Photo-graphies et un peu plus…

La balanciel

Je poursuis mon inventaire très personnel des néophotologismes avec cette splendide « balanciel », autrement dit, une balançoire ayant l’étrange particularité d’être accrochée au ciel. J’en conviens, si nous nous laissons aller à être un peu trop terre à terre en nous référant uniquement à nos connaissances actuelles sur le ciel, et en particulier, sur sa composition – une bonne dose de diazote, une quantité raisonnable de dioxygène, une pincée d’argon et un soupçon de dioxyde de carbone, en résumé, de l’air, donc, un gaz, donc une substance occupant tout l’espace disponible et surtout non préhensible, a fortiori auquel on peut difficilement accrocher quoi que ce soit -, l’existence de la balanciel est difficile à concevoir. D’où l’intérêt et la force de la preuve par l’image !

Quant à se hisser jusqu’à elle, deux solutions. La première, des plus logiques : le ciel déroule ses bras de corde jusqu’au sol et, comme avec la balançoire, qui se pratique également en journée, il vous suffit de vous poser sur la planche avant que le ciel ne vous remonte à sa hauteur, et convoque un léger zéphyr pour vous balancer sans que vous n’attrapiez froid ou ayez mal au coeur. Seconde option, bien plus amusante mais aussi relativement risquée : sauter sur un trampoline jusqu’à atteindre ladite planche déjà haut perchée, s’y harponner tant bien que mal, et, par chance, se la couler douce dans les airs…

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La belle échappée

S’il est des questions extrêmement ardues auxquelles l’humanité trouvera forcément des réponses, même au bout de plusieurs siècles de recherches acharnées et ininterrompues menées simultanément par des milliards d’individus inconsciemment connectés les uns aux autres – d’où venons-nous ? ; notre existence a-t-elle un sens ? ; au fond, qui sommes-nous ? -, celle-ci, pourtant bien plus simple, n’en aura jamais de précise, quels que soient les experts convoqués : que diantre font ces deux-là sur leur kayak biplace surchargé au beau milieu de l’océan pacifique ?

Je n’exagère que partiellement : si l’archipel hawaïen est en effet au centre du plus vaste océan terrestre, nous pouvons facilement observer un bout de plage en premier plan qui indique naturellement la présence d’une terre ferme à proximité, en l’occurrence une île, Kauai, celle-là même sur laquelle reposent mes pieds et d’où j’ai pu prendre cette photo sans courir le moindre danger. Permettez-moi d’élargir ce champ carré serré pour que vous puissiez prendre la mesure de ma stupéfaction en les voyant s’approcher : très logiquement face à un océan, il n’y a que de l’eau à perte de vue – notez sa magnifique couleur au passage. Ils ne viennent donc a priori pas de derrière l’horizon – depuis la hauteur de mes yeux, pas très hauts, grosso modo à 5 kilomètres. Ce n’est pas impossible, mais qui sait vraiment ce qu’il y a de l’autre côté ?

« Et de l’autre côté justement », me lancerez-vous ! Dans mon dos donc, une mégalopole de plusieurs millions d’habitants stressés pourrait certes se déployer et s’étendre sur des hectares, mais ce n’est pas le cas. En lieu et place, une forêt dense et des montagnes escarpées auxquelles on accède par un étroit chemin de randonnée de terre rouge dont le début se trouve à une quinzaine de kilomètres, lui-même à une trentaine du premier village, et qui se poursuit sur plusieurs dizaines de kilomètres dans l’autre sens… Mais le plus étonnant, pour la fille un peu classique que je suis, réside sans doute dans la composition de ce couple improbable : un vieux monsieur qui ne s’est pas rasé depuis Noël dernier (oh, oh, oh !) et une jeune femme enceinte jusqu’au cou, jusqu’aux yeux, jusqu’aux dents. Sont-ils ensemble ? Vivent-ils d’amour et d’eau fraîche – et peut-être de poissons pêchés à la lance comme le fait Tom Hanks dans Seul au monde, sur les criques désertes de la Napali Coast ? Où va-t-elle donner naissance à sa sirène ? Evidemment, si leur sacoche rouge, lasse de cette vie sans cadre ni structure fixe, ne s’était pas jetée à l’eau, jamais ils ne se seraient autant approchés de la terre, jamais un valeureux gaillard ne se serait jeté à l’eau – chaude je précise – pour la leur rapporter, jamais, enfin, je ne me serais posé toutes ces profondes questions !

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We are here!

