Il y a quelques mois ou plutôt années, je ne sais plus, j’ai réalisé que nous faisions des mathématiques en permanence sans nous en rendre vraiment compte. Personnellement, je n’ai rien contre elles, j’ai été élevée à coup d’équations à résoudre et d’inconnues à identifier – j’ai même fini par y prendre goût -, mais j’ai bien conscience que les mathématiques resteront à jamais un cauchemar pour beaucoup. La révélation m’est apparue en attrapant un banal carton dont je ne connaissais pas le contenu. Je me suis baissée pour le récupérer au sol et, étrangement, je l’ai presque envoyé au plafond. Que s’était-il passé ?
Inconsciemment, j’avais manifestement fait de savants calculs mathématiques en me projetant, dans un premier temps, sur un poids supposé du carton et, dans la foulée, en configurant ma force à déployer pour que je sois en mesure de soulever ce poids hypothétique. En d’autres termes, j’avais imaginé que le carton serait plein et mon corps s’était donc préparé, en amont, à hisser quelque chose de lourd. Au moment où j’ai réalisé que le carton était en fait vide, a fortiori, très léger, mon cerveau avait déjà échangé avec mes neurones moteurs et tout calculé pour commander les mouvements adéquats à mes muscles. Résultat : la force déployée était disproportionnée par rapport à la masse à finalement soulever, et le carton s’est quasi envolé. N’est-ce pas absolument fascinant ? Si, si ! Bien sûr, le carton n’est qu’un exemple, voire, qu’un mot. Et ce raisonnement vaut aussi pour des pierres et roches, qui, elles aussi, peuvent être trompeuses, ce que confirme toute rencontre avec du basalte vacuolaire…
Les mécanismes « réflexe » de notre corps ont toujours quelque chose d’un peu bouleversant car, d’une certaine manière, ils outrepassent notre conscience. Même si, a posteriori, on peut comprendre les raisons pour lesquelles ils se sont déclenchés, à l’instant t, ils demeurent inattendus. Ainsi en est-il de la très classe « chair de poule », réaction – réflexe donc – du corps face à certains stimuli, classiquement le froid – comme ici -, ou une émotion forte – la peur, le plaisir, la jouissance… Face à de telles situations, une batterie de muscles horripilateurs reliant poils et peau se contractent, entraînant, dans la foulée, trois réactions en chaîne : des micro-bosses à la surface de la peau, des poils dressés et une fine couche d’air isolante destinée, originellement, à réguler la température de notre corps très attaché à ses 37°C (quelle sophistication au passage !). Il n’est d’ailleurs pas nécessaire d’avoir froid pour avoir la chair de poule, une émotion forte ressentie alors que la température extérieure est de 39°C pouvant également déclencher un épisode de piloérection. La faute à notre cerveau et à notre hypothalamus, stimulés de façon similaire dans les deux cas !
Oh, le long et strident crissement de craie sur un tableau en ardoise ! Le simple fait d’y penser – quelle complexité à nouveau ! – provoque une décharge rayonnant le long de ma colonne vertébrale jusqu’à titiller les muscles horripilateurs de mes bras (j’adore découvrir de nouveaux mots impossibles à placer dans une conversation !). Une émotion forte ? J’en doute ! Même écho cutané face aux émotions collectives : quand, tout d’un coup, de parfaits inconnus partageant un même événement se retrouvent dans un geste unique, qui en devient extrêmement puissant. Là, c’est une émotion forte positive. Voire euphorique.
Cela peut se produire à l’occasion d’un concert par exemple, quand le public se met à chanter en chœur, ou quand arrive enfin le tour de notre chanson préférée et qu’on la reconnaît dès les premières mesures. Se produit alors le même phénomène qu’avec la craie crissant lentement sur le tableau noir (oui, je le fais exprès : craie, craie, craie !) : l’émotion – ici, de plaisir – est anticipée. Et rebelote pour nos muscles horripilateurs, décidément très sollicités ce soir. C’est là le fruit d’une délicate et subtile mécanique interne mise au jour par une équipe de chercheurs canadiens et convoquant, pêle-mêle, décharge de dopamine – un neurotransmetteur impliqué, entre autres, dans l’humeur et jouant un rôle central dans la dépendance (à la drogue oui, mais aussi au chocolat) et le renforcement positif (schématiquement : reproduire ce qui nous fait plaisir) -, circuit de la récompense (désir – action – satisfaction) et neurones du striatum (en mode reconnaissance).
