Un jour, un ami peintre – artiste peintre pour être précise -, appelons-le Gilles Rieu puisque tel est son nom, m’a dit : « Si tu ne trouves pas de réponse, c’est que tu ne te poses sûrement pas les bonnes questions ». C’était il y a 7 ans, et seulement quelques semaines après que je me sois littéralement perdue dans Brooklyn, persuadée que son atelier de Williamsburg où j’avais prévu de le photographier n’allait pas être si difficile à trouver malgré la très vague carte en papier dont je disposais pour m’orienter. En fait, si. Cela vous permet d’apprendre au passage que j’utilise (toujours… si si… même si je ne glaviote pas sur G. maps pour autant) des cartes en papier (issues de forêts gérées durablement bien sûr), convoquant idéalement le cerveau qui va avec, car je n’aime vraiment pas l’idée de déléguer les tours et détours de mes pérégrinations à une machine. Ce que j’aurais cependant peut-être dû faire pour éviter d’arriver avec 2h de retard… Ceci dit, cette errance inopinée m’avait valu un inattendu voyage culturel (voire temporel) en me faisant traverser le quartier de Borough Park dont je ne connaissais pas l’existence, m’offrant ainsi un souvenir consolidé que je n’aurais pas eu autrement.
Sur le moment, l’assertion de Gilles énoncée sur un ton si sûr que je n’avais même pas eu l’idée de le contredire – après tout, j’attendais des réponses et me dire que je ne me posais pas les bonnes questions était, d’une certaine manière, une réponse ! – m’avait presque rassurée. Enfin, juste une micro-seconde, à l’issue de laquelle je m’étais évidemment demandé quelles étaient alors les bonnes questions… A vrai dire, je cherche toujours, tout en pensant qu’à l’instar de cet immense volcan – le Misti puisque tel est son nom – que je n’avais curieusement pas vu dans un premier temps, concentrée que j’étais sur ces quartiers d’Arequipa se déroulant sèchement au pied de ces banales collines, je ne regarde pas forcément au bon endroit. Et a fortiori, que les réponses sont en réalité évidentes. Juste devant moi. Et même grosses comme une montagne !
On croit toujours qu’une grosse fera mieux le job. Que plus elle est longue, large voire épaisse, plus on sera satisfait. Bien. Au chaud. C’est effectivement ce que je pensais lorsque je suis entrée dans cette échoppe de Hoï An – au Vietnam, soit à 18 444 km à vol d’oiseau de la ville de Coquimbo, au Chili, où j’ai pris cette photo, ce qui ne l’empêche pas d’être pertinente compte tenu de ce qui va suivre, vous allez voir – vendant (l’échoppe) des écharpes que personne, évidemment, ne porterait là-bas pour la simple et bonne raison que la température moyenne annuelle dépasse les 20°C. Je le sais, une moyenne ne veut rien dire, mais croyez-moi, les écharpes vendues à ces latitudes sont pour les touristes (que je suis donc), ce qui leur permet, de retour au bercail, de répondre fièrement à un : « Elle est super belle ton écharpe ! » : « Merci 🙂 ! Elle vient d’Hoï An, au Vietnam ! ». Bla bla bla.
Bref. Il n’est jamais facile de choisir une écharpe, surtout quand il y en a des dizaines et des dizaines différentes face à vous. Cette lapalissade vaut pour tout – remplacez « écharpe » par « yaourt », « voiture », « téléphone », « basket »… – et illustre un mal de notre civilisation occidentale trop gâtée : la difficulté croissante à faire des choix, générant cette sensation extrêmement désagréable d’être « prisonnier » d’une trop grande liberté faisant de nous des insatisfaits chroniques inaptes à gérer le trop de possibilités qui s’offrent à nous. Car chacun le sait, choisir, c’est renoncer au reste, ce dont nous n’avons clairement pas envie, car, dans notre infinie sagesse et humilité, nous avons juste envie de tout ! Si vous avez 19m34s devant vous (une autre lapalissade sauf si vous voyagez dans le temps), je vous invite à écouter un psy en short en parler.
