J’aime beaucoup lorsqu’un peintre s’extrait des confins de son atelier, pose son chevalet en extérieur, à la lumière naturelle, face à un paysage suffisamment remarquable pour que d’autres le prennent en photo, laissant ainsi croire aux curieux voyeurs aux alentours qu’il va le reproduire à l’identique alors qu’en réalité, il a, dès le premier coup de pinceau, décidé qu’il ne ferait que s’en inspirer. Ce que l’indiscret réalise rapidement et non sans étonnement en s’approchant un peu plus de lui… Pourquoi – peut se demander ce dernier – se placer sciemment à cet endroit stratégique si, finalement, le but est de ne faire que de l’approximatif ? Indépendamment du fait que prendre l’air est bon pour la santé, a fortiori peindre à l’air, cet exemple illustre le fait que si nous voyons bien tous la même chose – une scène bucolique comprenant verdure, village, haut clocher argenté et rivière en contrebas -, et que si beaucoup d’entre nous ne voient pas autre chose, pour certains, ces éléments factuels ne sont que le point de départ d’une nouvelle aventure, d’un nouveau voyage vers une autre vision, un ailleurs qui s’est imaginé entre le moment où les yeux ont « vu » et où le cerveau a réinterprété… Personnellement, je trouve cela captivant. Que l’on aime, ou pas, le résultat…
Une amie m’a récemment offert un livre en forme de colle. Cela aurait pu faire l’objet d’un duo amusant sur la difficulté de compulser un ouvrage aux feuilles soudées les unes aux autres, mais ce sera pour une autre fois. C’est « colle » au sens de question à laquelle on ne trouve pas spontanément de réponse, voire pas de réponse du tout. Le livre ? Ils ne sont pour rien dans mes larmes d’Olivia Rosenthal. Une petite compilation de récits assez intimes de personnes racontant quel film a changé leur vie et en quoi. Un présent totalement approprié pour qui aime le 7e art, ce qui est mon cas, sans être pour autant une cinéphile de la ligne pure ou une cinéphage compulsive… En ouvrant le paquet, je découvre la question qu’elle me pose, directement, sur la page de garde, par mine de charbon interposée : « Et toi, quel film a changé ta vie ? ».
Comme si on me demandait combien font 8 et 13, je cherche à répondre le plus rapidement possible. Après tout, j’ai vu des centaines et des centaines de films, cela ne devrait pas me poser de problèmes. Mais rien, absolument rien ne parvient à ma conscience de façon instantanée. Bien consciente, en revanche, que cela ne va pas être le cas dans les prochaines minutes, je pose le petit ouvrage sur une table et mets la question dans un coin de ma tête pour qu’elle y murisse et éventuellement – idéalement même – trouve sa réponse. Le lendemain, je l’embarque pour en faire mon compagnon temporaire de transportée urbaine. En lisant ces récits tous touchants, ma petit voix intérieure ne se lasse pas de m’envoyer la question en plein écran. Et toi, alors, quel film a changé ta vie ? A la lecture, je réalise, non sans un certain soulagement, que la véritable question à laquelle ils répondent est plutôt, ou plutôt, plus souvent : quel film t’a profondément marqué(e) ? Evidemment, un événement marquant a forcément un impact sur la vie, aussi minime soit-il, mais, par ce faux glissement sémantique, voilà que je trouve ma réponse en quelques secondes. Une réponse évidente.
Mais c’est un peu particulier. Il ne s’agit pas d’une fiction mais d’un documentaire. Et je ne l’ai pas vu dans un cinéma, dont l’obscurité salutaire aide à masquer nos émotions intimes, mais dans une sorte de salle des fêtes sise au cœur d’un village vacances pour familles où je faisais des ateliers de sensibilisation à l’image (fixe). Ce sont ceux de l’équipe vidéo qui voulaient projeter Nouvel ordre mondial de Philippe Diaz à l’assemblée mais qui souhaitaient, au préalable, avoir l’assentiment des autres animateurs ainsi que des maîtres des lieu avant de l’inscrire au programme des projections de la semaine. Mille précautions avaient, de fait, été prises avant de lancer la projection privée. En substance, « ce film est d’une extrême violence. Si tu ne veux pas le voir, il n’y a aucun problème ». Je n’aime pas les films violents, a fortiori la violence documentaire, mais donner mon avis sur ce film avant qu’il ne soit montré à une plus large audience me semblait faire partie de mes attributions. La vocation de notre équipe était en effet de démythifier un peu le monde des médias et de l’information, pour aiguiser le sens critique des vacanciers, tous âges confondus.