Pour aboutir à cette conclusion – l’anticipation d’un intense plaisir produit par la musique déclenche une décharge de dopamine, laquelle est elle-même liée à la dépendance donc, ce qui expliquerait peut-être pourquoi nous sommes capables d’écouter des heures, et des jours, et des semaines, la même musique sans nous lasser pour autant -, les chercheurs ont fait écouter à leurs cobayes PETscannés et IRMf-isés des titres qu’ils avaient eux-mêmes choisis pour leur donner la chair de poule. J’ai testé pour vous (j’espère que vous louerez mon degré d’investissement pour ce duo) et ai donc écouté tous les morceaux proposés dont je connaissais la plupart. Malheureusement, pas de sursaut émotionnel pileux… Et voilà qu’hier matin, j’ai écouté ça…
C’est certainement la question qui m’est posée le plus spontanément lorsque j’apprends à quelqu’un que je « fais » de la photo. Quelle est ma spécialité, en somme ? La question a beau être tout à fait légitime – le progrès et la complexité ont fait de nous des êtres spécialisés -, il m’est toujours difficile d’y répondre tant j’ai la sensation de ne privilégier aucune piste. La succession quotidienne de mes clichés sur ce site l’atteste mieux que mes mots. Reste que, comme tout autour de nous, rien n’est figé et tout évolue. Ainsi, il y a encore 4 ans, je pouvais annoncer que je ne faisais quasiment pas de portrait ou de photos où les hommes – au sens large, mes congénères donc – étaient au cœur du sujet et non pas des éléments parmi d’autres de mon champ visuel, ou encore les simples garants d’une universalité flattant mon idéal d’équité. Et puis, j’ai eu envie d’essayer de m’en approcher. Cela ne s’est pas fait sans appréhension, la distance, en particulier, à trouver d’abord puis à instaurer ensuite, entre le « sujet » et soi n’ayant rien à voir avec celle qui s’installe lorsque ce sujet est un paysage par exemple. Et je mets ici de côté le fait que, pour le paysage, le voyeur – simple observateur ou photographe – n’existe pas vraiment. Ce n’est pas le cas pour un autre être humain, quels que soient les efforts de discrétion fournis pour être invisible. Le théâtre s’est avéré être l’une de mes portes d’entrée vers les autres. Il ne s’agit donc là pas de réalité mais de sa représentation.
Avec la Cie Le Bouc sur le toit, que j’ai depuis intégrée, en tant que curieuse – mon métier officiel -, j’ai découvert un monde. Et en tant que photographe, un autre rapport à la distance donc, mais également à la lumière et au temps. Mettons la lumière dans un coin pour l’instant. Quand je parle de temps, je pense à celui de l’action. A moins d’assister aux répétitions et de finir par connaître la pièce travaillée par cœur – ce qui, en pratique, est mon cas -, tout n’est que surprise. Les déplacements, les échanges, les confrontations… A tel point qu’il peut être difficile d’anticiper ce qui va se produire sur scène. De l’autre côté de l’œilleton, cela requiert donc une attention extrême doublée d’une réactivité sans faille. Or, entre le moment où quelque chose se passe, dans la réalité je le précise même s’il n’y a pas vraiment d’alternative, et celui où l’on prend conscience de ce qui s’est passé, il s’écoule déjà 300 ms pour un adulte lambda ; il en faut 150 de plus au minimum pour prendre une simple décision, puis encore 70 pour amorcer la réponse motrice – en l’occurrence, prendre une photo, déclencher. Cela peut vous sembler infinitésimal, mais, à l’échelle d’un regard entre deux personnes, d’un geste subliminal, il est presque déjà trop tard, et ce, pour des raisons totalement indépendantes de notre volonté. De fait, la chance est un facteur à ne pas négliger dans ce contexte… Mais avec un peu d’entraînement, les résultats s’affinent.
