ce qui est un véritable tour de force puisque nous connaissons l’issue de l’affaire – la semaine précédant la divulgation par le lanceur d’alerte Edward Snowden (le 4e citoyen en question) de documents prouvant les méthodes orwelliennes de surveillance planétaire de chacun d’entre nous. 114 minutes déconcertantes qui aident à saisir que ce que le cloud evangelist risque de bientôt annoncer, c’est plutôt l’apocalypse ! Ce qui n’est pas, à proprement parler, une bonne nouvelle…

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Tsundoku numérique

Il s’agit là d’une déclinaison moderne du tsundoku classique, une sorte de mot valise japonais fusionnant les notions d’empilement vain et de lecture. En somme, c’est l’art de faire des piles avec des livres achetés (ou empruntés) que vous ne lirez (ou ne finirez) jamais. Vous croisez généralement ces édifices équilibristes sur votre table de nuit, au pied de votre bibliothèque, près de la fenêtre, juste à côté du fauteuil où vous seriez pourtant si bien installé pour lire quelques pages. Ces piles prennent la poussière (surtout le premier et les tranches qui dépassent), vous gênent pour passer l’aspirateur (vous essayez de tourner autour sans les faire tomber, ce qui arrive malgré tout une fois sur deux) et vous rappellent à chaque coup d’œil que les journées ne font que 24h et que cette ambition de lecture n’est absolument pas compatible avec les 3 minutes de temps libre dont vous disposez chaque tranche de 2h47 (même si vous pouvez les réunir pour les vivre en une fois).

Personnellement, je ne construis pas de tsundoku, ou si peu. Conclusion logique : soit je ne lis pas, soit je lis tous mes livres… Je vous laisse avec cette interrogation fondamentale. En revanche, je suis une pro de ce que j’ai donc appelé le « tsundoku numérique » et qui me semble beaucoup plus pervers que sa version ancestrale, car, et la photographie numérique l’a bien montré, il est invisible, il ne prend pas de « place » – physiquement, matériellement, concrètement j’entends – et se fait donc vite oublier. Ce tsundoku numérique consiste tout simplement à avoir des dizaines et des dizaines d’onglets ouverts dans plusieurs fenêtres de son navigateur (évidemment, je ne parle ni de tendre pièce de bœuf ni de grands explorateurs) en se disant qu’on les regardera plus tard, car là, présentement, « ce n’est pas le moment ». Autant de liens vers des articles intéressants, des podcasts passionnants, des listes de choses à faire avant de mourir, des tendances à découvrir, des expos à visiter, des Mooc interrompus, des recherches en cours qui conduisent souvent là où vous n’aviez absolument pas prévu d’aller… Autant de savoir à portée de clic donne le vertige et l’agréable sensation d’être plus intelligent, plus informé, plus cultivé, plus tout… Encore faut-il se donner la peine – en l’occurrence, le temps – d’accéder au contenu et ne pas se contenter de le regarder. Car malheureusement, cela ne rentre pas encore tout seul (le rêve de tout écolier !). Ce qui nous ramène au problème évoqué précédemment et à maintes reprises dans ces pages, à savoir que les journées ne font que 24h. Enfin, sur cette planète. De fait, plus tard n’arrive jamais.

De temps en temps toutefois, un peu comme avec les urgences du moment, agacée par tant d’immobilisme et la vision de tous ces intercalaires tronqués, je me plante devant une de mes fenêtres ouvertes, me lance dans une lecture effrénée d’un article au contenu désormais obsolète puis d’un autre puis d’un autre, dans l’écoute d’une émission que je n’entends qu’à moitié car ce n’est toujours pas le moment, je teste une nouvelle appli, découvre l’œuvre de tel ou tel artiste… J’essaye d’aller plus vite que le temps en faisant du tri. Et donc en réussissant à fermer quelques onglets. Parfois même, je triche. Oui, je crée des marque-pages. L’onglet disparaît de ma vue – satisfaction de façade toujours bonne à prendre – mais il a juste été relégué au deuxième sous-sol ! Nous nous reverrons dans un an au mieux ! Mais, au-delà de ces travers individuels un peu lâches, au même titre que les livres dans une bibliothèque, ces onglets en disent surtout beaucoup sur ce qui attire notre attention et attise notre curiosité, sur nos lubies passagères, sur nos rêves, nos projets, nos hésitations, nos idées, nos peurs, a fortiori, sur nous, même si c’est une photographie à l’instant t. Mais un instant qui dure parfois éternellement…

