Photo-graphies et un peu plus…

Insondable

Il est tombé dans la soirée et au petit-matin, il est encore là. Le brouillard. Il faut y aller. Voir. Quitte à ne rien voir. En l’occurrence, en arrivant sur la digue, la mer a disparu, les maisons ont disparu, les rochers ont disparu, le monde a disparu. Je vais le chercher. Sur la plage. Mes pieds atteignent le sable. Il est encore là, je le vois. Il n’y a guère que lui que je voie d’ailleurs. Il est mouillé. Je file droit, vers le néant. Vers ce qui est censé être le bord de l’eau. Invisible. La plage est immense, je le sais car c’est marée basse, mais je n’en vois ni le début ni la fin. Je guette les aventuriers qui sortiraient de la brume sans prévenir. De simples silhouettes. Ce sont elles que je viens cueillir. Seules ou en groupe, au pas ou au galop, sur terre ou dans l’eau. Ces âmes faussement perdues qui, comme moi, viennent éprouver la perte de repère, le flou terrestre, la brume énigmatique. Je les enveloppe de cette immensité blanche faisant plisser les paupières, je les perds dans le décor. Les cale dans un coin ou tout en bas. L’homme, si petit dans l’univers, et pourtant là, unique. Fragile et puissant. Insignifiant et précieux.

J’atteins le bord de l’eau, le brouillard y est accroché. Je me retourne, laissant la mer gentiment chahuter dans mon dos, je ne vois rien, strictement rien. Il est rare de ne rien voir en plein jour. C’est magnifique. C’est paradoxal. Je me tourne à nouveau vers la mer, pour que mon regard puisse accrocher quelque chose, une vague, une algue, un amateur de longe côte. Je me tends et puis commence à remonter. Tranquillement, car je cueille toujours. J’arrive à un point où tout est vide autour de moi. Je ne vois plus la mer que j’entends à peine, je ne vois pas encore la digue et la rangée de maisons sur lesquelles tout le monde fantasme. Un peu plus et je serais prise de vertige. Pas celui qui peut nous saisir en altitude. Non, celui du flottement, impalpable, indéfinissable, insondable. Là, à perte de vue, rien. Une peur irrationnelle pourrait très bien s’infiltrer dans les gouttelettes d’eau qui bloquent le champ visuel. Je me dis d’ailleurs que je vais fermer les yeux, faire cinq tours sur moi-même et repartir tout droit. Je pourrais alors errer des heures sans retrouver mon chemin. Mais non, la Lune ferait son travail, l’eau remonterait et m’indiquerait la direction à ne pas suivre. De toute manière, je n’ai pas le temps de me perdre. Alors, je continue vers ce que j’estime être la bonne direction, celle de la terre ferme, des lampadaires et des maisons bien définis. Un gros rocher se découpe grossièrement à l’horizon. Une simple masse plus sombre. Je le reconnais, il sera mon guide. Je me retourne, une sylphide en maillot fend l’air. Et regagne le monde visible. Le rocher grandit, s’affirme, une mère et sa fille progressent d’un pas prudent, la petite trace une marque dans le sable avec son talon droit – la Petite Poucette -, la mère s’assure que le reste de la famille suit bien, je poursuis mon chemin, remonte la plage, atteins le rocher, puis la digue. L’air s’allège, on voit de plus en plus loin. Le rêve se dissipe. La réalité revient. C’est fou comme l’absence de tout peut rendre heureuse.

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La déviation

Ce n’est qu’au bout de cinq jours qu’ils avaient tous eu le fin mot de l’histoire. La pagaille généralisée qui s’était propagée comme une épidémie fulgurante partout dans le monde ce jour-là, un jour qui ne dépassait pas plus qu’un autre, était encore très vive dans les esprits, tout comme la colère qui en avait découlé. Et surtout, personne n’avait réellement compris ce qui s’était passé. Enfin, si, tout le monde avait compris qu’il avait été mené en bateau, mais personne n’avait réussi à identifier l’origine de la panne qui avait indistinctement touché automobilistes et marcheurs…