Il y a encore quelques jours, je pouvais aussi dire que je ne m’étais jamais essayée à la photo de sport. Et, comme avec le théâtre, j’ai eu envie de voir. Cela aurait pu être du basket-ball, de la natation synchronisée, de l’escrime, c’est vers le foot que je me suis tournée. Les rencontres, ou connaissances, ou amis, ou autres, permettent souvent de réduire le champ des possibles de fenêtres trop grandes ouvertes. Très schématiquement, au foot, des personnes courent après un ballon et tapent dedans dans l’espoir de l’envoyer au fond du filet de l’équipe adverse. Dans les deux cas – courir et taper -, ce sont des gestes qui se préparent un minimum. N’ayant pas la célérité d’une mouche – ces empêcheuses de tourner en rond modifient subrepticement leur plan de vol en moins d’un centième de seconde, soit 50 fois plus rapidement que le temps nécessaire à un œil pour cligner -, lorsque vous vous mettez à courir, ou à sauter, ou à marcher, un observateur extérieur – étrange formule : quid de l’observateur intérieur ? – peut pré-voir, sans trop de risque de se tromper, où vous serez l’instant d’après. Il s’agit là de cinétique de base, de balistique, d’une banale histoire de trajectoire dépendant de conditions initiales. Cette remarque n’en est pas moins cruciale aux yeux du photographe puisque cela signifie que, contrairement à ce qui se passe sur scène et indépendamment de la lenteur intrinsèque de son cerveau dont il ne peut décemment pas se plaindre, il peut anticiper l’action suivante et donc, moyennant quelques rapides calculs, se préparer pour déclencher au « bon moment ». Bien sûr, d’autres paramètres entrent en jeu pour compliquer la prise de vue.
La vitesse en est un, et par extension, la distance, le ballon de football, envoyé de-ci de-là, se muant ici en une sorte de machine à voyager dans le temps. Certes, pas très loin, tout au plus quelques secondes dans le futur, et qui plus est, dans une même unité de lieu générale. Mais c’est loin d’être négligeable. Et pour le photographe, qui n’est pas un ballon, et, à ce titre, a besoin de temps pour se déplacer d’un point A à un point B et se retrouver face à l’action, la donne change. D’autant plus que pendant ce laps de temps, ledit ballon a très bien pu faire un nouveau voyage et se retrouver de l’autre côté du terrain. Ce n’est plus le cerveau qui freine mais bien le corps, son poids, son inertie, son ancrage au sol, pire son incapacité à voler… De fait, la chance est également un facteur à ne pas négliger dans ce contexte sportif. Et d’ailleurs, je lui dois cette image de prime abord sans relief : dans le feu de l’action, affairée à régler cadrage, mise au point, vitesse, zoom, je n’ai pas réalisé que le ballon, exactement au centre de l’image et dans lequel la joueuse au bandeau s’apprête à frapper, n’avait pas vraiment la taille réglementaire et, encore mieux, se jouait subtilement des perspectives et des illusions…
Cela fait bien longtemps que je souhaite vous parler d’elle, et, par ricochet, du temps. De lui, en réalité, j’en parle tout le temps… « Depuis la nuit des temps » donc – environ 492 000 occurrences en 0,38 seconde dans un moteur de recherche dont l’ambition est de vous prouver qu’il peut répondre à toutes vos questions en un rien de temps, et même moins que ça – fait partie de ces expressions légèrement sur-évaluées à mes yeux et un brin démagogues. Elle est sublime, indéniablement poétique en plus de nous transporter dans les « confins des sphères étoilées » chers à Baudelaire, mais enfin, la nuit des temps, concrètement, c’est quand ?
Je vous taquine… J’ai bien conscience que ces quelques mots font écho à un événement, une action, un comportement qui se reproduit et perdure depuis très très longtemps, si longtemps en fait, que nous avons l’impression qu’il ou elle existe depuis toujours. C’est-à-dire, quoi, 14 milliards d’années ? Une vision bien réductrice de l’univers qui laisse entendre qu’il n’y avait rien avant le Big Bang, ce qui relève du même anthropocentrisme que de penser que nous sommes seuls dans cet incommensurable univers, même si, dans les deux cas, nous n’en savons fichtrement rien. Par ailleurs, cette impression de permanence induit aussi que le temps a lui-même toujours existé… alors même que les théories de la relativité restreinte puis générale ont conduit Albert Einstein – dont, petite parenthèse, le cerveau a été prélevé, subtilisé et caché des années durant par le Dr Thomas Harvey, le médecin légiste qui avait procédé à son autopsie, post-mortem je précise, et qui croyait y trouver les stigmates de son incroyable intelligence – à déclarer que le temps n’existait pas en tant que tel, c’est-à-dire indépendamment de l’espace. D’où la consécration du nouveau couple espace-temps. Je vous rassure immédiatement, cela ne remet absolument pas en question la réalité des rendez-vous que vous avez pris pour demain matin, ni celle, moins glorieuse, de vos retards récurrents.