J’ai retrouvé une étrange carte intersidérale holographique dans une boîte de chaussures – des chaussures montantes apparemment, que je n’ai jamais connues par ailleurs -, au fond d’une malle en métal bleu – ma valise pour aller aux Iles Kerguelen il y a quelques années, rien à côté de ce que je m’apprête à vous dévoiler – que j’avais oubliée dans la grange d’une de mes maisons imaginaires. Elle m’a laissée plus que perplexe. Je vous ai scanné le recto (voir ci-dessus). Laissez-moi vous retranscrire le verso :

« Chère Lou,

Nous voici bien arrivés sur Kepler-452b après un voyage de plus de 25 millions d’années. Autant te dire que nous sommes exténués, quand bien même nous avons dormi la plupart du temps. Nous regagnons couleurs et force en reprenant nos bonnes habitudes de terriens : un bain de mer aux couchers des soleils !

Nous t’embrassons bien fort en espérant que tout va bien pour toi,

Lulu et Berlu »

Voilà, c’est tout. Le plus étonnant dans cette affaire est que je ne connais personne s’appelant Lulu ou Berlu, a fortiori Lulu et Berlu, hormis un couple de poissons rouges – enfin, ils n’étaient peut-être pas en couple… ça peut vivre à deux, des poissons ? – que j’avais offert à un couple d’amis – eux l’étaient vraiment – il y a des années de cela et qui sont morts – les poissons – peu de temps après avoir été transvasés dans leur nouvelle maison arrondie – comme quoi, parfois, mieux vaut rester chez soi. J’ai vaguement entendu parler de Kepler-452b aussi… La première fois, il y a quelques mois, lors d’une conférence de Frédéric Ferrer, et plus récemment, dans la presse, la nouvelle de la découverte de cette exoplanète aux allures de Terre, bien qu’un peu plus grosse, gravitant dans la zone d’habitabilité de son propre Soleil s’étant officiellement ébruitée. Qui plus est, si mes souvenirs sont bons, Kepler-452b n’avait qu’un soleil et pas deux ! Bref, que d’imprécisions… Enfin, je vois difficilement comment on pourrait déjà m’avoir envoyé cette carte intersidérale, comment j’ai pu la cacher sans m’en souvenir, et surtout comment je peux être en mesure de la lire aujourd’hui sans être morte depuis belle lurette… A moins, peut-être, que le voyage dans le temps n’existe déjà et que je ne m’en sois pas encore rendu compte !

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Le doux ton des rêves

Jusqu’à très récemment, je ne m’étais jamais interrogée sur la couleur de mes rêves, enfin, des rêves en général. Mais une question toute anodine – « Tu rêves en couleurs ou en noir et blanc, toi ? » -, posée sur un bout de trottoir, en plein milieu d’une conversation de coq à l’âne, et à laquelle j’ai machinalement répondu « En couleurs » pour ne pas avouer mon ignorance dont, tout d’un coup, j’avais un peu honte, a tout fait chavirer. Quel stupide réflexe par ailleurs que de se mentir à soi-même et aux autres pour une bête question d’orgueil ! Comment avais-je pu passer toutes ces années à côté de cette question-là, essentielle, alors même que je ne compte plus les interrogations inutiles, vaines et sans fondement qui peuplent mes pensées au quotidien ? Pour me rassurer, j’ai instantanément fait cette hypothèse, convoquant un léger raisonnement par l’absurde pour l’occasion : si j’avais rêvé en noir et blanc, cela m’aurait forcément sauté aux yeux – certes fermés – puisque j’ai la chance de ne souffrir d’aucune anomalie chromatique et donc de percevoir toutes les couleurs possibles – à quelques nuances d’appréciation personnelle près dès lors qu’ils sont ouverts. CQFD. Par ailleurs, une étrange impression m’a alors traversé l’esprit : rêver en couleurs me semblait plus valorisant que de se limiter au noir et blanc. Comme si on pouvait choisir ! Comme s’il suffisait de tourner le bouton « couleurs » avant de s’endormir. On pourrait alors imaginer d’avoir une batterie de filtres à disposition pour rêver en sépia, très contrasté, surex, sous-exposé, couleurs froides, façon sténopé ou plaque de verre… Quoi qu’il en soit, cette micro-analyse ne me permettait pas d’être catégorique quant à la tonalité de mes propres rêves.