Cela faisait ainsi des heures qu’ils tournaient en rond au volant de leur voiture de location. La nuit était tombée vite, et ce n’est pas la lueur de la pleine lune, estompée par la brume, qui allait pouvoir les sauver. Il n’y avait clairement rien autour, rien de plus que cette route récente fendant le néant, éclairée mètre après mètre par les phares mobiles, personne à qui demander son chemin, juste ce fichu GPS auquel il fallait faire confiance. L’hymne à la joie qui résonnait dans la cage métallique n’était pas à la hauteur de l’angoisse qui n’en finissait plus de monter. Comment étaient-ils arrivés là ? En commençant à ne se fier qu’à lui justement. En lui donnant les clés de la voiture pour ainsi dire. En se laissant guider. Porter. Nonchalamment. Et petit à petit diriger. A tel point que, alors qu’ils avaient enfin pris conscience du problème – la voix féminine sur laquelle était réglée l’assistant de navigation personnel donnait des ordres de plus en plus contradictoires auxquels ils n’avaient prêté attention qu’en réalisant être passés à trois reprises et à chaque fois par des chemins différents devant la même maison en ruine en bord de route -, ils n’étaient plus en mesure de reprendre la main sur la direction à suivre.

Au coeur de l’obscurité, incapables de savoir où ils étaient précisément – même une carte, alors, ne leur aurait servi à rien -, ils avaient décidé de se garer sur le côté et d’attendre le retour du jour. Heureusement, on pouvait encore compter sur lui et sur sa ponctualité, à quelques minutes près ceci dit. Au petit matin, un homme avait tapé à la fenêtre, les réveillant en sursaut d’une nuit hachée et glacée. Ils leur avaient dit s’être perdus, ce qui ne l’avait pas étonné : « Tout le monde s’est perdu » avait-il répondu, mystérieux. D’un simple mouvement de bras, il leur alors avait expliqué comment atteindre leur objectif. Ils étaient juste à côté… Après une poignée de minutes, ils poussaient la porte de la maison où ils comptaient se reposer quelques jours. Après deux poignées de minutes, ils absorbaient un café bouillant mais ça n’était pas grave. Après trois poignées de minutes, ils revitalisaient leurs portables, en sommeil depuis la veille, recevant d’un coup, des dizaines de notifications et de messages inquiets. Après quatre poignées de minutes, ils allumaient la radio. L’homme avait dit vrai : comme eux, des centaines de millions de personnes s’étaient perdues la veille, toutes usurpées par les machines auxquelles elles avaient confié leurs choix et dont les repères avaient été intentionnellement brouillé – c’est ce que l’on avait appris cinq jours plus tard donc – par un groupe de jeunes hacktivistes, voulant rappeler à chacun, à travers un exemple simple, qu’il était primordial de continuer à penser par soi-même pour être sûrs de savoir où on allait et comment on y allait…

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A partir de là...

… les rues ne sont plus indiquées donc demandez votre chemin ! Une évidence bien entendu ! En pratique, tout dépend de l’endroit où vous êtes. Où que vous soyez dans le monde, vous avez en effet deux façons de découvrir une ville que vous ne connaissez pas. Bien entendu, il y en a bien plus que deux, mais c’est parfois reposant d’aborder la vie avec une âme binaire ! La première : partir à l’aventure sans plan ni objectif précis en tête quitte à passer juste à côté de l’incontournable. La seconde : définir un plan d’attaque avec étapes prédéfinies.

Dans le premier cas, seule votre envie et votre curiosité vous guident. Peu importe, au final, que vous ne sachiez pas précisément où vous êtes. Cela fait partie du voyage. Dans le second cas, une carte peut être utile. En écrivant cela, je réalise à quel point cette phrase est potentiellement une espèce en voie de disparition. Car aujourd’hui, pour se repérer et se rendre quelque part sans effort, nombreux sont ceux qui s’appuient sur leur extension connectée : leur smartphone géolocalisé doté d’un GPS. Que c’est triste !

Pour les besoins de ce billet (et faire perdurer la magie de nos errances citadines), faisons donc cette hypothèse pré-nostalgique que vous préférez toujours lire des cartes. Le plus souvent, associées à un certain sens de l’orientation, elles suffisent amplement ! Mais il peut arriver également que ce ne soit pas le cas. « A partir de là, les noms de rue ne sont plus indiquées sur le plan, demandez votre chemin. » Retour à la phrase départ. C’est bien beau mais vous ne parlez pas javanais, ni japonais d’ailleurs, ou si peu. Même si vous êtes incapable de vous repérer finement, vous savez toutefois que vous n’êtes pas si loin du but. Alors, vous vous lancez vers l’inconnu. En l’occurrence, un épicier à qui vous essayez de faire comprendre que vous cherchez un ancien sento reconverti en café tout près d’un très vieux onsen. Fastoche !