Le plus déconcertant reste d’être obsédé – et je pèse mes mots : la perception du temps qui passe peut être une obsession, même si c’est inexact d’en parler en ces termes, car le temps lui-même a toujours la même durée, c’est simplement la façon dont nous utilisons cette durée qui évolue et crée cette impression de temps qui s’accélère – par « quelque chose », une entité impalpable, invisible, inodore, silencieuse qui n’existe pas « en vrai ». Mais encore faudrait-il ensuite s’assurer de ce qu’est le vrai. Difficile d’en sortir indemne…
Revenons donc à nos moutons. Ceux que l’on compte le soir dans l’espoir de s’endormir plus rapidement. Cette méthode a d’ailleurs un petit quelque chose de suranné en 2015, puisque, comme partout sur cette Terre, les populations ont opéré une profonde translation des campagnes vers les villes, où, comme chacun sait, nous avons plus de probabilité de croiser les moutons débités dans des barquettes sous film plastique que bêlant dans des champs qui ne sont plus qu’un vaste souvenir. Imaginez un peu le cauchemar : une côte, deux côtes, trois côtes… Pas très convaincant pour trouver le sommeil ! Et finalement, cette expression renvoie elle-même à des temps lointains, moins urbains, où compter les moutons avait un sens… Mais faisons fi des bouleversements planétaires et autres redistributions humaines… Que nous ne soyons plus entourés de moutons n’a pas de réelle importance, c’est une image. Ce qui lui suffit amplement à générer l’effet escompté. La preuve ? Depuis, la nuit détend.
Voilà, vous êtes sur le pas de la porte, prêt à dévaler les quelques étages qui vous séparent de la terre ferme où vous ferez une courte escale avant, sûrement, de devoir vous hisser à un nouvel étage plus ou moins élevé pour une bonne partie de votre journée. Vous êtes même déjà en train d’énumérer mentalement vos différents rendez-vous, réunions et autres tâches solitaires pour organiser au mieux votre temps. Le trousseau en main, la clé déjà engagée dans la serrure centrale, vous vous apprêtez à fermer la porte de votre domicile pour de bon quand tout à coup, un pressentiment, que vous ne connaissez que trop bien puisqu’il est quotidien, réussit à se frayer un chemin jusqu’à votre conscience, mettant instantanément votre essai de planification entre parenthèse : « J’ai l’impression d’avoir oublié quelque chose… ».
Vous voilà donc, toujours devant votre porte entrouverte, à « tout » passer en revue. « Ai-je bien éteint le feu ? » Vous savez pertinemment que oui mais vous poussez malgré tout la porte pour vérifier. Notez au passage que vous continuez à employer le mot « feu » alors que vous êtes passé à l’induction il y a plus de 15 ans, et que, de fait, du feu, il n’en reste plus vraiment. « J’ai dû oublier ma carte de transport ! » Et de fouiller frénétiquement dans votre sac, profond et multi-poches, en quête de votre précieux sésame, rangé là où il l’est toujours. « Ah, mon badge, c’est ça, c’est mon badge ! ». Rebelote. Il est bien à sa place, à attendre sagement son flirt du jour avec le portique qui bippe. « Les clés ? » « Dans ta main, Charlotte ! »… Ce rituel matinal fait en effet partie de ces rares moments où l’on fait soi-même les questions et les réponses, et où l’on s’autorise également à s’auto-insulter. « La fenêtre de la salle de bains peut-être ? » Fermée bien sûr. Vous êtes alors sur le point de tout boucler quand l’étincelle se produit : « Ton portable ! » L’horreur ! Imaginez-vous sortir sans votre doudoudadulte ! Comme tout le reste, comme toujours, le téléphone est dans sa cabine feutrée.