Je reste. Nous sommes une petite douzaine peut-être. Un peu éparpillés dans la salle. Peut-être en anticipation du malaise à venir et de la bulle dans laquelle nous allons bientôt nous enfoncer. La porte est fermée, le bouton « lecture » actionné. Ecrire aujourd’hui que je me souviens de tout dans les moindres détails serait mensonger. Et malgré les avertissements, je ne vois pas comment un être normalement constitué aurait pu être préparé à une telle barbarie. Le réalisateur filme l’horreur de la guerre de façon brute, sans filtre. La torture, les amputations, les exécutions à bout portant, les mutilations… Là, en pleine face, le sang qui gicle, les corps qui tombent, les têtes qui explosent, les cadavres qui s’entassent. Là, comme ça, par une chaude après-midi d’été en bord de mer, bercée par l’insouciance d’une vie qui va bien. Corps à corps à l’issue connue d’avance. Elimination systématique et impitoyable de l’ennemi, femme, enfant, vieillard… Là où les soldats du monde moderne se tuent de loin grâce à des armes ultra-perfectionnées sans, peut-être, réaliser qu’ils ôtent la vie, au Sierra Leone, malgré les armes vendues par les Occidentaux, on s’assassine à la machette. En tenant le corps de l’autre, qui n’est pourtant qu’un autre que soi. On sait que l’on tue, on le sent, on le voit. Voir à quelle folie la haine de l’autre peut conduire est tétanisant. Cet autre qui a perdu son statut d’être humain et qui, à ce titre, est traité de façon inhumaine. Au-delà de la violence insoutenable de ces images macabres, c’est bien cette insensibilité, cette inhumanité des hommes, leur détachement qui fait tressaillir, qui bouscule, qui secoue. Plus les minutes passent, plus la sensation de froid autour de moi augmente, plus je me tasse sur ma chaise, plus j’ai la nausée, plus j’ai du mal à respirer, plus mon regard s’égare, plus la confusion règne. A cette époque, je ne vis plus dans un monde utopique depuis quelques années, mais la confrontation avec cette réalité-là n’en constitue pas moins une expulsion manu militari d’un univers où elle n’a que peu de place, voire pas du tout. La démonstration par l’auteur, certes maladroite, du rôle des organisations internationales bien pensantes dans ce massacre ne fait que charger le trouble profond, le dégoût viscéral, l’incompréhension totale.
Le film s’achève. Chacun garde le silence. On ose à peine se regarder. De l’air. Les jambes coupées, je peine à m’extraire de la salle. La porte s’ouvre. La lumière entre. Je me sens lourde, je titube, sonnée par ce défilé d’images auquel je suis incapable de donner un sens. Je sors de la pièce. Je ne décide pas où je vais mais mes jambes me conduisent vers la sortie. Je m’extrais de l’enclave. Je prends à droite, me retrouve sur le bas-côté de la route départementale. J’aurais pu tourner à gauche. Je ne sais pas où je vais, je ne vais nulle part, je ne suis capable que d’une chose : marcher, bouger, avancer, mettre un pied devant l’autre, mécaniquement, comme si le mouvement allait m’expliquer. Le pourquoi, le comment et tout le reste. Mais l’inexplicable ne s’explique pas. Comme ça, la tête totalement vidée et pleine de questions, je marche. En silence. Des voitures passent à quelques mètres, je les entends à peine. Pendant 15 minutes. Puis, j’entends battre mon cœur. J’aspire de plus en plus d’air. Je perçois à nouveau le vent dans les feuilles, sens la chaleur du soleil sur mon bras, vois les voitures… Je m’arrête et rebrousse chemin. Avec une pensée, étrange a posteriori, lâche peut-être : je ne peux pas. Je ne peux pas créer en sachant, en ayant pleinement conscience, en étant témoin, en voyant, ce dont est capable l’homme pour détruire ses semblables. Car alors, aucune création, aussi modeste soit-elle, ne pourra me faire oublier cette ignominie. Aucune création ne pourra plus se faire l’écho de mon optimisme, certes naïf, car ce dernier aura perdu tout son éclat. Or, c’est vers cette moitié du verre là que je veux continuer à regarder l’avenir et grâce à elle que je peux donner un sens à la vie, en tout cas, à la mienne…
Il y a titre et titre… Il y a des titres énigmatiques et des titres transparents. Il y a des titres qui nous font comprendre le sens de l’image – qu’il s’agisse d’une photographie, d’un tableau, d’une sculpture, d’une installation, … – et des titres qui nous laissent perplexes – « ah oui, je vois mieux maintenant ! Heureusement que c’est écrit car je n’aurais pas reconnu ! ». Il y a des titres qui nous permettent de dépasser ce que nous voyons, ajoutent une dimension à l’image, et des titres qui ne font que verbaliser ce que l’artiste nous montre déjà. Est-ce volontaire ? Une manière pour l’artiste de pousser le contemplateur à ne se focaliser que sur son œuvre et à faire en sorte qu’il ne soit pas distrait par des mots qui l’emmèneraient ailleurs ? Comment ce dernier choisit-il la nature du titre qu’il va donner à son œuvre ? Est-ce seulement une question d’inspiration ? Et pourquoi existe-t-il des images « Sans titre » ? Est-ce par fainéantise ? – après tout, le mot et l’image sont deux entités bien distinctes – ou, parce qu’elles se passent de commentaire ?