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A l’école, j’avais un professeur de mathématiques qui ressemblait beaucoup à Philippe Léotard et qui préférait vivre de certitudes que de doutes. Surtout en matière d’orthographe. Ainsi, lorsqu’il n’était pas sûr de celle d’un mot, sur un doublage de lettres en particulier, il préférait la tripler et être certain d’être dans le faux plutôt que de laisser faire le hasard et d’avoir une chance sur deux d’avoir raison, ou tort. C’est une vraie philosophie de vie sur laquelle méditer. A l’école, j’avais aussi une professeur d’allemand qui aimait bien nous faire imaginer des suites à divers débuts de phrases plus ou moins inspirés. Dans la langue de Goethe bien sûr, l’exercice n’étant pas gratuit. Une fois, il y avait eu « De l’autre côté« . La fois suivante, elle avait opté pour un étonnant « Si j’étais riche ». Un choix que je trouve a posteriori assez cynique puisque la majorité des élèves étaient issus de familles aisées. Ceci dit, un « si j’étais pauvre » l’aurait encore plus été.

Aujourd’hui, je formulerais bien une toute nouvelle hypothèse, certes un peu incongrue, mais totalement d’actualité : « Si j’avais un CDD ». Trois petits points… Ne vous méprenez pas, je ne parle pas de travail mais de Clone à Durée Déterminée ! Bien plus utopique à obtenir de nos jours malgré les efforts des généticiens du monde entier (j’avais aussi une professeur de français qui se moquait de toute personne osant écrire ou dire « monde entier »… ce qui fait beaucoup de monde !) et la crise de l’emploi que nous traversons. Mais, là est justement l’intérêt du si ! Car avec des si, tout devient possible. Ainsi, l’avantage de pouvoir employer son propre clone – j’entends, ce clone de notre imaginaire collectif, scientifiquement faux, qui serait notre exacte photocopie, en somme, notre double parfait bien qu’imparfait nous-même – est qu’il nous connaît plus que le plus proche de nos amis. Nous pouvons donc espérer une collaboration en toute confiance. Ce qui en pousse certains à utiliser leur CDD comme assistant personnel, qu’ils chargent de leurs tâches administratives, des courses, de toutes ces petites choses qu’il faut faire, le plus souvent à contrecœur… J’y ai pensé, mais ce serait un peu du gâchis d’autant que nous parlons ici de CDD et non de CDI, qui n’existent pas encore. D’autres se rendent à l’ANPEC (agence nationale pour l’emploi des clones) pour être remplacé au travail de temps en temps, avec compte rendu en bonne et due forme en fin de journée ou de semaine pour bien assurer le retour. Evidemment, tout cela se fait sous le sceau de la confidentialité, le remplacement par son clone étant encore interdit, même si, dans la pratique, de nombreux employeurs l’acceptent. Je n’y ai pas pensé.

La mission de mon CDD n’a presque rien à voir et je n’ai d’ailleurs pas encore réussi à en évaluer la durée. C’est pourtant essentiel. Car, comme chacun, j’ai droit à trois CDD d’un an maximum par vie. Le problème est que dans ce monde-là, on ne connaît toujours pas la date de notre mort, ce qui rend difficile la gestion du clone. Mais c’est un autre si ! Voilà, vous allez peut-être trouver cela étrange, mais j’ai besoin d’un clone pour scanner mes négatifs et mes diapositives qui se meurent dans des boîtes éparses à l’abri des regards, s’approchant jour après jour d’un oubli que personne ne leur envie. Et surtout pas moi. C’est une tâche aussi titanesque – je n’ai pas le temps de m’en charger moi-même – qu’indispensable – j’en ai absolument besoin pour « voir » et revoir. Comme les lieux visités, j’ai de vagues souvenirs d’anciennes photographies. Pour certaines, pas si anciennes en réalité, puisque je n’ai adopté le tout-numérique qu’il y a deux-trois ans. Mais de celles faites il y a 9, 12 ou 15 ans, il ne reste rien. Ou presque. Peut-être redécouvrir ces images provoquera-t-elle la même gêne qu’à la relecture de textes rédigés à un âge plus naïf, pour ne pas écrire plein d’illusions… Peut-être, mais ce peut-être a aussi un sens. Celui de me permettre de retracer mon histoire, de la lier au présent pour pouvoir l’ancrer dans le futur…