J’ai alors essayé de m’en souvenir, non pas du contenu de mes rêves, mais de ce dont ils étaient visuellement constitués, de leur texture, de leurs teintes donc. A nouveau, la couleur s’est spontanément imposée à moi, et j’en tenais pour preuves des aquarelles justement tirées de mes fantasmagories nocturnes que je n’avais jamais eu l’idée de représenter en noir et blanc. Mais là encore, ma retranscription colorée pouvait être imaginaire et exclusivement orientée par ma vie éveillée. Au fond, le doute persistait. De fait, je me suis mise en tête d’y être particulièrement attentive à mon prochain rêve. Ce qui, je vous vois sourire, est une véritable gageure puisque rêver suppose d’avoir atteint un niveau d’inconscience incompatible avec le fait de mener une enquête consciemment et donc d’apporter une réponse claire, précise et indiscutable à la question liminaire. Peut-être, pour en découdre, devrais-je plutôt me concentrer sur cet état de semi-conscience précédant le réveil, où les dernières images construites par notre subconscient se mêlent aux premières sensations d’une nouvelle journée, ce moment où, justement, nos rêves ne se sont pas encore volatilisés, où le reboot matinal automatique s’initialise – je m’appelle Lou Camino, je suis dans mon lit, nous sommes samedi, il faut assez chaud, j’ai rendez-vous dans 2h à l’autre bout de Paris… -, suivi de la formalisation d’une série d’actions à entreprendre dans un ordre très précis pour arriver presque à l’heure ? Une chose est sûre, tout cela demeure un peu flou dans mon esprit…

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Admettons...

Admettons que nous gardions une trace de tout ce que nous avons vécu depuis notre naissance (voire avant), un peu comme un film en caméra subjective (notre paire d’yeux) bien planqué dans les arcanes de notre mémoire. Admettons encore qu’il existe un moyen de se « rendre » directement à une séquence ou un jour précis, un peu comme avec notre souris dans nos fichiers informatiques, sans avoir pour autant à se repasser le film de notre vie (ce qui peut prendre un certain temps en effet si le système n’est pas doté d’une fonction « avance rapide », donc réduire considérablement la partie de vie à ne pas revivre le passé, et par conséquent, obliger à s’interroger sur la pertinence à vouloir le faire malgré tout). Admettons toujours que nous puissions entrer dans une séquence particulière, non pas par le souvenir qu’elle en a laissé, mais bien en étant en mesure de l’expérimenter à nouveau, un peu comme si notre corps pouvait se dédoubler, ou se retourner, pour revivre réellement (mais intérieurement) la séquence. Et bien, aujourd’hui, assommée par cette chaleur inattendue, je serais volontiers retournée là, sur les bords de Crater Lake, car, quelques secondes après lui, je me suis également jetée dans cette eau bleu intense et surtout très fraîche et revigorante !

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Les faits miroirs

Petite, je rêvais d’être architecte. Et comme je suis restée petite, le rêve a lui-même perduré. Mais que faire d’un rêve qui insiste et qui n’est pourtant pas destiné à être réalisé ? Le contourner, ou le détourner, pour le vivre différemment.

Simplement, dans un premier temps. Avec les yeux donc. En arpentant les villes à l’affût de formes singulières, d’enchevêtrements détonants, de contractions temporelles, d’une ligne, d’une lumière, d’une couleur, d’une identité propre à chacune… Rapidement, j’ai voulu emporter avec moi des morceaux de ces cités glanés de ci de là : je les ai donc mis dans mes boîtes à images. La Nature s’est logiquement invitée dans la danse. Chez elle aussi, s’exprime une certaine forme d’architecture d’autant plus fascinante qu’elle est innée et ne doit rien à l’Homme. Et puis, plus récemment, j’ai eu envie de jouer à l’architecte, pour de faux, pour de vrai, en tout cas, sans être freinée par les contraintes fortes de la réalité ni de la réalisation. Ainsi, ai-je créé ces métastructures. De façon totalement compulsive, j’en ai généré plus de 150. En voici 65.

Elles sont déjà d’une grande diversité. Et pourtant, assez trivialement, c’est le même geste, indéfiniment et systématiquement réitéré, qui est à leur origine. Là où la symétrie simule une forme de perfection illusoire et inatteignable, la répétition d’un motif renvoie à une histoire qui se redit inlassablement… Je n’en suis pas moins envoûtée et captivée par la pureté, le mystère et la finesse décuplées de cette Nature autant que par la variété, l’étrangeté et l’élégance de ces constructions humaines ainsi assemblées.