Donc, mon écharpe, je l’ai d’abord choisie pour ses couleurs, vives, très vives, des couleurs primaires diraient certains. Une gamme chromatique me garantissant, de retour au fameux bercail, une pluie de perspicaces commentaires : « Dis donc, c’est bariolé ! », « On doit te voir de loin, c’est pratique », « Oula, ça flashe », « J’oserais pas »… Je l’ai choisie aussi pour ses dimensions – 30 cm de large, 120 cm de long, une maille épaisse – lançant intérieurement à l’Hiver : « tu peux bien débarquer, je suis parée ! ». Ah ah ah ! Et c’est là où je souhaite en venir depuis le début mais je ne sais pas faire court : quand l’hiver fut venu, il en fut évidemment tout autrement. Cela vaut pour aujourd’hui aussi, au figuré. J’ai beau faire deux voire trois tours de cou avec mon anaconda coloré en laine, certes sans grande attention, il y a toujours un moment où je sens un léger courant d’air s’infiltrer, réussissant bon an mal an, mais globalement assez facilement, à se faufiler entre les mailles en points de riz pour atteindre les 2,5 cm2 de chair que mes tours et détours n’ont malencontreusement pas couvert. Et là, voyez-vous, c’est un peu comme ce rouleau de papier toilette que vous faites tourner comme un hamster dans l’espoir d’en attraper le bout, vous n’arrivez jamais à remettre votre écharpe correctement. A l’issue de la 3e tentative infructueuse, exposant chaque fois à l’air frais de nouvelles parcelles de votre petit cou fragile, totalement désespéré et passablement énervé (car vous avez beau avoir vécu cette scène plusieurs fois, l’information ne rentre pas !), vous vous résignez à faire ce que vous vouliez éviter à tout prix : retirer votre veste, manteau, parka, imper, duffle coat, blouson, bomber, Canadienne, ciré, caban, redingote, cache-poussière, paludamentum, raglan, pardessus ou houppelande pour vous envelopper convenablement, donc efficacement… Moralité : avoir le bon outil, c’est bien, savoir l’utiliser, c’est mieux. Quant à être bien entouré, c’est vital ! Voilà, c’est tout !
Dans la vie, il y a au moins deux postures – ce qui, en soi, est rassurant car cela signifie que nous avons le choix. La première : attendre, plus ou moins sagement, que ce que nous attendons, voire espérons, survienne. Cela ne signifie pas pour autant que nous attendions passivement. A nous, en effet, de créer les conditions d’une attente intelligente, favorisant la survenue de ce quelque chose, défini ou pas. En revanche, cette première posture requiert de s’armer, d’une part de patience car, comme le dernier souffle, impossible de savoir précisément quand cela arrivera, et, d’autre part, de son corollaire, la persévérance – certains attendent toute leur vie quelque chose qui, au final, ne se sera jamais présenté, mais pour autant auraient-ils agi autrement s’ils avaient su ? – voire l’optimisme – il faut y croire, parfois, vraiment y croire… Bien sûr, l’effort à fournir dépend de la nature du « quelque chose » espéré. Par exemple, attendre quelques minutes sur cet escalier en colimaçon à marches à pois qu’un être vivant passe pour humaniser l’ensemble et habiller l’arrière plan (et presque faire oublier la benne à ordure bleue – ah, vous ne l’aviez pas vue ? Et voilà, maintenant, vous ne verrez plus qu’elle -) n’exige pas du tout le même investissement que de vouloir être la première femme à poser le pied sur la Lune (seul Fritz Lang l’y a envoyée en 1929), si tant est qu’un tel voyage ait encore un intérêt.
