La Coupure du samedi 21 mars
Etrange et inhabituel élan de solidarité. Dans le 54. Le bus. J’ai décidé de le prendre pour me rendre à la Gare du Nord. Arrivés à la station Victor Hugo – Jean Jaurès, le bus s’immobilise plus que de nature. Mal garé, un Trafic. Si mal garé qu’il semble toucher l’arrière du bus. A moins que ce ne soit l’inverse. C’est en tout cas ce que son propriétaire aimerait faire croire. Le chauffeur du bus descend. Des mots s’échangent. Depuis le bus, bondé, nous n’entendons pas le détail de la conversation. Le chauffeur remonte et annonce à tout le monde que le Trafic-eur veut dresser un constat. Une rumeur sourde passe de l’avant à l’arrière du bus. Un constat, autant dire qu’il n’y a plus qu’à attendre le prochain bus ! Sauf que, si certains quittent effectivement le bus, passablement énervés, la majorité est plutôt remontée contre le Trafic-eur qui a donc garé son camion sur l’arrêt de bus. Rapidement, une quinzaine de personnes fondent vers lui, se mettent à l’invectiver, lui rappelant qu’il n’a pas le droit de se poster là et conseillant même au chauffeur de bus d’appeler la police. Ce qui devrait lui faire vite changer d’avis, au Trafic-eur ! Face à cette fronde inattendue, monsieur trouve enfin plus opportun de faire marche arrière. Dans tous les sens du terme. Ils se mettent à plusieurs pour lui expliquer comment braquer. Son Trafic se dégage. Il n’a absolument rien. Le chauffeur du bus remonte, soulagé. Il ne l’avait pas touché. L’épisode a échauffé les esprits. « C’est le monde à l’envers » lâche une dame… Que le type en tort soit celui qui attaque la dépasse totalement ! Une vive conversation se poursuit entre passagers jusqu’à la station suivante, où d’autres personnes montent et s’intercalent entre elles, venant ainsi clôturer cet incongru et revigorant instant de partage. Je ne me fais pas d’illusion pour autant : cet élan de solidarité autour du chauffeur n’est pas un acte pur de philanthropie ou de justice. Personne n’avait envie d’attendre le bus suivant ! Parfois, la somme des intérêts individuels égale l’intérêt général.
Quelques heures plus tard. Je suis sur une terrasse de la rue de Turenne, à l’angle de la rue des Francs Bourgeois noire de monde. Au Royal Turenne, situé en face de L’Escurial, on doit jubiler depuis que la ville a élargi le trottoir. D’un seul côté. Quand le voisin d’en face doit se satisfaire d’une rangée de tables ancrée dans le bitume, l’autre se la joue royale avec trois rangées… Par beau temps, c’est presque de la concurrence déloyale ! Tout est plein ! C’est comme les places de parking ou les tables des restaurants japonais de la rue Sainte Anne, un vide ne le reste jamais plus d’une minute. Le flux est constant. Tout se remplace. J’apprécie à sa juste valeur et donc bois lentement mon grand crème à 4,50 euros… Tout ce monde dehors arpentant les rues le sourire aux lèvres, voilà pourquoi la Fnac et Leroy Merlin, insupportables les samedis ordinaires, étaient étrangement calmes voire agréables.
Cela fait six ou sept samedis que je n’ai pas erré ainsi dans Paris. Un bail ! Je lève le camp vers 10h pour la capitale. Il y a l’histoire du bus. Je fais aussi la queue pendant plus d’une heure dans les files d’attente de la BPI du Centre Pompidou où l’on fait entrer les vrais et faux lecteurs au compte-goutte. Je ne trouve pas l’article recherché, l’exemplaire de la revue errant quelque part en salle… Esprits, pourquoi n’es-tu pas là ? En passant à la familière et familiale boutique du design du musée où mon porte-monnaie n’a jamais baillé, je constate que Holga atteint désormais des sommets. L’antre du Printemps n’est pas connu pour ses prix raisonnables mais 80 euros ! Dire qu’il y a quelques années, 40 euros suffisaient pour se doter de cette boite plastique à images approximatives. Et que quelques années auparavant, on pouvait s’équiper pour 100 francs. Les modes, c’est terrible !