Certaines de ces métastructures reflètent ainsi un besoin de maîtrise, d’ordre ou d’ordonnancement, dans un univers qui pourrait sembler chaotique. Directement ou indirectement, elles font écho à mes interrogations sur le temps qui passe irrémédiablement, sur le futur, sur l’évolution de notre société – tour à tour ouverte au monde, recroquevillée sur elle-même et quasi impénétrable, accueillante ou répulsive… –, et donc, à ma petite échelle, sur la place de l’Homme sur Terre… D’autres semblent anecdotiques et n’exister que pour flatter et célébrer ma quête d’esthétique. Je la revendique et ne veux pas en être gênée. J’aime être en mesure de me promener sur cette planète en n’ayant d’autre but que d’être sensible au Beau (à mes yeux bien sûr).

Toutes contribuent à imaginer un autre monde à partir de celui que nous connaissons, créant parfois un sentiment d’inquiétante étrangeté ou, au contraire, une atmosphère rassurante et réconfortante. Bref, ces images se contredisent. Comme moi entre un jour et le suivant, comme chacun de nous à un moment. Avec elles, je ne cherche pas la cohérence, simplement à illustrer un bouillonnement intérieur qui n’a d’autre modèle que celui de ce monde vertigineux et parfois insaisissable dans lequel nous vivons…

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Pour découvrir les 65 métastructures, c’est aussi ici.

Si vous êtes sur mobile ou tablette, ou si vous aimez les ebooks, vous pouvez aller là :

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Une abeille est entrée dans la cabine pendant que Bob, appelons-le Bob, mon héros récurrent américain – ce qui, soit dit en passant, me refait penser à une lointaine et amusante incompréhension orale… Un cours sur la télévision pendant lequel le professeur se met à nous parler des films aéro-récurrents… Aéro-récurrents, j’entends bien mais je m’interroge sur la nature exacte de cette catégorie tout en m’étonnant que les films sur l’aviation constituent une niche si importante. J’avoue que cela m’avait complètement échappé… Jusqu’à ce qu’une ampoule de 40 W s’allume dans ma petite tête et que je réalise qu’elle ne parlait aucunement des exploits de Mermoz ou autre Dieudonné Costes mais de films « à héros récurrents ». En somme, de personnages de séries. Je me suis sentie bien bête.

Mais revenons à Bob dans sa cabine, tranquillement en train de boire sa bière et d’écouter un peu de country, un vieux tube de Bill Monroe qui passe à la radio. Bob, une force de la nature d’1m98 – il doit plier la tête pour entrer dans son cockpit, ses genoux touchent le volant pourtant surélevé et il est obligé d’écarter un peu les jambes pour conduire, ce qui, à la fin de la journée, lui provoque toujours de douloureuses crampes. Bob n’a peur de rien. Sauf des abeilles. Imaginez donc sa réaction en réalisant que l’une de ses représentantes s’est égarée dans son univers d’un mètre cube ! Il a attrapé son magazine d’août sur les tracteurs nouvelle génération de la main gauche pour taper partout où passait l’hyménoptère, en vain évidemment, tout en dirigeant son imposante machine avec son bras droit. Enfin, dirigeant, c’est un bien grand mot quand on voit les traces qu’il a laissées dans son beau champ de blé jeune au terme de cette bataille hors normes qui s’est soldée par trois piqûres, deux bleus (de malheureux coups de magazine sur le visage) et une abeille méchamment secouée mais bien vivante. Seule explication tangible à cette errance motorisée…

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La vie se déroule globalement dans les mêmes couleurs pour tous. J’écris globalement parce que cela n’empêche pas des divergences de perception d’une couleur à l’autre entre deux personnes voire plus.

– C’est vert !
– Mais bien sûr que non, c’est bleu ! Dis lui, toi, que c’est du bleu !
– Bah moi, je trouve que c’est plutôt mauve…
Bon, là c’est assez radical et inquiétant j’en conviens mais ces choses arrivent et c’est toujours étonnant de réaliser à quel point la perception des couleurs est une affaire personnelle alors même que l’on croit que c’est universel (hors toute pathologie chromatique évidemment).