Quant à la deuxième posture, d’aucuns l’estimeront plus efficace, plus rapide et plus proactive puisqu’il s’agit de provoquer les choses, ou sa chance, de se créer ses propres opportunités, d’être acteur de changement comme on dit dans le jargon policé des communicants. Patience, persévérance et optimisme sont alors moins utiles que confiance en soi, culot et inconscience. Par exemple, ne pas attendre fébrilement sur les marches à pois de cet escalier en colimaçon, un œil derrière le viseur, un autre dans le monde réel à repérer des silhouettes potentielles, à s’en déclencher une crampe à l’index et à en lasser définitivement notre nerf optique, mais descendre pour arrêter un passant plus ou moins au hasard et lui demander d’emprunter ce chemin de telle ou telle façon pour les besoins d’une très importante expérimentation artistique… Cette posture a l’avantage indéniable de laisser peu de place au doute, phagocyté avant même de prendre ses quartiers, sauf si toutes les personnes sollicitées déclinent l’étrange invitation… C’est possible mais peu probable car le spécimen de la deuxième posture est aussi très convaincant.
La question – enfin, juste une parce qu’il faut bien finir – est de savoir si tous les chemins mènent à Rome, et si, compte tenu de ce que nous sommes chacun, individuellement, nous avons vraiment le choix entre ces deux routes…
Le problème avec les avantages est qu’ils sont souvent accompagnés de leur corolaire, les bien-nommés inconvénients. Avant de prendre une décision aux conséquences potentiellement importantes en effet, n’avons-nous pas tendance à dresser une liste des « pour » et des « contre », des « avantages » et des « inconvénients » donc ? Et ainsi à justifier notre décision finale sur la base d’une simple opération mathématique : additionner les +, faire de même avec les – et suivre la voie du plus grand nombre. Comme ça, sans état d’âme. Le calcul peut aussi être un peu plus subtil (et de fait complexe), avec l’instauration d’un système de coefficients, un peu comme au baccalauréat. Tel avantage compterait 6 points, tel inconvénient – juste un petit, y a pas mort d’homme – 1 point etc… On aborde alors un autre point important que sont les priorités. Evidemment, si un choix ne pouvait être accompagné que d’avantages ou d’inconvénients, la vie serait bien plus facile. Il n’y aurait d’ailleurs peut-être pas de mauvais choix ! Encore que les avantages des uns sont parfois les inconvénients des autres… Toujours est-il que, dans la vie réelle, il faut souvent composer avec les deux.
Par exemple (c’est important d’illustrer ce que l’on avance avec des exemples, c’est plus parlant), par exemple donc, Paris. Paris est une ville qui cumule les avantages. Ses loyers modérés, ses habitants aimables, son climat tempéré, son bruit maîtrisé, ses cafés crème à 4€, ses automobilistes bienveillants, ses trottoirs propres, son air pur, ses espaces verts… J’arrête là sinon, tout le monde va débarquer ! L’avantage que l’on ne peut ôter à la capitale, indépendamment de toute ironie, est qu’il est impossible de s’y ennuyer. Et je parle plus spécifiquement du bouillonnement culturel qui saisit presque chaque quartier. Ce foisonnement (qui est aussi un inconvénient, il ne faut pas se leurrer : chaque soir, vous avez le choix entre 572 films, 1 745 pièces de théâtre, 839 concerts… je vous laisse statuer maintenant !), c’est ce qui retient certains parisiens pourtant prêts à quitter la ville lumière : « j’peux pas quitter Paris… le cinéma, le théâtre, les musées, ça m’manquerait trop ! » Etant entendu que parmi ceux-là, il y en a une proportion non négligeable qui ne va ni au ciné, ni au théâtre, ni au musée… mais qui aime l’idée d’avoir toute cette offre à portée de mains. Au cas où.