Vous avez ainsi perdu 6 bonnes minutes à vérifier, quasi en transe, ce que vous saviez déjà, sans être pour autant capable de passer outre. Rassuré, vous fermez enfin votre porte et dévalez donc les escaliers, le cœur léger et l’esprit moqueur face aux facéties de votre cerveau, ce sacré joueur… Dans 95% des cas, la journée se passe formidablement bien, sans anicroche, c’est-à-dire que, malgré ce que vous susurrait votre petite voix intérieure matinale, vous n’avez vraiment rien oublié. Et parfois, très rarement, une personne – un ami, un collègue, que sais-je encore, un chien ? – avec qui vous venez de passer une heure, ou deux, et que vous êtes sur le point de quitter vous lance, très gentiment : « Au fait, tu ne devais pas m’apporter le plan de Bruxelles ? » « J’étais sûr que j’avais oublié quelque chose en partant ce matin ! » Ce qui ne fait qu’alimenter le processus…
Lorsque vous arpentez une ville avec un appareil photo en bandoulière, la probabilité de survenue de certains événements particuliers augmente drastiquement. C’est un peu comme lorsque vous fumez une cigarette en plein rue, il y a plus de chance qu’une personne ayant le tabac mais pas le feu vous interpelle pour que vous l’allumiez, la cigarette, plutôt que votre camarade de marche qui a décidé d’arrêter de fumer pile poil la semaine passée (ce qui fait de vous un ami pas très empathique au passage, mais c’est une autre histoire). Les informations que son cerveau a eu à traiter pour en arriver à cette conclusion ne sont pas très complexes : puisque votre cigarette est allumée, alors vous devez disposer de ce que nous appelons communément, un briquet. A défaut, des allumettes. Bien sûr, la probabilité pour que vous ayez vous-même demandé du feu à une autre personne qui fumait à une terrasse accompagnée d’un ristretto et d’un journal n’est pas nulle. Et ainsi de suite. Mais elle est faible.
Même chose avec l’appareil photo. En plus d’augmenter la probabilité que vous vous en serviez et donc preniez effectivement des photos, en avoir un autour du cou vous expose à certaines demandes, en particulier dans les lieux touristiques. Gestuelles parfois : un couple (ou trouple ou groupe) s’approche de vous, hésitant et souriant à la fois, vous indique son propre appareil photo puis un monument dans le champ (visuel), enchaîne avec des allers-retours de la main entre l’appareil, le monument (ou autre), eux et vous, avant de simuler une prise de vue avec l’index. Vous aviez compris bien avant cette ultime étape… Les demandes peuvent aussi être verbales : « Could you take a picture of us, please? ». Oui, souvent, les gens qui demandent à être pris en photo sont polis. Comme les joyeux lurons ci-dessus, qui m’ont vue me contorsionner au sol pour prendre de sombres et menaçants nuages que vous ne pouvez malheureusement pas admirer ici. J’en entends déjà plusieurs se dire : « Mais comment se fait-il que tu aies la photo si tu l’as prise avec leur appareil ? » (Oui, mes lecteurs peuvent me tutoyer.) Facile, mais pas systématique : une fois leur photo prise, je demande si je peux en prendre une pour moi, pour ma galerie personnelle d’heureux anonymes…
J’aime beaucoup lorsqu’un peintre s’extrait des confins de son atelier, pose son chevalet en extérieur, à la lumière naturelle, face à un paysage suffisamment remarquable pour que d’autres le prennent en photo, laissant ainsi croire aux curieux voyeurs aux alentours qu’il va le reproduire à l’identique alors qu’en réalité, il a, dès le premier coup de pinceau, décidé qu’il ne ferait que s’en inspirer. Ce que l’indiscret réalise rapidement et non sans étonnement en s’approchant un peu plus de lui… Pourquoi – peut se demander ce dernier – se placer sciemment à cet endroit stratégique si, finalement, le but est de ne faire que de l’approximatif ? Indépendamment du fait que prendre l’air est bon pour la santé, a fortiori peindre à l’air, cet exemple illustre le fait que si nous voyons bien tous la même chose – une scène bucolique comprenant verdure, village, haut clocher argenté et rivière en contrebas -, et que si beaucoup d’entre nous ne voient pas autre chose, pour certains, ces éléments factuels ne sont que le point de départ d’une nouvelle aventure, d’un nouveau voyage vers une autre vision, un ailleurs qui s’est imaginé entre le moment où les yeux ont « vu » et où le cerveau a réinterprété… Personnellement, je trouve cela captivant. Que l’on aime, ou pas, le résultat…
Vous l’avez probablement remarqué et même personnellement expérimenté, nous avons tous une sorte de radar interne se mettant instinctivement en branle et allumant nos warning – merci à notre cerveau reptilien d’être encore actif ! – dès lors qu’une personne pénètre un périmètre que nous estimons intime sans l’être pour autant, un intime. Bien sûr, il peut y avoir des circonstances atténuantes et une tolérance en fonction de la situation dans laquelle nous nous trouvons.
