Photo-graphies et un peu plus…

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Peut-être l’avez-vous remarqué mais j’ai beau être rentrée depuis bientôt deux semaines, j’ai finalement très peu illustré ces textes quotidiens par des images réalisées depuis. Pourtant, lors de mes sorties, qui, elles, se sont espacées – par deux fois, je n’ai pas ressenti le besoin de sortir pendant 2 jours de suite –, j’ai bien mon appareil photo en bandoulière, prête à déclencher le cas échéant. Je ne le fais que très rarement. Car, comme je l’ai écrit la semaine dernière, c’est le côté oppressant et contre nature de la ville que je continue à voir depuis mon retour. Et c’est ce qui finit par entrer dans ma boîte – encore que, finalement, je me suis aussi rapidement épargné ce genre d’images : des photos de chantiers d’immenses bâtiments aux façades éventrées laissant voir leurs entrailles climatiques, électriques, aqueuses en cours de greffe, des tubes, du métal, du béton et du verre partout, comme des corps malades et encore inertes, raccordées à une vie artificielle, alors qu’en Ile-de-France, il y avait, fin 2018, déjà 3,2 millions de mètres carrés de bureaux vides (1). Certes, depuis quelques années, face à cette ineptie, les programmes de transformation d’une partie de ces espaces vacants en logement se multiplient, mais le plus simple ne serait-il pas de s’interroger en amont sur la pertinence de lancer de tels chantiers ? Par conséquent, je ne veux pas utiliser ces photos. Ceci dit, peut-être serait-ce l’occasion de le faire aujourd’hui. Nous verrons à la fin de l’étape d’écriture, c’est en général à ce moment là que je réfléchis à la photo que je vais utiliser.

Dans la continuité de cette remarque, quand je lis que les plages sont toujours fermées et le seront peut-être jusqu’à cet été – on peut pourtant se sentir très très seul sur les immenses plages atlantiques –, que les chemins, sentiers, forêts, parcs, lacs, rivières le sont aussi, que des drones et des hélicoptères sont mobilisés pour traquer, en collaboration avec des motards au sol, les randonneurs en montagne – entre 816 et 1690 € de l’heure de vol d’un hélicoptère selon le Sénat soit a minima entre 6 et 13 contraventions par heure si l’on part du principe, faux, que là se limitent les coûts (2) –, j’ai l’impression que c’est la Nature elle-même qui est visée. La Nature, qui n’est pas unique loin s’en faut, dans ce qu’elle offre de liberté, de bien-être, de joie, de respiration, de fuite aussi, où l’on se promène, médite, se repose, contemple, se détend, se ressource, observe, ressens, se reconnecte à plus grand que soi, au sacré, se réfugie, aime, s’éveille, s’initie…

« Aucun homme n’a jamais imaginé à quel point le dialogue avec la nature environnante affectait sa santé ou ses maux » écrivait Henry David Thoreau (le revoilà !). Ces derniers mois, combien de livres, d’expositions, de conférences, sur les bienfaits de la Nature en général, des arbres en particulier ? Combien de recherches, sérieuses, se concluant par le fait que notre santé est intimement liée à notre rapport à la Nature, que ses bienfaits augmentent avec le temps passé à l’extérieur (à partir de 2h par semaine serait un minimum a priori) ? « Un rapport privilégié avec la Nature non seulement initie à une autre « façon » de la voir (Gould, 2001), mais surtout constitue une rencontre avec soi-même (Ormiston, 2003), un retour sur soi bénéfique. Il permet dans certains cas une véritable transformation de soi » écrivaient en 2011 les sociologues Stéphanie Chanvallon et Stéphane Héas (3). L’accès à la Nature, « responsable » bien sûr – c’est le nouveau mot à la mode –, alors que nous traversons une situation d’enfermement non naturelle, ne serait-ce pas un moyen de nous aider à mieux la vivre ? Sous prétexte qu’un éventuel accident mobiliserait des moyens logistiques plus utiles à la lutte contre le coronavirus, l’Etat percevrait donc cette Nature – pas plus dangereuse qu’une casserole d’eau bouillante renversée sur le visage ou qu’une malencontreuse rencontre avec un camion sur un passage piéton – vers laquelle nous tendons instinctivement, comme une menace. Pourquoi ? Est-ce « juste » de l’infantilisation, car les Français ne savent pas se tenir ? Y a-t-il une volonté calculée de ne laisser aucun répit aux citoyens en leur interdisant ces évasions salutaires ?

Je m’étais pourtant encouragée à essayer de ne pas chercher à comprendre ce qui, de mon point de vue, n’avait pas de sens… Mais pas de m’interroger, donc tout va bien ! Je cherche cependant des références historiques et solides allant dans le sens de l’hypothèse que cette conjonction d’interdictions me fait formuler, à savoir cette perception négative et quasi subversive de la Nature par l’Etat de droit. La Nature, par opposition – simpliste et rapide – à la ville, dans les fictions, c’est l’endroit où se réfugient les groupes de résistants, les rebelles qui veulent échapper au pouvoir autoritaire et dictatorial en place, à un système sans valeur à leurs yeux, d’où ils renaissent ou organisent la riposte. Des exemples de genres très variés ? Fahrenheit 451,Les fils de l’homme, The Lobster, Robin des bois, Captain Fantastic… En quête d’une référence sur Minority Report, l’adaptation faite par Spielberg d’une nouvelle de Philip K Dick, je relis des passages de mon mémoire rédigé il y a 15 ans sur la représentation des manipulations génétiques et du clonage dans le cinéma américain de 1986 à 2005, et la façon dont ils questionnent l’humanité. Un prétexte, presque, pour me pencher sur un tas de sujets satellites comme le profil des sociétés dans lesquelles ces histoires émergeaient, la montée des inégalités sociales, les rapports homme-femme, les relations entre science et religion, la virtualisation des rapports humains au service d’une manipulation collective, la désexualisation purificatrice et prophylactique de la société… et il me semble que je parcours un livre d’Histoire, tant tout ce que j’y décris – sur la base de mon corpus de films de l’époque donc – s’est vérifié depuis… Je connais la force et la puissance de l’anticipation mais c’est toujours surprenant de constater à quel point l’humanité semble suivre un scénario déjà écrit depuis longtemps.

Ah voilà une piste intéressante (merci Coralie !). Dans l’essai « Fugitif, où cours-tu ? », l’anthropologue Dénètem Touam Bona  écrivait en effet : « la forêt est un espace strié de toutes parts, mais ses stries sont celles du zèbre, celles d’une tenue de camouflage. Longtemps, les forêts européennes abriteront proscrits, brigands, outlaws (figure de Robin Hood), bandes et minorités en rupture de ban, de sorte qu’en Occident la lutte contre les illégalismes et jacqueries populaires prendra souvent la forme d’une déforestation » (4). En est-on toujours à raser les forêts pour y voir plus clair et traquer les hors-la-loi, comme tendrait à nous le faire penser la manière dont les pouvoirs publics appréhendent les ZAD ? La réponse est-elle dans la question ?

  1. http://www.driea.ile-de-france.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/document_synthese_-_septembre_2019_-_web_.pdf
  2. https://www.lepoint.fr/societe/gilets-jaunes-les-helicopteres-ont-deja-coute-un-million-d-euros-22-03-2019-2303127_23.php
  3. https://www.cairn.info/revue-natures-sciences-societes-2011-4-page-355.htm
  4. https://www.cairn.info/fugitif-ou-cours-tu–9782130735571-page-79.htm

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