Pour ceux qui en profitent, la tâche n’est pas forcément plus facile. Il y a la profusion sus-mentionnée d’une part, et le succès de certaines opérations d’autre part qui transforme le plaisir fantasmé en calvaire avéré. Quelques souvenirs de Nuit Blanche, de Paris Plage, de Fête de la Musique, de Journées du Patrimoine, pour ne citer que les plus institutionnelles et récurrentes, remontent à la surface avec leurs rues congestionnées, l’attente indéterminée, les bousculades, les agacements et finalement, les reculades… C’est aussi valable pour les expositions temporaires exceptionnelles qui font faire des nuits blanches, des vraies, aux gardiens pour permettre à une foule en délire avide de culture de découvrir Nighthawks d’Edward Hopper ou L’âne pourri de Salvador Dali…
Ces derniers jours, c’est le street art qui aimante les foules avec la Tour Paris 13, immeuble promis à la démolition dont une trentaine d’appartements a été reconvertie en temple temporaire du graff par une centaine d’artistes venus des quatre ronds du monde. Une belle initiative malheureusement victime de son succès imputable à l’écho médiatique qui a entouré l’événement (« la Tour 13, la plus grande expo de street art du monde ! ») : y accéder requiert une abnégation totale. Il y a d’abord la jauge, pour questions de sécurité, qui limite à 49 le nombre de personnes présentes dans l’immeuble simultanément, invitées, par décence et pitié pour les autres, à ne rester qu’une heure à l’intérieur. Résultat : le succès + la jauge + l’heure que personne ne vérifie = des heures d’attente ! Et pas 1, ni 2 sauf pour ceux qui pointent à 6h du mat alors que les portes n’ouvrent qu’à 11h, mais, 5, 6, 7 voire 8 heures sans, parfois, la certitude de pouvoir entrer… C’est absolument inhumain !
Certains s’y sont repris à deux voire trois fois avant de passer la porte de l’immeuble ; d’autres arrivent la bouche en cœur à 18h en pensant que ça suffit et se heurtent à une petite pancarte leur annonçant qu’à ce panneau, il faut compter 4h d’attente… l’immeuble avalant ses derniers explorateurs à 19h15, vous faites le calcul, c’est raté, ce qui engendre des séances de pleurs insupportables… On capte des stratégies qui s’élaborent entre des petits groupes de personnes qui s’y sont pris trop tard comme s’ils se préparaient à partir à l’assaut du château de l’ennemi : « Moi, je suis prête à revenir demain matin à 7h s’il le faut et à attendre toute la journée ! »… Balèze Blaise ! Et puis il y a ceux qui ont décidé de rester coûte que coûte – en l’occurrence du temps -, qui finissent par sympathiser avec leurs voisins de queue – 8 h d’attente, ça rapproche -, qui ont apporté sandwich et boisson, qui croisent les doigts chaque mètre passé espérant des désistements, des évanouissements, des crises d’hystérie devant pour libérer un peu de place prématurément, et qui finissent par atteindre le palier dans un état de folie avancée, folie qu’ils immortalisent par un clic clac dispensé par les responsables sécurité couleur mandarine avant de disparaître à jamais dans les arcanes de l’art…
Choisir entre deux images presque semblables mais fondamentalement différentes est un dilemme récurrent, qui me pousse soit vers la solution de facilité – celle de ne pas choisir – soit, quand j’opte pour l’une ou pour l’autre, à me demander 106 fois si j’ai pris la bonne décision, ce qui est insupportable… Choisir entre des « choses » presque semblables mais fondamentalement différentes, de manière générale, est un acte que je n’affectionne pas particulièrement. Cette inaptitude remonte à très loin…
Me voilà donc, en culottes courtes, dans une bijouterie à devoir choisir entre deux montres que j’ai réussi à extraire d’une vitrine et de tiroirs qui en contenaient probablement des dizaines (au moins !). J’ai oublié, mais telle que je me connais, il devait y en avoir une un peu sportive et une autre plutôt classe. En revanche, je me souviens parfaitement de la réaction de la vendeuse : « Mais elles sont totalement différentes ! » lâché sur un ton condescendant traduisant le fond de sa pensée : « N’im-por-te quoi ! ». Bien élevée, mais pas sourde aux nuances de la langue, je n’avais absolument rien rétorqué à cette bécasse mais avais marmonné, intérieurement moi aussi : « Quel intérêt à hésiter entre deux montres qui se ressemblent ? C’est elle, n’importe quoi ! » Comme s’il devait y avoir continuité dans les goûts et les couleurs, comme si aimer la rudesse du punk rock n’était pas compatible avec le fait d’apprécier la douceur du classique. C’est très limitant comme approche et totalement réducteur face à l’étendue réelle de nos sensations, et, a fortiori, de ce qui les provoque. Tout dépend du moment, sachant que dans le cas des montres, mêmes différentes, elles donnent toutes deux la même heure !