Par exemple, dans le métro à l’heure de pointe ou dans une galerie commerciale un samedi après-midi où nous sommes cernés par des inconnus à l’allure parfois patibulaire, alors que nous devrions typiquement être dans la configuration d’une distance publique voire sociale (soit entre 1,20 m et plus de 7 m entre les uns et les autres), la frontière de l’intime (sous les 45 cm) est souvent franchie sans pour autant que nous nous repassions notre dernier cours de self defense en accéléré. Car si notre cerveau commence par nous avertir « Arouuuu, attention, plusieurs individus non identifiés vont entrer dans votre périmètre de sécurité (oui, mon cerveau me vouvoie, question de respect !) : contact inévitable« , il sait aussi s’adapter « Surtout, ne paniquez pas !Et poursuivez votre chemin en faisant comme les autres ! » C’est-à-dire donner des coups d’épaule pour se faufiler dans certains pays, ou, surtout ne pas toucher l’autre dans d’autres sous peine de réanimer le dinosaure qui sommeille en lui…
Mais il arrive aussi que vous vous retrouviez avec des gens – des personnes que vous connaissez bien, avec lesquelles vous vous sentez bien, en qui vous avez confiance – ne gérant pas les distances – personnelles a priori, donc, entre 45 cm et 1m20 – de la même façon que vous. Ce qui peut donner lieu à une jolie valse dont vous êtes le/la seul/e à être conscient/e pour la simple et bonne raison que c’est vous qui menez la danse. Et si vous menez la danse, c’est tout bonnement parce que vous trouvez qu’ils sont trop proches de vous voire au seuil de votre distance intime. Gêné/e par cette proximité – qui n’est pas de la promiscuité pour autant -, vous vous sentez obligé/e de reculer d’un pas, ce qui vous replace à une distance que vous jugez désormais raisonnable. Vous pouvez alors poursuivre la conversation sans être perturbé/e par ces centimètres qui vous séparent les uns des autres. Mais voilà qu’en réaction à votre repli, les autres se rapprochent à nouveau, jusqu’à retrouver la configuration initiale. Warning en alerte, vous faites un nouveau pas en arrière en vous déportant un peu sur le côté, en espérant que cette fois-ci, cela leur montera au cerveau. Et bien non ! Car tout cela se fait de façon totalement inconsciente. Pour vous en assurer, vous rééditez même l’expérience – c’est ça, la démarche scientifique – qui se conclut effectivement de la même manière que les deux fois précédentes. Après 5 minutes de ce petit va-et-vient qui vous amuse et vous agace à la fois, vous avez bougé de 5 mètres vers le sud-ouest. Vous êtes bien le/a seul/e à l’avoir remarqué mais vous êtes aussi le/a seul/e à ne plus savoir du tout ce qui s’est dit pendant ce laps de temps, trop occupé/e que vous étiez à chercher à maîtriser l’espace…
Je ne reviendrai pas sur cet état de fait malheureux : une journée fait 24h, pas une minute de plus, pas une de moins. Comme nous n’avons pas – l’espèce humaine – ce pouvoir surnaturel d’augmenter la durée d’une journée, nous nous sommes contentés de faire ce qui était dans nos capacités, à savoir multiplier ce que l’on pouvait faire en un jour. Des gens brillants ont inventé des machines volant à 1 000 km/h, raccourcissant les distances, et donc le temps, entre deux destinations lointaines ; d’autres ont créé des machines lavant et séchant le linge automatiquement, permettant à celles qui s’en occupaient de faire autre chose pendant ce temps ; certains ont même conçu des machines destinées à penser et à calculer à leur place, pour aller encore plus vite. Ces dernières génèrent d’ailleurs tellement de données que le cerveau humain n’est plus capable de les analyser, mais il est suffisamment malin par ailleurs pour créer d’autres machines qui se chargeront de trier les données pertinentes voire de les pré-interpréter.