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L’obscurité n’est plus ce qu’elle était… Il y a quelques années, lorsque le noir se faisait dans une salle de cinéma – dite « salle obscure » -, de concert ou de spectacle, il n’y avait que le bloc parallélépipédique « Sortie de secours » pour lancer sa faible lumière, repérable de tous. Le monde a changé. Aujourd’hui, il y a les portables. Les téléphones d’abord, aux écrans à taille variable, rétro-éclairés dans des couleurs elles aussi variées. S’y ajoutent les livres numériques puis, depuis peu, les tablettes, aux formes plus généreuses et, a fortiori, un peu plus lumineuses. Quelques ordinateurs portables complètent ce tableau digital en perpétuelle évolution, tout en restant très minoritaires. Ainsi, quand le régisseur lumière appuie sur l’interrupteur, signifiant à l’assemblée que le spectacle-le film-le concert va débuter et, de façon délicate, qu’il est donc temps de s’asseoir et de se taire, telles des lucioles flottant dans l’air, toutes ces magnifiques petites machines continuent de briller. Soit parce que leurs propriétaires ont du mal à couper le cordon et attendent la dernière microseconde pour, non pas éteindre, mais mettre en veille leur opium binaire – sait-on jamais, il pourrait se passer quelque chose d’hyper important pendant les deux heures suivantes – ; soit parce que, à l’instar des Transformers, ils peuvent les utiliser pour photographier, enregistrer, filmer ce qui défile devant leurs yeux, ou plutôt, leurs écrans, ces nouvelles prothèses visuelles. Dans les deux cas, le charme est rompu même si ce parterre polychrome n’en est pas dénué…

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Je ne les retrouvais plus, ces photographies. Enfin, pas celles-ci justement, ou alors, en partie seulement. C’était à une autre époque… Celle où l’argentique était roi, avec ses pellicules et ses délais de livraison. Pas de nostalgie dans ces mots. Simplement, je resitue le contexte. Aujourd’hui, avec le numérique, la notion de pellicule, au-delà de l’objet lui-même, de cette petite bobine à film noir avançant au fur et à mesure que l’on déclenche, est devenue totalement obsolète. Encore que nous pourrions la comparer à la carte photo, dont la capacité est bien plus impressionnante ! Aujourd’hui, si l’on veut faire une photo à 125 ISO et la suivante à 400 ISO avant de revenir à 125 voire passer à 800, il suffit d’aller dans le menu et de choisir sa sensibilité… Simple comme bonjour !

Dans le temps, pas si lointain, ce changement était un peu plus complexe… Il fallait rembobiner la pellicule, laisser la languette dépasser un peu pour pouvoir la réutiliser, bien noter à quelle vue on s’était arrêté sur le métal lui-même, puis installer une autre pellicule dans la boîte à images, faire ses photos et éventuellement, revenir à la première bobine. Cette dernière opération n’était pas sans risque : en réinsérant la pellicule partiellement utilisée dans son habitacle, il fallait en effet tenter de la caler comme la première fois, ne pas oublier de mettre le cache sur l’objectif, veiller à bien compter le nombre de vues déjà faites pour éviter les catastrophes, c’est-à-dire les superpositions indésirables, et déclencher éventuellement une ou deux fois supplémentaire pour plus de sécurité. Malgré toutes les précautions prises et les calculs faits, une surprise était toujours possible…

Il était ainsi tout à fait envisageable que le chiffre noté sur la pellicule, vous indiquant d’une part, qu’elle a déjà été impressionnée, et d’autre part, à quelle vue reprendre, s’efface. La petite bobine en question, pleine d’un passé capturé, retrouvait alors en quelque sorte sa virginité et se fondait dans la masse des pellicules non utilisées. A ce stade, vous ne vous doutiez de rien, même si vous aviez en mémoire ces images prises, que, bizarrement, vous ne retrouviez nulle part. Vous aviez bien ce vague souvenir d’avoir changé de pellicule en cours, mais la bête marquée au bic rouge demeurait introuvable. Peut-être perdue. Fâcheux mais envisageable. Comme il était tout à fait envisageable, à nouveau, que votre main, plongée dans le panier à pellicules en attente de rencontres photoniques, finisse par la saisir et la placer dans cette petite boîte noire convoitée… Un geste totalement innocent, presque naïf. Sauf que les images que vous découvriez n’étaient pas celles que vous espériez. Enfin, d’une certaine manière, si, mais pas de cette façon. La voilà, la pellicule perdue. Les voilà, ces images qui se pressaient à votre mémoire, persuadées d’avoir existé sans pour autant être réellement. Ainsi inextricablement liées à d’autres images, elles n’existeront d’ailleurs jamais pour elles-mêmes. Pour autant, le fruit de cette superposition totalement fortuite d’un ici et d’un ailleurs, est d’une beauté confondante voire troublante… On se perd dans deux univers artificiellement collés l’un à l’autre, prenant vie l’un dans l’autre, créant ainsi une espèce de monde chimérique envoûtant. Comme cette rue pavée, qui, au contact de ce jardin africain, se transforme en muret qu’elle n’est pas. Comme cette main délicatement posée sur un rideau qui se mue pourtant en pelleteuse inquiétante. Comme cette ruelle parisienne qui vient fendre en deux cette bâtisse couleur crème. Comme, enfin, cette silhouette solaire qui semble se reposer sur le feuillage d’un grand arbre poussant horizontalement… Ces images-là, et les autres, je n’aurais jamais pu les imaginer. C’est le hasard qui l’a fait pour moi. Et au final, n’est-ce pas lui, le créateur ?