J’aurais cependant dû me méfier à l’époque, interpréter cette histoire de montre avec un peu plus de discernement sur les pièges qu’elle allait, plus tard, me tendre. Car, à mes yeux, choisir, dans ces circonstances-là, c’est renoncer à l’autre, à l’alternative, c’est se fermer des portes, c’est établir une hiérarchie même involontairement, c’est se dire que telle option est « meilleure » que l’autre alors qu’elle est simplement différente… Ainsi en est-il de ces deux images, de ces deux montages créés à partir d’une même photographie, qui se suffirait pourtant à elle-même. Sur cette base commune et dans cette quête de superpositions de sens, j’ai naturellement suivi deux pistes, aboutissant logiquement, après quelques essais, à deux visuels renvoyant à des idées, des sensations voire des émotions différentes. Deux images que j’aime autant l’une que l’autre et que je trouve également intéressantes, ce qui m’empêche donc d’en mettre une de côté et me fait opter pour la solution de facilité : les partager toutes les deux…
En temps normal, je n’apprécie guère être surprise par la pluie. Enfin, tout dépend du type de pluie… S’il en est une qui m’insupporte particulièrement – si je puis être tout à fait franche avec vous -, c’est bien le crachin. À mes yeux, un crachin, c’est un nuage qui n’a pas réussi à choisir entre s’abstenir et se manifester réellement. Un crachin, c’est une pluie qui fait du chichi ! Un crachin me donne la bizarre impression d’avoir un Brumisateur braqué sur moi en continu, ce qui peut être très appréciable et apprécié en été lorsqu’il fait 38°C mais pas en hiver, après plus de deux vaporisations, sous un ciel gris-blanc lui-même indécis. Le crachin, avec ses minuscules gouttelettes d’eau est surtout un calvaire pour les porteurs de lunettes non équipées d’essuie-verres, c’est-à-dire toutes ! Leur diamètre est si petit et leur concentration si élevée que leur présence occulte rapidement les verres, obligeant les bigleux à transformer leurs index en cet outil rêvé au risque de paraître ridicule ou à remiser leurs binocles pour poursuive à l’aveugle, dans la limite des dioptries disponibles…
À l’inverse, je suis une grande fan des déluges, des trombes d’eau, des cascades, en somme, des pluies bien sûres d’elles, voire passablement énervées, bien décidées à livrer tout ce qu’elles ont sur le nuage. Vêtue de façon adéquate ou pas – donc, protégée ou trempée jusqu’aux os -, peu importe, cette pluie-là me plaît. Ce qui me plaît ? Le claquement sec des grosses gouttes sur le sol ou tout autre élément intermédiaire ; la panique qui s’empare des piétons, courant dans toutes les directions en quête d’une place au sec comme des fourmis sur lesquelles on soufflerait ; le rid’eau qui se forme devant soi et métamorphosant la ville en d’éphémères lavis ; l’embarras des automobilistes ralentis pas le manque de visibilité, les martèlements répétés des gouttes sur leurs carcasses de métal, les yeux grands ouverts, les phares allumés ; les rigoles se transformant en torrents idéaux pour une session mémorable de canyoning ; le sentiment que quelque chose nous échappe et nous dépasse totalement, que le ciel nous tombe sur la tête ; cette autre vie qui se crée où la nature tumultueuse se manifeste, prend le dessus et nous rappelle qui est le plus fort…
Parfois, j’ai du mal à choisir entre des images à la fois similaires et totalement différentes. Ainsi en est-il avec ces volatiles avec ou sans moteur. La pureté du ciel et des nuages, le parallélisme des trajectoires, versus le même type d’équipée sauvage un peu plus massive relevé d’une pointe d’urbanisme et d’un clin d’œil à la lumière, celle intense du soleil couchant répondant à celle, éteinte, du lampadaire debout.
