Photo-graphies et un peu plus…

Je me lève avec une envie. Rien de bien extravagant. Ecouter Avec le temps. Comme nous sommes à une époque où il suffit d’avoir un désir pour qu’il soit presque aussitôt assouvi, j’allume ma machine à puces, lance le renard en feu et ouvre Grooveshark (un Deezer sans frontières). Je clique sur la loupe, entendez « rechercher une musique ». Tactac tac tac. Avec le temps. Là, normalement, un tout s’en va vous arrive au bout des lèvres avant même que la liste ne s’affiche. Encore un de ces airs entêtants susceptibles de nous accompagner pendant des jours entiers… Lecture. Qui n’est pas une lecture au sens propre. La musique envahit l’espace et sa mélancolie avec. Dans la foulée (qui ne me fait pas bouger d’un iota), je lance (qui, évidemment, ne me fait rien jeter – qu’il doit être difficile d’apprendre le français !) une requête (et non une rocket) sur Léo Ferré (encore une histoire de chemin de fer, me direz-vous !). Léo Ferré chante Aragon. Dans l’instant, je suis embarquée dans un voyage dans le temps non réservé. Je suis là, dans une grande pièce pleine de tables, très éclairée, face à une inspectrice qui me demande ce dont je souhaite parler. Le roman inachevé. Aragon. Poésie. Contrairement à ce que laisse entendre le titre. Il n’aurait fallu.

« Il n’aurait fallu / qu’un moment de plus / pour que la mort vienne / mais une main nue / alors est venue / qui a pris la mienne // Qui donc a rendu / leurs couleurs perdues / aux jours aux semaines / sa réalité / à l’immense été / des choses humaines // Moi qui frémissais / toujours je ne sais / de quelle colère / deux bras ont suffi / pour faire à ma vie / un grand collier d’air // Rien qu’un mouvement / ce geste en dormant / léger qui me frôle / un souffle posé / moins une rosée / contre mon épaule // Un front qui s’appuie / à moi dans la nuit / deux grands yeux ouverts et tout m’a semblé / comme un champ de blé dans cet univers // Un tendre jardin / dans l’herbe où soudain / la verveine pousse / et mon cœur défunt / renaît au parfum / qui fait l’ombre douce. »

« Vous connaissez la chanson de Léo Ferré ? » me demande-t-elle. Je transpire. « Non. » Elle, inspectrice de mon bac français, qui ne pensait pas avoir une réponse aussi précise à sa question (cas qu’il faut pourtant envisager lorsqu’on en pose une), me croit timide. Persuadée que je connais l’interprétation qu’en a faite Léo Ferré, elle insiste. Ce n’est pas de la coquetterie. Je ne connais pas. Tremblement sans stupeur. Et à l’époque, pas d’antisèche universelle pour réparer cette inculture en 0,32 s. Le passage au grill achevé, j’oublie cette histoire de chanson. Enfin, pas totalement, mais je ne me rue pas chez le premier disquaire pour acheter le dernier 33 tours de Léo Ferré. Les années passent et me voilà avec cette envie matinale de Avec le temps, qui s’affiche, à présent, comme une sorte de mise en abyme. Car non, avec le temps, tout ne s’en va pas. Pas les vers d’une poésie apprise par cœur, pas les tables de multiplication récitées avec le même ton enjoué qu’à 8 ans (4fois8 32, 6fois7 42, 5fois3 15…), ni les déclinaisons latines (rosa, rosa, rosam…)… Je suis toujours fascinée par la façon dont les souvenirs enfouis sous des couches indéterminées d’autres souvenirs, pas forcément plus récents d’ailleurs, rejaillissent sans prévenir à la vision d’un simple mot ou d’une image et défilent, devant nos yeux, comme une cascade de dominos… Reste à retrouver la raison de cette envie à une heure où rien de conscient ne s’est encore passé. Quant à la chanson, je préfère la lecture. La vraie.

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