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Qu’ont en commun ces quatre photos hormis leur auteur ? Une même dénomination barbare, un même numéro matricule dont les propriétaires d’une certaine marque nippone (ce qui n’est pas un vrai indice compte tenu de leur nombre) identifieront facilement l’origine : DSC_0299. DSC_0299 une fois, DSC_0299 deux fois, DSC_0299 trois fois, DSC_0299 quatre fois. Adjugé, vendu ! Coup de marteau sec sur la table en bois de charme ! Vous là-bas, au fond, elles sont à vous ! Quatre photos différentes faites en des temps non simultanés et en des lieux distants de milliers de kilomètres.

Avec certains appareils, l’incrémentation semble possible à l’infini : le compteur avance sans réfléchir ni fléchir, ne rencontrant aucune limite sur son chemin. De fait, le preneur d’images sait exactement combien de photos il a faites, si tant est que cette information numérique ait à la fois un sens et un intérêt. Partons du principe que c’est le cas. Ma boîte à images, de seconde main, n’est pas de ces machines-là : elle a une frontière ultime au-delà de laquelle tout recommence… 9 999. Je peux en effet prendre 9 999 photographies avant que la boucle ne reparte, non pas à zéro mais à un… Logique, au fond, et même en surface, le zéro incarnant le vide alors qu’il s’agit justement d’un premier acte de naissance voire de métempsycose iconographique. Ainsi cette numérotation cyclique, à l’image d’un calendrier, délivre-t-elle aussi quelques informations temporelles, que, telles des crevettes roses, je me sens d’humeur à décortiquer.

Première donnée : disposer de quatre photos homonymiques signifie qu’entre la première et la dernière, j’ai pris 9 999 + 9 999 + 9 999 photos, soit, au total, 29 997 photos. J’en conviens, c’est absolument indécent et prouve – ce que j’avais déjà saisi – que j’ai totalement été aspirée par le gouffre du numérique, véritable invitation à la démesure. Car, évidemment, sur ces 29 997 photos, je n’aurai pas la prétention d’affirmer qu’elles ont toutes un intérêt. Ce qui soulève une question de poids : une photographie doit-elle avoir un intérêt ? Et si oui, pour qui ? Celui qui la prend, celui qui la regarde ? Quoiqu’il en soit, beaucoup de ces photos n’ont eu qu’une durée de vie très courte, ne faisant qu’un subliminal séjour dans la mémoire de ma boîte à images, heureusement – ou malheureusement en cas de mauvaise manipulation – amnésique. Nouvel examen de passage pour les rescapées suite au transfert sur ordinateur… Un face-à-face, qui gagnerait à être plus impitoyable, mais en entraîne néanmoins une nouvelle fournée à la poubelle virtuelle. Bref, si j’ai bel et bien déclenché 29 997 fois, un contre-maître recenserait bien moins d’images au final.

Deuxième donnée : la première DSC_0299 date du 21 mai 2010, la deuxième du 7 avril 2011, la troisième du 24 juillet 2011 et enfin la dernière, du 24 mars 2012. Un savant calcul mathématique – certainement faux – nous apprend donc qu’il s’est écoulé 321 jours entre les deux premières DSC_0299, 108 jours entre les deux du milieu, et 244 jours entre les deux dernières… C’est là que thermomètres, métronomes, baromètres et autres podomètres s’affolent ! 9 999 photos en 108 jours ! Certes, les circonstances étaient très particulières – année à vagabonder hors de mes frontières habituelles à découvrir, presque chaque jour, de nouvelles cachettes terrestres -, le constat n’en est pas moins inattendu. 9 999 images en 108 jours, c’est une moyenne de 92,58 images par jour, soit – si l’on considère que la fenêtre moyenne de prise de vue sur une journée est de 12 heures – fait 7,71 photos par heure. Admettons maintenant qu’il faut en moyenne 2 minutes pour prendre une photo – incluant le choix du cadrage, de l’angle, la mise au point, les réglages – cela signifie que, pendant ces circonstances très particulières, je passais près de 16 minutes par heure ouvrable à prendre des images. Autant dire que je vivais en parfaite symbiose avec elles. D’aucuns pensent sûrement que s’octroyer autant de temps pour capturer le présent empêche de vivre au présent. Puisque cette frénésie photographique me plaçait dans l’anticipation d’un futur où j’aurais souhaité revisiter un passé qui, pour l’heure, n’était encore que du présent. Ceux-là ont en partie raison, même si je veux croire le contraire. Car je me souviens clairement de tout ce qui entoure ces quatre images.