Ma tasse est vide. J’ai d’autres choses à faire. Des promeneurs cherchent une table des yeux. Je vais faire des heureux. C’est facile finalement. Je me lève. Un, deux, trois, quatre, c’est pris. Mes jambes savent exactement où je veux aller maintenant et m’y conduisent en deux minutes. Place des Vosges. J’ai rendez-vous avec « La Rumeur ». Je ne peux pas traverser ce quartier sans aller la voir. « La Rumeur » est une sculpture en bronze dont je suis tombée instantanément amoureuse il y a bien 8, 10 ans. Deux personnages assez symbolisés, l’un penché vers l’autre, vraisemblablement en train de lui transmettre cette fameuse rumeur. Une fois, il y a quelques années, j’ai osé mettre le pied dans la galerie, j’ai osé m’approcher de la sculpture que d’habitude, j’admirais de l’extérieur. J’ai même osé demander le prix. Hors de question. Parfois, « La Rumeur » disparaissait. Mon cœur s’arrêtait. Je redoutais l’avoir perdue pour toujours. Et puis, peu de temps après, elle était de retour, plus belle encore. Depuis toutes ces années, je ne l’ai jamais perdue de vue. Mais là, cela faisait un temps certain que je ne m’étais pas engagée dans cette zone… Et si, par définition, « La Rumeur » se reproduit, il y a forcément un moment où elle finit par s’éteindre. Exemplaires de « La Rumeur » épuisés. C’est donc avec une petite appréhension que je m’approche de la galerie… Elle est toujours là. Dans la vitrine du fond, en bas à gauche. J’entre dans la galerie, pour la deuxième fois de ma vie. J’attends qu’un américain arrête de fantasmer sur une table basse décorée avec des pinceaux plats et dégoulinants de couleurs et je me lance. Je déclare ma flamme à « La Rumeur ». La propriétaire du lieu estime alors opportun voire judicieux de me préciser qu’il s’agit là du dernier exemplaire, de l’épreuve d’artiste… Et dans la foulée, de me faire une réduction de 25% sur le prix annoncé avec, en sus, des facilités de paiement. Les temps sont durs chez les galeristes qui n’ont peut-être jamais aussi bien porté leur nom… Je file, à la fois dubitative et persuadée que « La Rumeur », la dernière, m’attendait. Est-ce un signe ?
Tout comme cette récidive de Buren au Musée Picasso. Il a remis ça, après le Musée Guggenheim de New York, installer un mur de miroirs, ou plutôt de surfaces réfléchissantes, au beau milieu du lieu. Cassant la symétrie des courbes parfaites à New York, confortant celles des lignes à Paris tout en créant, dans les deux cas, une image qui n’existe pas. Dans les deux cas, j’y étais. Dans les deux cas, des reflets déformés, des surfaces déformantes. Comme à la fête foraine. Les jeunes se prennent en photo en Bibendum. Je porte le regard un peu plus haut, sur ces droites qui s’arcboutent ou se brisent. Sur ces visions hallucinatoires d’un univers temporairement distordu et détendu. Il fait bleu, les mouettes parisiennes survolent le Marais, je suis heureuse. Pour parfaire le tableau, je suis la route du soleil et m’offre une boîte de boudoirs. Envie enfantine. Et, comme une enfant, je ne sais pas m’arrêter. J’en mange trop. Je me sens un peu lourde en pénétrant dans la salle obscure du Gaumont Capucines.
« The international », traduit « L’enquête ». Internationale en effet puisqu’elle conduit le spectateur en Allemagne, en France, en Turquie, au Luxembourg et aux Etats-Unis. Plus précisément à New York. Plus précisément encore, au Musée Guggenheim. Le même. Ce musée, dont la symétrie avait été brisée par Buren à coups de murs à facettes, a été, pour les besoins de cette dénonciation fictive des liens peu recommandables entre les banques et tous les trafics en tous genres, totalement déchiqueté par les rafales des mitraillettes, pistolets, revolvers… J’ai rarement vu à l’écran, jamais à vrai dire, une scène aussi destructrice se dérouler dans un lieu aussi sacré qu’un musée. Un musée, qui, par ailleurs, est une oeuvre architecturale à part entière. Le fait que l’exposition en cours au moment du déballage des cartouches soit une enfilade d’écrans présentant autant de vidéos renforce l’impression de mise en abyme du film lui-même, mais aussi celle d’avoir à faire à une sorte d’installation ultime grandeur nature. Une oeuvre d’art, moderne, qui s’auto-détruit et ne laisse que des débris derrière elle. Des bris de verre, des bouts de béton, des trouées dans les murs, et du sang. Beaucoup de sang bizarrement. Du sang giclant d’une carotide si abondamment que cela en devient presque grotesque, du sang coulant d’un lobe transpercé, du sang retraçant sur les murs immaculés du musée le parcours des agonisants, du sang se diffusant sur les chemises blanches des méchants et des gentils. Quelle débauche d’hémoglobine pour cette tour de Babel retournée érigée difficilement par Frank Lloyd Wright, et qui avait fait déjà couler beaucoup d’encre dans les années 1940 du fait de son architecture originale, qualifiée par ses détracteurs de brioche, tir bouchon ou machine à laver ! Il aura travaillé seize années sur ce musée qu’il n’a jamais vu achevé. La rumeur court que le Guggenheim de « The International » est une réplique et que seize semaines ont suffi pour la construire dans les Studios Babelsberg de Berlin. Et la boucle est bouclée.