Il y a pourtant des phrases qui pourraient prêter à confusion dans ce que disent les gens et qui n’est qu’une image, une façon de parler : « je vois la vie en rose », de cette couleur rose qui symboliserait donc le bonheur ; « je broie du noir » liant cette non couleur à la dépression, tout du moins à un certain mal être ; « je suis verte » pour exprimer une déception et même « j’ai eu une peur bleue » qui pousse à se demander si une peur marron n’aurait pas été pire encore. Toujours est-il qu’en aucun cas, ceux qui sont amenés à prononcer ces phrases ne voient littéralement la vie en rose ou noir, pas plus qu’ils ne sont verts ou bleus…
Et pourtant, face à certaines scènes, confrontés à certaines ambiances, on peut parfois s’imaginer dans d’autres couleurs que celles que nous propose, je devrais dire « impose », la réalité, d’autres couleurs donc que celles que nos yeux voient au quotidien, dès lors qu’ils sont ouverts. Se projeter dans du noir et blanc est sans doute la plus simple et la plus classique des transpositions colorimétriques. Pour faire ressortir certains contrastes, certaines zones, pour amener l’œil à se concentrer sur un tout plus que sur une couleur particulière. Devant une photo en noir et blanc, personne ne trouvera bizarre que les couleurs de la réalité aient disparu alors que ce travestissement est quand même assez extraordinaire si on y réfléchit un peu.

Il y a ainsi quelque chose d’assez fascinant, je trouve, dans cette envie de changer les couleurs du réel afin qu’elles correspondent plus à l’image que l’on s’en fait. Comme avec cette photo prise à Detroit. Je suis au milieu de la route – pas de danger, les rues sont quasi-désertes – pour prendre en photo le brillant et imposant siège de General Motors, dominant une ville qui agonise partiellement. Sur cette image, celle du siège donc, ce sont bien les couleurs réelles que je vois (j’entends, même après avoir pris la photo) comme pour mieux montrer l’indécence, la brutalité du contraste entre ces tours de verre bleutées et la brique rouge alentour, les magnats des premières étant en partie responsables de la désertion des seconds.

Pourtant, en me retournant et en découvrant cette scène : la rue vide, le nuage de vapeur s’échappant des bas fonds et se tortillant comme un serpent au gré des coups de vent, l’immeuble fermé surmonté par cette calligraphie vieillotte et le type au volant de sa voiture aux formes carrées, instantanément, ce sont d’autres couleurs qui se présentent. Passées, sales, vaporeuses et dures à la fois. Des couleurs qui renvoient à une imagerie lointaine, même pas familière, de polar, de film policier stylisé, accentuant une ambiance a priori inquiétante, dans laquelle on imagine aisément que les deux malfrats dans la voiture viennent de commettre un crime (pas sanglant je précise) et qu’ils attendent que la voie soit libre pour disparaître dans la brume du sous-sol. Voilà, cette histoire-là avait ces teintes-là, quand bien même la réalité s’est révélée autrement plus douce et inoffensive…

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De façon générale et quasi universelle, les panneaux de signalisation ont, par définition, pour fonction d’indiquer, je dirais même plus, de signaler, la proximité ou l’entrée d’un site : une ville, un parc, une aire d’autoroute, une gare, une forêt, un musée, un hôpital, une grotte, un département, une réserve naturelle… En somme, quelque chose de concret, de solide, de palpable, de réel. Pourvu d’un contenu, des immeubles des gens, des arbres des fleurs, des voitures des toilettes, des trains des passagers, des arbres des animaux, des tableaux des gardiens, des malades des soignants, des insectes des stalactites, des villes des champs, des girafes des éléphants… Je trouve donc plutôt réjouissant et puissant que, une fois n’est pas coutume, un tel panneau se fasse non pas l’écho de ce qui existe mais de ce qui n’existe pas : une ligne purement imaginaire, située dans un désert qui plus est ! Prenons-en de la graine et allons planter, dans nos contrées un peu trop conventionnelles, les marques de nos rêves et utopies !

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Ce matin-là, je m’approche de mes chaussures comme je l’ai fait la veille et encore l’avant-veille. Des chaussures de rando. Je ne suis pas en pleine montagne pour autant, mais à Detroit, Michigan, la paria du moment. Mais contrairement à la veille ou l’avant-veille, mes chaussures sont différentes : leurs lacets sont faits. Et plutôt bien, même. Cela n’a l’air de rien, dit comme ça a posteriori, mais sur le moment, je reste sans voix. J’attrape une chaussure, teste le lacet, confirme qu’il est parfaitement noué et ne peux m’empêcher de lancer, à voix haute : « Ce n’est pas moi qui ai fait ces lacets ! ». Je suis catégorique, j’ai – généralement – une très bonne mémoire des gestes, encore plus lorsqu’il s’agit potentiellement des miens. Or, face à cette paire bien posée le long du mur de la chambre et à ces lacets faits (un double nœud qui plus est !), c’est le trou noir. D’autant plus sombre et profond que je ne peux pas retirer ces chaussures montantes sans les dénouer comme on peut le faire un peu sauvagement en s’aidant d’un pied pour pousser sur le talon de l’autre, lui permettant ainsi de se libérer. De cette impossibilité mécanique découle l’unique conclusion qui vaille : quelqu’un d’autre a profité du fait que je sois endormie pour s’occuper gentiment de mes chaussures !