Alors même que la sage-femme vous lance une petite tape dans le dos pour vous aider à pousser votre premier cri et à prendre votre première bouffée d’air, passant ainsi du statut primitif d’amphibien à celui, plus évolué il paraît, de terrien ; alors même que, d’une certaine manière, vous commencez juste à vivre et que vous ne savez strictement rien de la planète sur laquelle vous venez de vous réveiller, celle ou celui que vous allez désormais devenir et être est déjà défini, quelque part. Enfin, c’est ce que l’on pourrait penser si l’on s’avançait à interpréter les conséquences combinées de trois éléments. Il y en a bien plus, mais les conclusions n’en seraient que plus effrayantes.
Donc, le premier : votre date de naissance. Disons, au hasard (car il manquera plus tard), un 3 janvier. Cela fait de vous un Capricorne. Inutile de froncer les sourcils : s’il y a autant d’horoscopes dans les journaux et les magazines, c’est qu’ils sont attendus, et si ce n’est crus, lus. Et puis, il y a toujours quelqu’un autour de nous pour lâcher « Oh, un(e) petit(e) Capricorne ! Ils ne sont pas toujours faciles les Capricorne… » « Preuve » qu’il y a bien « quelque chose », même si c’est purement spéculatif. Bref, en tant que Capricorne, « vous serez donc raisonnable, d’un tempérament calme, vous aurez un sens aigu des réalités et ne prendrez jamais une situation à la légère. Fiable, honnête et sincère, on pourra compter sur vous. Détestant l’improvisation et l’incertitude, vous serez un adepte de l’organisation ». Et cætera et cætera. Il y en a des pages et des pages. Même si ce sont des traits de caractère grossiers, vous y trouverez toujours quelque chose qui vous ressemble. Le plus amusant est que, depuis l’époque où les signes du zodiaque ont été arrêtés, l’axe de la Terre a bougé et ne pointe plus vers les constellations à la période où il le faisait il y a 2 500 ans : il y a un mois de décalage. Pourtant, une personne née en janvier reste Capricorne, alors qu’en théorie, elle devrait être Sagittaire. Mais intégrer cette variation compliquerait grandement une situation qui l’est déjà.
Bien, votre premier cri poussé, vous pouvez ouvrir les yeux. Il serait faux de dire que vous découvrez le monde qui va vous héberger à cet instant-là car vous ne voyez pas encore, mais votre mère, et peut-être, votre père, s’il a voulu chaperonner votre première sortie du territoire, eux, vous dévorent des yeux. Et après s’être extasiés devant vos tous petits pieds, vos tous petits doigts, votre toute petite tête fripée (tout en comptant bien que vous les avez en autant d’exemplaires que commandé, 10, 10, 1) échangent un regard avant de lancer, en chœur : « Oui, Camille, ça lui va très bien ! ». Sept mots simples et une montagne de sous-entendus alors que vous existez à peine. Evidemment, ce n’est pas comme si vous arriviez du jour au lendemain, votre arrivée a été mûrement préparée, parfois réfléchie, mais techniquement, c’est votre premier jour. Votre petite tête, qui ne ressemble alors à rien (si, si, et c’est pareil pour tout le monde…), dégage suffisamment de choses positives dans l’esprit de vos parents pour qu’ils soient convaincus de leur choix de vous nommer Camille et non Béatrice. Faites l’essai si vous connaissez l’une ou l’autre : imaginer-les en Béatrice et Camille et vous conviendrez que cela ne colle pas. Bref, le prénom qui vous a été donné est le deuxième élément. Car chaque prénom, ayant sa propre signification, est corrélé à des traits de personnalité très précis. Les livres sur le sujet ne se comptent plus et font partie de la bibliothèque minimale des futurs parents désireux de donner toutes leurs chances à leur progéniture à venir dans ce monde de brutes. Camille, entre autres choses, vous serez donc « énergique, vous aurez une autorité naturelle et une grande force de persuasion ; vous serez malgré tout réservée et discrète ; votre puissance d’action sera considérable même si parfois irrégulière à cause de votre émotivité. (…) Les professions susceptibles de vous intéresser seront celles qui exigent le sens du détail, de la précision. (…) ».