Je ne les retrouvais plus, ces photographies. Enfin, pas celles-ci justement, ou alors, en partie seulement. C’était à une autre époque… Celle où l’argentique était roi, avec ses pellicules et ses délais de livraison. Pas de nostalgie dans ces mots. Simplement, je resitue le contexte. Aujourd’hui, avec le numérique, la notion de pellicule, au-delà de l’objet lui-même, de cette petite bobine à film noir avançant au fur et à mesure que l’on déclenche, est devenue totalement obsolète. Encore que nous pourrions la comparer à la carte photo, dont la capacité est bien plus impressionnante ! Aujourd’hui, si l’on veut faire une photo à 125 ISO et la suivante à 400 ISO avant de revenir à 125 voire passer à 800, il suffit d’aller dans le menu et de choisir sa sensibilité… Simple comme bonjour !
Dans le temps, pas si lointain, ce changement était un peu plus complexe… Il fallait rembobiner la pellicule, laisser la languette dépasser un peu pour pouvoir la réutiliser, bien noter à quelle vue on s’était arrêté sur le métal lui-même, puis installer une autre pellicule dans la boîte à images, faire ses photos et éventuellement, revenir à la première bobine. Cette dernière opération n’était pas sans risque : en réinsérant la pellicule partiellement utilisée dans son habitacle, il fallait en effet tenter de la caler comme la première fois, ne pas oublier de mettre le cache sur l’objectif, veiller à bien compter le nombre de vues déjà faites pour éviter les catastrophes, c’est-à-dire les superpositions indésirables, et déclencher éventuellement une ou deux fois supplémentaire pour plus de sécurité. Malgré toutes les précautions prises et les calculs faits, une surprise était toujours possible…
Il était ainsi tout à fait envisageable que le chiffre noté sur la pellicule, vous indiquant d’une part, qu’elle a déjà été impressionnée, et d’autre part, à quelle vue reprendre, s’efface. La petite bobine en question, pleine d’un passé capturé, retrouvait alors en quelque sorte sa virginité et se fondait dans la masse des pellicules non utilisées. A ce stade, vous ne vous doutiez de rien, même si vous aviez en mémoire ces images prises, que, bizarrement, vous ne retrouviez nulle part. Vous aviez bien ce vague souvenir d’avoir changé de pellicule en cours, mais la bête marquée au bic rouge demeurait introuvable. Peut-être perdue. Fâcheux mais envisageable. Comme il était tout à fait envisageable, à nouveau, que votre main, plongée dans le panier à pellicules en attente de rencontres photoniques, finisse par la saisir et la placer dans cette petite boîte noire convoitée… Un geste totalement innocent, presque naïf. Sauf que les images que vous découvriez n’étaient pas celles que vous espériez. Enfin, d’une certaine manière, si, mais pas de cette façon. La voilà, la pellicule perdue. Les voilà, ces images qui se pressaient à votre mémoire, persuadées d’avoir existé sans pour autant être réellement. Ainsi inextricablement liées à d’autres images, elles n’existeront d’ailleurs jamais pour elles-mêmes. Pour autant, le fruit de cette superposition totalement fortuite d’un ici et d’un ailleurs, est d’une beauté confondante voire troublante… On se perd dans deux univers artificiellement collés l’un à l’autre, prenant vie l’un dans l’autre, créant ainsi une espèce de monde chimérique envoûtant. Comme cette rue pavée, qui, au contact de ce jardin africain, se transforme en muret qu’elle n’est pas. Comme cette main délicatement posée sur un rideau qui se mue pourtant en pelleteuse inquiétante. Comme cette ruelle parisienne qui vient fendre en deux cette bâtisse couleur crème. Comme, enfin, cette silhouette solaire qui semble se reposer sur le feuillage d’un grand arbre poussant horizontalement… Ces images-là, et les autres, je n’aurais jamais pu les imaginer. C’est le hasard qui l’a fait pour moi. Et au final, n’est-ce pas lui, le créateur ?
