Photo-graphies et un peu plus…

Un barrage contre le Lac Powell

L’ouvrage a beau être objectivement impressionnant avec sa falaise lisse et bétonnée de plus de 200 mètres de hauteur, il n’en fait pas moins obstruction au cours naturel de la vie, en l’occurrence du flux du fleuve Colorado, stoppé net dans son élan vers le sud depuis 1964 alors qu’il y coulait une vie paisible depuis au moins 40 millions d’années. Aussi, que l’on traverse l’étroite route reliant les deux rives ou que l’on soit à ses pieds, en contrebas, à proximité de ce toit végétalisé rafraîchissant la température à l’intérieur du bâtiment abritant les turbines de la centrale électrique, l’amateur de frissons et de films à grand spectacle – et peut-etre les autres aussi – ne se pose qu’une seule et unique question : le barrage pourrait-il se fissurer ? puis s’ouvrir ? et céder sous la pression des 63 millions de m3 d’eau résiduels de ce Lac Powell artificiel qui continue de s’appuyer avec conviction contre son épaisse paroi voûtée malgré l’intarissable gourmandise de la sécheresse ? Et si c’était le cas, jusqu’où pourrait aller, cette eau ? Enfin, pourrait-elle à nouveau rejoindre la mer de Cortez au Mexique, qu’elle n’atteint plus aujourd’hui à cause des pilleurs non partageurs en amont ? Bien évidemment, l’amateur de grands frissons est aussi pragmatique et terre à terre : ainsi aimerait-il ne pas être à proximité si un tel événement devait se produire, ni en contrebas, ni sur la mince frontière séparant le plein du vide…

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En fait, la formule exacte est : « ça ne rend pas bien en photo mais c’était vraiment splendide ! » ou, le cas échéant, « On ne s’en rend pas compte sur la photo mais c’était vraiment gigantesque ! ». Comme si la représentation du réel pouvait être différente du réel lui-même… (Bien sûr !) Comme si le réel résistait à la mise en boîte… (Pourquoi pas ?) Comme si l’appareil photo, avec l’humour qu’on lui connaît, se disait : « Tiens, si je changeais un peu l’image. Elle est vraiment trop belle ! Je ne vais pas lui laisser croire qu’elle peut tout prendre comme ça, facilement ! » (Limite impossible…) Evidemment, cela fait naître une véritable frustration, voire déception, à la découverte des photos, que nous ne nous arrêtons pas de prendre pour autant même si, avec l’expérience, nous parvenons à anticiper les images qui ne seront pas à la hauteur de la réalité et qui ne nous ferons donc pas vibrer de satisfaction lorsque, des années après, nous parcourrons l’album dans lequel nous les aurons malgré tout conservées. Car, même « si cela ne rend pas » –  une étiquette qui leur restera collée au papier toute leur vie -, elles suffisent à raviver des souvenirs ! Et c’est parfois le plus beau cadeau que peut nous faire une photographie…

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Lorsque nous faisons des milliers de kilomètres pour nous rendre dans des lieux prétendument remarquables (et nous savons bien qu’ils le sont puisque, au préalable, nous en avons cherché des images dans des livres, des guides, sur Internet, une curiosité maladive nous gâchant partiellement la surprise…), et par ailleurs situés en plein désert (ce qui nécessite un certain effort de la part des visiteurs), nous espérons secrètement, autant que naïvement, non pas les découvrir seul(s) – pure illusion -, mais au moins en petit comité.

Pouvoir entrer dans ce canyon aux couleurs ocres à l’heure où le soleil est au zénith sans faire la queue ; y errer librement sans que le regard ne se heurte à un autre corps découvreur ; apprécier la chute de température sur nos bras découverts, la chair de poule naissante, en passant de la lumière à l’ombre sans entendre qui que ce soit se fendre d’un « il fait froid tout d’un coup » ; suivre les particules de poussière jouant avec la gravitation révélées par les rais du soleil ayant réussi à se faufiler entre les parois rocheuses rapprochées et lissées par les flots sans sentir la pression montante d’un autre groupe en approche… En somme, inspirer et expirer avec l’espace. Dans la pratique, milliers de kilomètres et désert n’y font rien, et il faut souvent réussir à composer avec les autres. Donc, ralentir le pas, se mettre à l’écart, les laisser avancer jusqu’à ce qu’ils disparaissent définitivement et ainsi, être en mesure de capter cette fenêtre où nous serons enfin seul au cœur de la place. Le répit est de courte durée, mais, heureusement, il existe…

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Lorsque j’ai pris cette photo, alors bringuebalée à l’arrière d’une jeep en direction d’Antelope Canyon, ce que j’ai voulu voir, c’est le reflet du conducteur dans le rétroviseur ainsi que celui du paysage sur le dos du phare supplémentaire greffé à l’avant de la carlingue. Evidemment, je savais qu’il était Indien,  l’ayant vu monter dans le véhicule. Ce canyon magnifique, situé sur une réserve Navajo, est, de fait, géré par la communauté. Que le guide, dont on ne voit pas le visage, porte un T-shirt sur lequel figure un Indien était donc le détail motivant la prise de vue. Je n’étais pas allée plus loin que : « Oh, c’est amusant, il est Indien et il a un T-Shirt avec un Indien ! »

Aujourd’hui, je ne trouve plus cela très amusant en fait, mais questionnant. Quel message veut en effet faire passer un Indien portant un vêtement montrant un membre de son groupe en habit traditionnel, peut-être tel qu’on se le représente dans notre imaginaire biaisé par les westerns manichéens ? Est-ce une sorte de mise en abyme ? « Je suis cet Indien sur ce T-Shirt, mais, en même temps, je ne suis plus cet Indien sur ce T-Shirt avec son arc et ses flèches. Je conduis une voiture, j’ai une montre, je fais visiter mon canyon à des visages pâles. » Est-ce de l’auto-dérision ? Ou au contraire, une façon de montrer sa fierté d’appartenir aux premières Nations ? Une façon de dire : « je suis une icône ! » ? La question est transposée sur d’autres terres. Un Kenyan porterait-il un T-Shirt avec des Masaïs en train de faire des bonds ? Et un Français, un avec un petit vieux doté de baguette et béret ? Revendiquer de tels clichés peut-il relever d’autre chose que de l’auto-dérision ? Et pourtant, ce sont probablement ces pièces de coton que les touristes ramènent le plus de leurs périples exotiques. Car ce sont souvent ces clichés, ces images d’Epinal qu’ils viennent chercher.

Quoi qu’il en soit, cette simple photo montre que l’interprétation que l’on peut faire d’une image, même si l’on en est l’auteur, change avec le temps. Rien de plus naturel en fait, étant soi-même quelque chose en devenir. Ainsi la photographie n’est pas cette image figée à laquelle on pense parfois. C’est une image animée d’une vie, d’une histoire évoluant au gré des yeux qui la regardent…

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