Photo-graphies et un peu plus…

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C’est étrange, il semblerait que le déconfinement fasse plus peur que le confinement. Comme si, bien qu’au départ, c’est l’enfermement qui nous effrayait, nous avions désormais plus peur d’être dehors que dedans. Ou plutôt, dehors avec les autres. Malgré Aristote, qui proclamait déjà dans une très très lointaine galaxie, que l’homme était un animal social. Voilà un retournement de situation presque inattendu. Mais qui n’aurait sans doute pas déplu à Pascal, Rousseau ou même Sartre, le premier estimant que l’homme est surtout seul, le deuxième, que la société corrompt l’âme humaine et le dernier, que l’enfer c’est les autres… Voilà qui est bien pratique avec la philosophie : nulle vérité, que des opinions – argumentées bien sûr – que l’on peut adopter au gré de notre humeur, naturellement changeante.

Sans doute sentons-nous que ce qui se profile à l’horizon – cette fameuse ligne qui s’éloigne au fur et à mesure que l’on s’en approche – est aussi flou que le reste, que cette date du 11 mai est finalement un peu arbitraire, qu’elle ne signifie en rien que tout est résolu, bien au contraire, ni que tout est prêt pour ceux qui vont pouvoir reprendre le chemin de l’école, du bureau, du chantier, de la boutique, du cabinet…, mais surtout qu’il est l’heure de relancer la machine – si besoin, il y a à nouveau de la place dans les hôpitaux –, et puis, de toute manière, il faut bien y aller. Ce statu quo ne peut pas durer éternellement. Certes.

Chacun, bon an mal an, est donc en train de s’organiser pour la reprise, moyennant une foultitude de recommandations / consignes / directives / obligations à respecter avant de penser retourner la petite pancarte « Fermé pour cause de covid-19, réouverture à une date ultérieure, les caisses sont vides, d’ici là portez-vous bien ! ». Dans ce contexte pré-libération, j’ai discuté hier avec une orthodontiste avec qui je travaille depuis plusieurs années pour des missions de rédaction (d’ailleurs, si vous avez des besoins, quels qu’ils soient, je suis à vous : ne soyez pas timides, et ayez confiance, je peux écrire avec autant d’enthousiasme que pour mes propres textes sur les pompes funèbres, le sourire idéal, le mobilier commercial ou encore le microbiote ! A cela, s’ajoutent bien entendu mes photographies, qui peuvent également habiller vos murs…).

Quel casse-tête pour ces professionnels en contact direct avec la bouche de leurs patients ! Elle ne se plaint pas, elle s’adapte : installer une machine à laver directement dans le labo pour nettoyer les blouses sur place ; acheter des grands sacs en papier pour que les patients y mettent leurs affaires personnelles et ne posent rien sur le sol, ni sur les chaises, ni dans l’armoire collective, ni sur le bureau ; trouver une solution pour leur masque qu’ils ne pourront retirer qu’une fois bien assis dans le fauteuil ; s’équiper de masques à visière pour soigner en toute sécurité ; réorganiser les journées de travail pour éviter aux assistantes, habitant loin, de prendre les transports aux heures de pointe… Il faut ainsi visualiser l’enchaînement de toutes les actions réalisées avant, pendant et après un rendez-vous pour en identifier les faiblesses potentielles et les solutions à prévoir en amont. La liste est longue et, évidemment, évolue chaque jour.

Cette logistique extrême, ce réaménagement minutieux qui se met en place pour une durée indéterminée et nécessite de revoir toutes ses pratiques devrait faire diminuer le niveau d’anxiété et de peur. Car, comme le rappelle le politologue Dominique Moïsi, « vivre sous l’emprise de la peur, c’est non seulement s’inquiéter du présent, mais attendre plus de dangers encore du futur. La peur est l’inverse absolu de l’espoir, émotion dans laquelle le futur ne peut qu’être plus radieux encore que le présent » (1). Et j’insiste lourdement en citant à nouveau le philosophe Patrick Viveret : « Derrière tous les phénomènes de dominations et de captations, vous trouvez de la peur. Le désir c’est le contraire de la sidération. Le premier élément, c’est de retrouver une énergie du désir, c’est-à-dire une capacité de débloquer l’imaginaire qui permette effectivement de redire : “oui d’autres voies, d’autres mondes, sont possibles”. Nous avons besoin de nous remobiliser du côté des forces de vie. Et à ce moment-là, la capacité à opposer au couple des mesures « mal être et mal de vivre » un autre couple qui est celui de la simplicité et de la joie de vivre, devient un acte de résistance politique. Quand les systèmes de domination sont fondés sur le malheur et sur la maltraitance, choisir d’être heureux, c’est un acte de résistance. » (2) Voilà, c’est clair, net et précis !