Malheureusement, vous n’avez pas imaginé, en posant la question dans l’idiome local que votre interlocuteur allait logiquement en déduire que vous le maîtrisiez et donc vous répondre tout naturellement – c’est-à-dire très rapidement – dans sa langue natale. Interloqué mais poli, vous l’écouterez patiemment en hochant la tête comme vous l’avez vu mille fois fait depuis votre arrivée, ce qu’il interprétera comme un acquiescement et un signe de compréhension de votre part, alors que vous n’y entendez absolument rien et n’attendez qu’une chose : la fin de son interminable explication, qui vous incite à vous poser une nouvelle question. Est-elle aussi longue car fourmillant de détails sur tout ce que vous allez rencontrer sur votre chemin ou car le lieu recherché est finalement bien plus loin que vous ne le croyiez ? Evidemment, vous ne le saurez jamais.

De fait, après l’avoir remercié dix fois minimum, vous vous éloignerez lentement mais sûrement vers la première direction indiquée (et que vous aviez miraculeusement comprise), disparaitrez à un angle avant de vous arrêter net pour vous replonger dans votre carte pleine de défauts mais ayant cet avantage indéniable à ce moment de parler la même langue que vous. Là , faute d’alternative, vous combinerez les deux façons de découvrir une ville : « ça doit être par là ! » (accompagné d’un geste vague vers là bas donc). Quelques minutes après, chance ou pas, vous tomberez sur ledit sento tant convoité. Vous pousserez la porte sans y croire vraiment et vous vous poserez dans un coin avec cette sensation d’avoir traversé la terre entière pour y arriver, aussitôt remplacée par celle, délicieuse, d’être dans un monde à part.

 

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Changer de « maison », autrement dit, déménager, n’est pas toujours simple. Tout dépend évidemment des raisons qui sont à l’origine du départ, mais, quoiqu’il en soit, c’est s’extraire d’un endroit que l’on connaît et maîtrise, où l’on a ses marques et ses repères. Un endroit où, si l’on entend un léger couinement pourtant indéfinissable par toute personne extérieure, on sait pertinemment qu’il vient de la quatrième latte du plancher du couloir qui n’a jamais été très bien fixée, et qui a tendance à craquer la nuit venue, alors que la température ambiante diminue… Arriver dans une nouvelle maison implique de tout reprendre à zéro, de trouver de nouveaux repères, d’être à l’écoute de la personnalité du lieu pour s’en faire un allier. C’est-à-dire, une place où l’on aura plaisir à vivre et à demeurer.

C’est un peu la même chose lorsque l’on change d’appareil photo après avoir baladé le même pendant des années. D’abord, on emporte les deux appareils, l’ancien et le nouveau, tout en continuant à n’utiliser que l’ancien. Il est encore trop tôt. Puis, petit à petit, on alterne une photo avec le nouveau, une autre avec l’ancien. On se convainc que telle image s’y prête mieux. De plus, on est encore persuadé que l’ancien fait mieux… Et puis, on finit par se lancer. On laisse l’ancien au placard en lui disant que l’on ne l’oublie pas pour autant, celui-là même que l’on chérissait, que l’on connaissait par cœur et dont on pouvait prévoir toutes les réactions, pour ainsi donner l’opportunité au nouveau de se faire sa place. Il le faut. On s’appréhende, on apprend à se connaître, à se lier l’un à l’autre. Cela commence donc par la prise en main, par la façon dont on va enrouler la lanière autour de l’avant bras pour faire corps avec lui… Toujours de la même manière… Et puis, viennent les tests… Comment réagit-il quand on le met dans telle ou telle condition ? Pourquoi cet horizon n’est-il jamais droit alors qu’il semble l’être dans le viseur ? Combien de temps lui faut-il pour déclencher ? Pourquoi cette bague de mise au point manuelle ne butte pas  l’infini ? Cet apprentissage, un réel apprivoisement en réalité, prend des mois… Et parfois, après une nième mise à l’épreuve, on se dit que l’on est dans la bonne direction et que l’on s’est peut-être enfin compris…

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