Errance solitaire – un piège car aucune autocensure consécutive à la présence d’une autre personne ne vient rompre la dynamique photographique – dans les rues de Sliema, en face de La Valette à Malte. L’omniprésence du catholicisme s’impose à tous ceux qui n’y sont pas habitués. Un instant, à force de lire ce « in god we trust » que je n’avais vu qu’outre-atlantique, je crois à une colonisation américaine de l’île méditerranéenne… Icônes à chaque coin de rue, églises démultipliées, pratiquants proclamés, jusqu’à ces invitations de porche là où, sous nos latitudes, nous nous contentons d’un laconique « pas de publicité »… Direction Vancouver pour ce cerisier japonais en fleurs. Cela ne fait que quelques jours que je suis dans cette ville envoûtante où je vais séjourner un trimestre. La ville est parsemée de ces arbres magnifiques dont les fleurs éclosent début avril. Les jours précédents, j’ai observé les bourgeons gonfler, s’épanouir, puis s’ouvrir jusqu’à atteindre cette incroyable, mais naturelle, explosion vitale. Quelques jours après, leurs pétales, aidés par la bise, sont tombés par grappes, tapissant l’herbe verte d’une neige qui ne fond pas, et de jeunes feuilles les ont progressivement remplacés. 24 juillet, Crater Lake. Reflet quasi parfait de cette caldera préservée sur les eaux à la pureté unique au monde où a poussé une petite île, s’évanouissant parfois dans la brume ou l’éclat solaire. On en fait le tour, l’observant de haut, de loin, avant de se frayer un chemin vers cette surface pacifique que l’on a presque honte de déranger… Enfin, là, très récemment, l’une des installations de Yann Kersalé, mon J-1 du 24 mars, transposition miniature et sèche d’une expérience artistique dans un bassin breton rempli d’algues géantes pour l’occasion. Vision qui me replonge quelques années en arrière, dans les eaux glaciales d’une baie située au delà des quarantièmes rugissants, frigorifiée dans une combinaison trop grande pour moi mais subjuguée par cette valse de laminaires entre lesquels se faufilent les rais du soleil. A l’époque, faute d’appareil insubmersible, je n’avais pas pris de photo. A l’époque, j’utilisais un argentique. Mais les circonstances étaient aussi très particulières…

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Il y a quelques mois, je ne me serais pas autorisée à mettre cette photo en ligne. Cette remarque est totalement indépendante du fait qu’il y a quelques mois, cette image n’existait pas. En tout cas, les éléments qui la composent. Je précise ma pensée : ces éléments existaient bel et bien, mais en dehors de mon champ de vision. De fait, ils n’existaient pas encore pour moi. Je ne me serais pas autorisée à mettre cette photo en ligne car elle est retouchée. Si, si… Je n’ai malheureusement pas été la témoin privilégiée d’une invasion de lampes échappées d’un vaisseau mère arrimé à une tour en perte de contrôle, invasion à laquelle je ne sais donc pas comment elle m’aurait affectée, et avant cela, comment je l’aurais vécue. Ce n’est pourtant pas la première image que je fais passer par les lames avisées du cloneur-sécateur… Toutefois, je me suis toujours dit que, sur ces pages, ne devraient être présentées que des images « réelles », à défaut, parfois, d’être réalistes. Pas de trucage, pas de manipulation, rien. Une photo, un point c’est tout. Il est des règles que l’on se donne comme ça, un peu à la va-vite, en début de mission, et que l’on finit par traîner comme des boulets au bout de quelques mois… Cela s’appelle tout simplement de l’autocensure. Et l’autocensure, dans quel que domaine que ce soit, est une vraie plaie. Ce qui, en soi, est paradoxal puisque cette plaie-là obstrue tout, une vraie paroi rocheuse qui viendrait s’écraser sur une route étroite, sinueuse et ascendante de montagne. Heureusement, il y a l’escalade.

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