Ce qui nous amène au monde de demain, ou plutôt, puisque là aussi, c’est devenu la formule consacrée, « Le Monde D’Après », LMDA pour les plus pressés ! J’ai l’impression que nous n’avions jamais utilisé cette expression auparavant. En tout cas, pas autant, et pas de mémoire de ma courte vie de quarantenaire. Face à un événement global tel que celui-ci, cela a à la fois du sens – pour le philosophe Roger Pol-Droit, bien plus âgé que moi donc plus à même de peser ses mots, « jamais peut-être il n’y a eu une expérience intime et mondiale d’une telle ampleur » (3), expérience qui nous rapproche les uns des autres – et absolument aucun sens – tout comme il n’y a pas une réalité mais des réalités, il n’y a pas un monde mais une pluralité de mondes, et je ne pense pas, là, à celle évoquée par Guillaume d’Ockham au Moyen-Âge. Il suffit en effet de réaliser à quel point chaque pays a vécu et vit cette pandémie en cours de façon singulière – selon sa densité de population, son système de santé, sa situation géographique, son régime politique, ses dirigeants, ses habitudes culturelles, peut-être même son climat, son rapport au pouvoir, sa conscience sociale… – pour comprendre que parler d’un monde est réducteur, illusoire et tout autant légitime. Jamais, donc, nous n’avons attendu demain avec autant d’impatience, d’espoir, mais aussi de crainte, ne nous leurrons pas. Par curiosité, j’ai lancé une requête internet sur la formule « le monde d’après » (4), entre guillemets pour que l’expression ne soit pas tronquée. Résultat ? 6 720 000 résultats. C’est dire l’engouement pour ce qui se prépare ! Puis-je l’utiliser comme une sorte de baromètre ? Allez, quelques uns en vrac : « La Chine va-t-elle dominer le monde d’après ? », « Et si c’était l’heure de tout réinventer ? », « Le « monde d’après » sera-t-il différent ? », « Le « monde d’après » est repoussé à plus tard… », « Ma crainte, c’est que le monde d’après ressemble au monde d’avant, mais en pire », « Le monde d’après aura un goût d’ancien monde », « McDo et le monde d’après », « S’inspirer des films pour penser le monde d’après », « Inventons ensemble le monde d’après », « Mais à quoi va ressembler le monde d’après ? », « Le monde d’après, mais après quoi ? », « Les paradis fiscaux et le monde d’après », « Et si le monde d’après existait déjà dans le monde d’aujourd’hui », « Flammarion jeunesse invite les enfants à dessiner le monde d’après », « Le monde d’après, c’était mieux avant ! », « Une révolution écologique et sociale pour construire le monde d’après », « Le monde d’après, une illusion ? », « Or le monde d’après sera féminisé ou ne sera pas », « Le monde d’après sera profondément impacté par une révolution numérique qui vient tout juste de commencer », « Le « monde d’après » n’a jamais été aussi proche », « Nous refusons que le « monde d’après » se décide dans la boîte noire institutionnelle ». Et plein d’autres donc… Tout cela, je me dis, qu’à nouveau, ce sont des idées, des projections abstraites, des exercices de pensée et qu’au fond, il est évidemment trop tôt pour savoir.

Et puis, il y a cette consultation, ouverte depuis le 10 avril et jusqu’au 25 mai, que je découvre aujourd’hui, organisée conjointement par La Croix-Rouge française, le WWF France, Make.org, le Groupe SOS, Unis-Cité et le Mouvement UP qui nous invite « à répondre à cette question cruciale : « Crise Covid-19 : Comment inventer tous ensemble le monde d’après ? » (5). Depuis le 10 avril donc, les gens, nous donc, peuvent faire des propositions sur divers sujets (listés par ordre décroissant de propositions, ce qui donne aussi une idée des priorités des proposants) : protection de l’environnement (3903 propositions), alimentation et agriculture, emploi et salaire, transport et mobilité, démocratie et institutions, politiques économiques, santé, écoles, emballages et déchets, solidarité, fiscalité et impôts, énergies, Europe, logement, digital et numérique, services publics, allocations et aides (100 propositions). Les plus plébiscitées par les votes seront rassemblées dans un Agenda citoyen que les initiateurs de la consultation transmettront à qui de droit « pour construire ensemble le monde de l’après-crise ». Développer l’agroécologie et les circuits courts, réduire les lumières des villes et éteindre les enseignes commerciales, tendre vers le zéro déchet, revoir les possibilités de télé-travail, relocaliser au maximum les produits de première nécessité, garder une indépendance face aux besoins en énergie, santé, emploi ; sauver l’hôpital public ; éduquer les enfants dès la maternelle avec des programmes spécifiques à la protection et à la sauvegarde de la vie sur Terre sont, pour l’heure, les idées les plus populaires. Vous penserez peut-être, un peu comme moi par moments, que c’est un peu comme les documentaires, ce type de consultation prêche des convaincus. Mais, quand bien même, il faut bien commencer quelque part. Et même si ces propositions restent lettre morte auprès des décideurs – l’histoire nous a montré qu’il fallait envisager cette possibilité –, ce sont autant d’idées qu’à petite échelle, nous pouvons tenter de mettre en œuvre… Un peu comme les colibris de Pierre Rabhi, par lequel je conclus aujourd’hui : « Si chacun de nous fait le peu qu’il peut avec conviction et responsabilité, je vous assure que l’on fera énormément ».

 

  1. https://www.institutmontaigne.org/blog/le-coronavirus-une-geopolitique-des-peurs
  2. http://la-maison-forte.com/mars-le-droit-detre-heureux
  3. https://www.rts.ch/info/culture/11192073-pour-le-philosophe-roger-pol-droit-le-coronavirus-est-un-tsunami-mental.html
  4. Pour voir ce qu’il en était du côté des non-francophones – la réflexion doit nous occuper aux 4 coins de la planète non ? –, j’ai cherché l’équivalent en anglais du monde d’après… D’abord en traduisant littéralement l’expression, mais cela renvoie plutôt à des films post-apocalyptiques, puis en m’en éloignant un peu. Jusqu’à trouver a priori : « post-coronavirus world » ! Une expression que je trouve plus pragmatique, plus ciblée, moins philosophique aussi…
  5. https://make.org/FR-fr/consultation/le-monde-dapres/consultation

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