A chaque fois que du temps est gagné sur la journée de 24h, c’est qu’il y a technologies. Ces dernières années, elles ont massivement inondé les modes de communication, de telle sorte que nous sommes, à tout instant, en « contact » avec les autres – connus ou inconnus -, avec ce qui se passe ici et surtout ailleurs, hors de notre portée visuelle, auditive, olfactive ou sensorielle. « Contact » est d’ailleurs un abus de langage hérité de cette époque où les gens se voyaient réellement, cette phrase n’étant pas aussi rétrograde qu’il n’y paraît… Et si ce n’est pour communiquer, c’est au moins pour s’informer. Des plus futiles aux plus fondamentales, les informations tombent, non hiérarchisées, à un rythme effréné. Ce déluge de savoirs et de connaissances, – deux notions à redéfinir ? – diversement intéressantes donc, est véritablement effrayant dès lors que l’on accepte de prendre un peu de recul (sans celui-ci, on est dans la phase d’incompétence inconsciente que j’évoquais dans Et la lumière fut). Et le rythme n’est pas destiné à décélérer, bien au contraire. D’ici 4 ans, les pros du secteur estiment en effet que le trafic Internet annuel de notre chère planète bleue atteindra les 1,3 zettaoctet. Vous ne savez pas ce que cela signifie ? Moi non plus ! Pour ne pas finir la journée plus bête que ce matin, voici : un zettaoctet, c’est un 1 suivi de 21 zéros. On ne se le figure pas plus pour autant : c’est en fait près de quatre fois plus qu’aujourd’hui… Toujours en 2016, 45% de la population mondiale devrait être connectée à cet informateur universel ! On imagine que l’on s’active déjà dans les tuyaux pour que tout ce monde en quête d’échanges ait réellement accès à un débit digne de ce nom, le très haut-débit, voire la fibre optique (on ne pourra en effet pas aller plus vite que la lumière même si des physiciens l’ont cru l’an passé suite à un excès de zèle mal calibré de neutrinos).
Des champs d’investigation totalement nouveaux et aux noms emplis de mystères – au quasar, glycobiologie, épigénétique, bioinformatique, enthéobotanique, biologie synthétique, NBIC (convergence des nanotechnologies, des biotechnologies, de l’intelligence artificielle et des sciences cognitives) – s’ouvrent à nous comme la Mer Rouge et nous serons pourtant à jamais inaccessibles (même si nous en exploiterons les applications sans savoir qu’elles en sont à l’origine). Cette inaccessibilité-là n’étant pas liée au fait d’accéder à l’information – nous avons vu que, de ce point de vue là, l’affaire était réglée – mais plutôt à la pleine compréhension de cette information. Sans doute n’est-ce pas absolument grave de ne pas tout comprendre pour vivre correctement – admettons même que la chose est impossible – mais de réaliser que l’évolution des sciences et techniques va plus vite que notre capacité à les maîtriser, à les appréhender, à se les approprier, à en mesurer les implications me donne le tournis. A la fois à titre individuel – une petite mort, quand même -, mais aussi collectif : où se dirige un monde qui ne peut plus comprendre ce qu’il crée lui-même ?
Ce mouvement ne peut évidemment s’inverser : on ne rétrograde pas, dans notre monde moderne, sauf cette andouille d’indice triple A. Et même quand on veut faire plus simple, gommer l’ostentatoire technologie, il faut des trésors d’intelligence pour y arriver. C’est compliqué de faire simple, surtout quand on veut aussi faire mieux. Plus efficace, plus rentable, plus direct, plus rapide, plus fiable, plus truc que ce qui se faisait « avant ». Vous savez, cet « avant » que l’on brandit en général pour dire qu’il était mieux, ce qui est un peu facile. Mais je me demande sincèrement comment les personnes de plus de 80 ans – celles qui ont connu les opératrices (presque centenaires donc) et peuvent aujourd’hui se skyper avec leurs arrières-arrières-petits-enfants à l’autre bout du monde tout en s’envoyant des photos du petit dernier – perçoivent ce monde d’hyper-connexion un brin abstrait… Monde qui donne la désagréable sensation de frôler la chute en permanence : la déconnexion ! Laissez passer une nouvelle techno grand public et vous êtes potentiellement à la traîne pour le reste de votre vie… Ce monde – j’écris ça comme s’il y en avait un autre, qu’il y avait le choix ou que je lui étais étrangère – est comme un train en marche – un shinkansen, ultra-rapide donc – dans lequel il faut forcément sauter, indépendamment du besoin et de l’envie, deux notions à revisiter tout comme le savoir et les connaissances sus-cités. Celui qui n’a ni smartphone ni tablette aujourd’hui est-il un has been, un obscurantiste ? Risque-t-il de manquer son entrée dans le futur comme ceux qui ont résisté à l’outil informatique à l’aube des années 1980 ?