En croisant ce qui se dit sur les Capricorne et les Camille, vous en savez donc déjà beaucoup sur « vous », enfin vous toutes. Bien sûr, cela ne vous plaît pas de penser que toutes les Camille Capricorne sont comme ci ou comme ça, qu’en somme, vous n’êtes pas unique. Mais, heureusement, arrive le 3e élément. S’il ne vous apportera pas forcément votre liberté, au moins, il fera de vous une personne singulière : l’histoire de vos parents, des leurs, et encore des leurs, leurs joies, leurs peurs, leurs névroses, leur chance, leur malédiction… qui se transmettent, s’unissent, se mélangent, se heurtent, consciemment ou inconsciemment, de génération en génération, et qui vous feront avoir une peur bleue des coffres en bois fermant à clé alors que vous n’aurez jamais de problèmes avec eux (vous apprendrez bien plus tard qu’un drame a eu lieu avec un tel objet il y a 3 ou 4 générations et que depuis, il est interdit d’en avoir un chez soi). Et encore, cette histoire de coffre est juste l’entrée de la boite de Pandore.
Voilà ainsi Camille, née un 3 janvier, à peine quelques heures et déjà une vie derrière elle. Par chance, les tests ADN à la naissance ne sont pas encore banalisés car vous sauriez alors peut-être quand et comment vous attendra la fin. Fort heureusement, au quotidien, vous ne penserez pas à tout ça. D’ailleurs, vous ne croyez pas à ces balivernes. Vous avancerez, vous ferez vos choix sans toujours les comprendre et, dans ce paysage aux allures déterministes, creuserez votre propre sillon…
La physique quantique a quelque chose de réconfortant pour les petits humains que nous sommes, même si, en tant que petits humains justement, nous ne sommes pas forcément aptes à la comprendre, a fortiori, à mesurer toute sa puissance, voire sa toute puissance. Sans jeux de mots, elle permet, d’un certain point de vue, de relativiser un certain nombre de ces choses qui titillent notre quotidien, en somme, notre réalité. La vraie, la palpable, celle qui fait aïe quand on la pince. Car, grâce à la physique quantique, tout devient théoriquement possible. Et ça, c’est un vrai soulagement ! De celui qu’éprouve Helena dans You will meet a tall dark stranger, le dernier film de Woody Allen, lorsqu’elle réussit à se convaincre que la réincarnation existe. Dès lors, la vie présente n’est plus aussi importante ni stressante, puisqu’elle a été précédée d’autres et sera suivie de nouvelles. C’est une manière radicale de faire baisser la pression.