Dans certaines circonstances, il serait opportun de pouvoir exporter les outils bienfaiteurs des logiciels de retouche d’images dans le monde réel. Première étape et loin d’être la plus facile : vous sélectionner. Un petit coup de baguette magique, avec une tolérance élevée histoire de ne pas vous séparer d’un bout de bras ou de tête. Deuxième étape : choisir l’outil susceptible de répondre à votre besoin du moment. Le couper/coller servirait par exemple à concrétiser tout rêve de téléportation : vous marchez péniblement sous une pluie verglaçante, vous êtes fatigué car cela dure depuis six jours ; qu’à cela ne tienne, un couper/coller et vous voilà en tenue d’hiver sur une plage de sable fin aux antipodes ! Bien entendu, il ne faut pas oublier de vous coller, sans cela, vous risquez de vous retrouver dans un univers parallèle avec risque de disparition irrévocable, et ce n’est pas ce que vous souhaitez.
Le copier/coller serait très utile pour échapper aux réunions sans fin et soporifiques : avant d’entrer dans la salle de torture, un petit copier/coller derrière la porte et vous envoyez votre copie en réunion, pendant que vous allez faire un tour ailleurs. Attention, là aussi, le danger existe : ne pas trop abuser des copies pour ne pas avoir à vous demander si vous n’en êtes pas une vous-même. N’hésitez donc pas à renommer et tatouer votre/vos double/s correctement : copie de moi 1, copie de moi 2, copie de moi 3… Un recadrage ? Parfait pour sortir de votre champ les parasites un peu trop insistants ! Ne pas trop serrer malgré tout, vous vous sentiriez rapidement à l’étroit. Enfin, il y a la gomme. Ah, la gomme… C’est l’outil que j’aurais volontiers utilisé en arrivant en cet endroit magnifique, totalement saboté par ce parking immonde, un pléonasme. Car, non, contrairement aux apparences, il ne s’agit pas d’un montage de mauvais goût… Quelle mouche les a piqués lorsqu’ils se sont penchés sur le plan d’urbanisme de cette énigmatique petite station balnéaire ? « Tiens, on va mettre un parking devant le rocher ! Comme ça, si les gens marchent le long de la plage sur des kilomètres, ils sauront toujours où est garée leur voiture ! Pratique, non ? » Je ne vois que ça…
A première vue, tout semble normal et même plutôt agréable. Cinq amis remontent tranquillement la piazza Beaubourg après s’être donnés rendez-vous au pied d’Horizontal, l’immense mobile de Calder qui a récemment remplacé l’infertile pot de fleur doré de Reynaud, siégeant désormais, le fond dans l’eau, au 6e étage du temple d’art contemporain de la capitale. A priori, comme ça, tout va bien donc. Car vous n’avez que l’image. Oh, ce n’est pas le son des saltimbanques et autres troubadours de tous bords animant la place en journée qui pose problème. Tout est calme. Le problème vient d’ailleurs et dans quelques secondes, en passant à droite des deux mystérieux périscopes, la poignée d’amis va y être violemment confrontée. A l’odeur. A cette répugnante odeur de vieille pisse et d’ammoniaque qui saisit toute narine non bouchée, et même les plus enrhumées, s’avisant d’emprunter naïvement le même chemin.
A croire qu’il est inscrit « urinoir » dans l’entredeux des périscopes ! Le « p’tit coin » de chez soi s’exporte sans complexe à l’extérieur à partir d’une certaine heure et d’un degré plus ou moins avancé d’alcoolémie, et ce, malgré les pissotières gratuites installées par la ville lumière un peu partout. Le but, pour ces mâles impatients, est-il encore de marquer leur territoire ? Le jour, sobre, passent-ils devant leurs p’tits coins en se disant fièrement : « Tiens, j’ai déjà pissé là ! » Au même titre que la ville s’échine à effacer des graffitis ne faisant parfois de mal à personne, n’existe-t-il pas une formule chimique qui permettrait d’annihiler l’odeur d’urine ou un répulsif à pulvériser dans les p’tits coins potentiels pour couper court à toute tentative de relâchement pestilentiel ? Une telle invention remporterait au moins le concours Lépine !
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Share on FacebookC’est l’histoire d’un interstice entre deux blocs de granite immuables et muets comme une tombe qui, après des années de bons et loyaux services à maintenir le vide et à respecter le silence entre ces deux-là, a subitement décidé de tirer un trait sur cette longue collaboration manifestement sans perspective pour assurer une mission bien plus valorisante à ses […]
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