Impossible de suivre ce rythme qui nous empêche de penser, de réfléchir, car réfléchir, c’est s’arrêter et s’arrêter, c’est louper la station ! Personne n’a le don d’ubiquité et pourtant, tout semble se passer au même instant. Je n’ose même pas écrire « moment » qui, en lui-même, suggère une certaine durée. L’instant, c’est cette unité furtive du temps qui est déjà finie sitôt qu’elle débute. Bref ! Le présent, notre présent, nous donne l’illusion d’une omniscience tout en nous confrontant à notre ignorance croissante sans que cela paraisse paradoxal. Le présent, où tout change vite, où l’on est témoin de la disparition d’outils créés par nos parents (la K7 par exemple), où tout tourbillonne autour de l’homme lui fait aussi croire qu’il est lui-même plus rapide, qu’il est lui aussi temps-flexible. Qu’il peut, comme il a réussi à le faire avec les 86 400 secondes de la journée, se subdiviser, se démultiplier, se … cloner ? La grande illusion ! Car cela lui prendra toujours le même temps de nouer ses lacets, de prendre une douche, de se plonger dans un livre, de faire la cuisine, d’aller voir un film, de faire des longueurs, de dormir parfois, de voir ses amis, de rêver… Et, même si je passe mon temps à pester contre le temps qui passe trop vite, qui file entre les doigts comme le sable blanc ultra fin de Jervis Bay en Australie, je suis partiellement soulagée que l’homme ait des limites. Mais, jusqu’à quand ?
Deux départs possibles… Il y a les p’tites cases dans lesquelles certains veulent nous mettre pour se rassurer – toi, tu es plongeur donc tu aimes l’eau et les poissons, mais pourquoi les manges-tu alors ? – ou, plus globalement, les p’tites cases dans lesquelles il faut que les choses soient pensées pour pouvoir exister aux yeux des autres. C’est-à-dire qu’il faudrait avoir ces cases à l’esprit avant de penser tout court, pour que le fruit de cette pensée puisse au final entrer dans une case. Mais par définition, la case est un espace clos dont rien ne dépasse ou si peu, alors que la pensée est légère et ouverte, elle déborde, dans le meilleur des cas. Et donc penser à la case avant même de penser n’est autre que de l’anti-pensée. Le problème, car il y a un problème, est que tout ce qui n’entre pas dans une case n’a droit qu’à une conclusion : bizarre. On le regarde de travers, on le met de côté, on le contourne, on ne sait vraiment pas quelle posture adopter face à cette chose « incasable ». Finalement, on l’oublie. C’est plus simple. La case est évidemment une bêtise.
Second départ. La case est quand même bien pratique. Surtout dans le cerveau, avec option multitâches (je m’interdis la blague misandre…). Pour un peu que ces cases soient dotées d’un poste frontière un peu sérieux et d’une paire de douaniers zélés, le propriétaire du dit cerveau est sûr de pouvoir penser à plusieurs choses en même temps sans qu’il y ait d’interférence pour autant.
– Papiers, s’il vous plaît ?
– Bah, depuis quand il faut des papiers pour se promener dans son propre cerveau ? Je veux juste aller dans la case à côté, là. J’y étais il y 2 heures. J’ai laissé des affaires… Je voudrais les récupérer pour avancer un peu.
– Non, justement, nouvelle politique de la maison, chacun reste dans sa case. On a été beaucoup trop laxistes ces derniers temps et on voit ce que ça donne… Quand tout le monde se balade hors de ses frontières, c’est l’anarchie ! On ne peut pas gérer un cerveau de façon durable quand y règne l’anarchie ! Après, ça procrastine, ça procrastine et qui c’est qu’on accuse, c’est nous, les douaniers de l’esprit ! Donc, vous rebroussez chemin et vous restez dans votre case. Et chacun fait son travail dans son coin.
– C’est totalement absurde ! Vous appliquez des règles à la lettre sans prendre de recul…
– Ecoutez, arrêtez de faire de l’esprit. Estimez-vous heureuse, vous avez une case entière pour vous promener, je dois me contenter d’une ligne. Autant vous dire qu’on en fait vite le tour !
– Raison de plus pour me comprendre, allez, laissez-moi passer… Personne ne verra rien…
Et quelques secondes plus tard, vous vous retrouvez à mettre votre ordinateur au frigo à la place du jus d’orange…
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Un tour du Soleil en duos : 6e année en cours
Pour (re)découvrir en un clin d’œil et sur une seule page les micro-histoires photographiques publiées en ces lieux virtuels :
- entre le 22/02/2010 et le 22/02/2011, voici Un tour du Soleil en duos…
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