L’explication cartésienne écartée, deux autres hypothèses me viennent rapidement à l’esprit. La première ? Un événement atroce serait survenu dans cette maison des années auparavant, une mère ayant péri dans un incendie accidentel (une bougie tombée sur le parquet et enflammant les rideaux de la chambre où elle dormait) laissant ses deux enfants orphelins. Depuis, certaines nuits, elle revient faire les lacets des chaussures des occupants du moment, comme elle aurait voulu le faire avec ses propres enfants dont elle avait été dramatiquement séparée… C’est crédible.

La seconde hypothèse, bien que du même acabit, me semble tout aussi plausible. Voyez-vous cette dame entourée de quatre gaillards en tenue de marin sur la photo ci-dessus, en premier plan ? Et bien, cela pourrait être elle aussi. Qui a refait mes lacets pour me remercier de l’avoir choisie et extraite de cette boîte à souvenirs perdus posée sur une table basse en formica d’une brocante du Eastern Market de la ville, boîte où elle aurait pu croupir encore des années, coincée entre un jeune couple sur une barque et une photo floue d’une famille devant leur maison. Ils ont certainement une foule d’histoires à se raconter, les uns et les autres, piégés dans ces bouts de papier sans couleurs, mais j’imagine qu’après quelques années, malgré les brassages imposés par les mains anonymes et pas toujours délicates plongeant dans la boîte pour faire remonter les souvenirs à la surface, interrompant parfois par ce geste anodin de passionnantes conversations, ils finissent par tourner en rond, ressasser les mêmes anecdotes et finalement, trouver le temps long…

J’ai été cette main anonyme qui a remué le passé. Cette photo-là m’a vite attirée. Premier réflexe : la retourner pour en savoir plus. Pour seules informations : WWII et 3. La seconde étant le prix du souvenir en dollars, la première son origine dans le temps. Rien de vraiment précis. Une époque. La 2e guerre mondiale. Si lointaine aujourd’hui que l’intégrité de la photo paraît miraculeuse. Un retour de guerre à en croire la joie irradiant leurs visages à tous les cinq. 1945 alors ? A la Libération ? Au moment du retour au bercail ? C’est une photo posée. L’éclairage est trop parfait, et puis, il y a un décor, au fond, de végétation derrière une fenêtre. Ont-ils fait la guerre ensemble ? Et cette femme, au milieu, était-elle l’amie de celui qui l’entoure de ses bras victorieux ? J’extrais la photo du coffre en continuant à m’interroger sur leurs vies respectives. La nouvelle se propage dans la boîte, mais c’est à peine si j’entends le léger murmure qui me suit, un magma d’au-revoir que s’échangent ceux qui partent à tout jamais et qui restent. C’est un peu comme si j’adoptais des souvenirs auxquels je n’aurai probablement jamais accès…

Arrivée à la caisse, je tends la photo protégée dans du cellophane au maître de cette caverne d’Ali Baba. Il la retourne machinalement et encaisse mes 3€ sans même les regarder une dernière fois. Ils ne sont rien, ou plus rien, pour lui, alors que je m’attache déjà à ce quintet joyeux. Ce qui n’est pas sans m’étonner d’ailleurs : je ne suis pas spécialement attirée par les uniformes, encore moins par les images mettant la/les femme/s dans une posture de femme objet ou assimilé, ce que le déséquilibre numérique de l’image et l’affection guillerette de ces hommes privés de tendresse pendant une durée indéterminée peuvent laisser entendre. Je range méticuleusement la photo dans mon carnet de telle sorte qu’aucun coin de l’image ne vienne à se corner et poursuis mon chemin, sans y penser, ou presque, jusqu’à ce matin-là donc. Face à mes lacets noués et à ma seconde hypothèse. C’est elle, c’est sûr. Heureuse de revivre à nouveau dans l’esprit d’une personne d’un autre temps et à l’idée de s’envoler vers ce vieux continent qu’elle n’a connu qu’aux travers des récits de ces anciens guerriers rieurs…

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