Par exemple, dans la vraie vie, nous avons parfois des difficultés à faire des choix. Et puis, une fois que nous avons finalement réussi à en faire un, nous ne pouvons nous empêcher, dans un laps de temps plus ou moins long selon les individus, de nous demander ce qu’il serait advenu si nous en avions fait un autre. La physique quantique résout potentiellement ce cruel problème de conscience, grâce aux univers parallèles. En schématisant grossièrement, et cela m’a été rappelé ce soir par une lumineuse conférence portée par l’éclectique Martin Winckler et le lumineux Stéphane Durant sur la faisabilité des voyages dans le temps, la théorie quantique stipule que tous les possibles existent parallèlement. C’est la raison pour laquelle il y a une autre photo à droite. Dans la vie réelle, celle dont je suis consciente, la mienne, je n’ai pas réussi à en exclure. Mais, grâce à l’existence de ces mondes parallèles, je n’ai plus à m’en soucier, car je sais que, quelque part, un autre moi a choisi la deuxième photo.
Le fait est que j’hésitais entre trois images pour illustrer ce texte. Et voilà qu’une chose étrange se produit. En me promenant dans mon désert, je tombe, non pas sur, mais dans un trou de vers. Vous savez, ces trous qui commencent comme des trous noirs, mais qui, en « réalité », ont une sortie. Bref, j’en ressors donc, un peu secouée, dans une autre dimension. Bingo, je suis dans un de mes univers parallèles. Et étant donné ma difficulté à faire des choix, ça doit vraiment être le chaos là haut ou je ne sais où. Bref, rencontre avec une copie de moi-même, celle qui avait choisi la première photo. Ce qui signifie que j’ai choisi la deuxième… Paradoxe ! Comment aurais-je pu faire ce choix et mettre celui de ma copie en premier ? Quoi qu’il en soit, moi et moi échangeons nos arguments quant à cette notion de choix d’image, les petites billes à l’infini, les rouages d’horloges superposées démultipliés. Tous se valent en fait. Et sans nous en rendre compte, nous tombons, non pas sur mais dans un nouveau trou de vers. Deux fois en 2 432 ans, une chance inouïe ! Et là, nous basculons toutes les deux dans un de nos autres univers parallèles, celui de notre troisième choix. Celle-là, juste au dessus. Avec une autre copie de moi-même, enfin, de nous-mêmes, en train de se demander si elle n’aurait pas mieux fait de choisir la deuxième, donc la mienne. Ce qui tombe bien, puisque je finissais par avoir des doutes quant à mon choix. Ces espèces de fils de lumières qui se coupent et se recoupent dans un univers recourbé sur lui-même, c’est quand même pas mal. Heureusement, comme tout est possible en théorie, avec ma deuxième copie, nous décidons, d’un commun accord, d’échanger nos vies. Sans regret, je dis donc au revoir à mes deux copies, tout en prenant bien soin de ne pas révéler à celle qui a accepté de prendre ma place qu’un tas de copies l’attends sur le bureau… Une fois seule, avec mes circonvolutions, une question me taraude : si ma deuxième copie m’a remplacée, qui est l’originale désormais ? Oh hé, il y a quelqu’un ? J’ai comme la nette impression que certains ont choisi d’aller voir dans un de leurs mondes parallèles s’ils y étaient !
En pratique, toutes les photos figurant sur ce site sont en vente. N'hésitez pas à me contacter pour plus de renseignements !
Un tour du Soleil en duos : 6e année en cours
Pour (re)découvrir en un clin d’œil et sur une seule page les micro-histoires photographiques publiées en ces lieux virtuels :
- entre le 22/02/2010 et le 22/02/2011, voici Un tour du Soleil en duos…
A l’occasion de cette 3e édition d’Objectif3280, « Sur une branche perchée » refait son apparition. Sophie Lemoine est la première à se lancer. Merci à elle. Quelle est la place de la photographie dans votre vie ? La photographie, c’est un marqueur du temps qui passe, des instants qu’on aime. Quelle est l’histoire de votre photo […]
En cherchant et choisissant ce titre, je pense soudainement à Stephen Hawking, décédé aujourd’hui, et dont La brève histoire du temps – d’abord le livre puis le documentaire – a marqué ma fin d’adolescence et les années qui ont suivi, mais aussi contribué à mon rêve d’alors de devenir astrophysicienne. Ce dernier n’a, d’un commun accord, pas survécu au […]