La nuit tombe tôt quand on est à l’hôpital même si le soleil est encore bien au-dessus de l’horizon. Il est environ 21h mercredi lorsque je me cale sous mes draps pour laisser le sommeil m’envahir. J’en ai des heures et des heures à rattraper – ce qui est mauvais pour ma santé, en particulier pour mon cerveau -. L’opération du jour m’a achevée – tout en me sauvant ! -. Et puis, je n’ai aucune envie d’absorber de nouvelles informations, de m’enquérir de l’état du monde, de plonger dans l’imaginaire d’un tiers – a fortiori, de lire -. J’ai simplement besoin de passer le temps avec lui, à son rythme, sans m’agiter – ce dont je suis d’ailleurs bien incapable. Mais si ma première nuit est marquée par une douleur lancinante que les médicaments diffusés au goutte à goutte toutes les 4h ne font pas vraiment disparaître, cette deuxième nuit post-opératoire est le théâtre de visions extraordinaires, inédites, mystérieuses, étranges sans être vraiment inquiétantes.
Je ne sais pas si je dors ou si je suis éveillée, sûrement un peu des deux. J’ai les yeux fermés. Et je ne reconnais pas tout de suite les images qui se présentent à moi dans cette semi-obscurité. Au quotidien, je me balade beaucoup mentalement dans mes images. Une sorte de tourisme local, interne et intérieur qui n’a parfois pas d’autre but que de revivre un moment, un instant. Je ne sais pas exactement comment tout cela est organisé dans mon cerveau mais, en quête d’une image particulière – ce qui est souvent le cas dans le cadre de la création de mes duos photo-textuels -, je réussis à me reconnecter à un événement préalablement identifié comme répondant potentiellement à ma requête, à passer en revue les images que j’ai produites à cette occasion et à retrouver celle à laquelle j’ai pensé pour mon article. Il me suffit alors d’aller la chercher dans mon disque dur et le tour est joué.
Mais là, je suis totalement perdue. Je sens mes yeux bouger sous mes paupières fermées comme pour mieux prendre la mesure de ce qui se présente à eux. Des images composites. Un mélange extrêmement complexe, confus, hétérogène d’images, de représentations, d’incarnations entrelacées est là, sous mes yeux. Je réalise progressivement que ce ne sont pas les miennes même si j’ai pourtant l’impression d’en discerner quelques unes dans l’ensemble. Puis je reconnais un visage d’un tableau de Rembrandt. Et j’ai l’impression de voir un bout du Radeau de la Méduse, le chef d’oeuvre de Géricault. Là, un entrelacs de corps amalgamés indissociables fossilisés noirs comme carbonisés – je les associe à des images de Pompéi que j’aurais pu voir même si les corps pétrifiés conservés sont clairs. Ici, une sculpture de l’Antiquité, là encore, une peinture impressionniste… Et des gens qui me regardent d’en haut. D’inhabituels gros plans. Des gens de partout, de toutes les époques, qui sont penchés vers moi et me regardent fixement. L’expression de leurs visages est ambiguë, je n’arrive pas à savoir ce qu’ils « pensent » : ils semblent à la fois soucieux, curieux, et totalement désintéressés. Il y a aussi, comme dans les représentations associées aux expériences de mort imminente sans que je ne sois en danger pour autant, des rangées de silhouettes indéfinies et anonymes éclairées de dos par une puissante lumière… Je me dis que ce n’est pas possible, que je suis en train de construire cette image-là tant cela semble télescopé et un peu gros compte tenu de mon état.
Tout est incroyablement superposé, tout est brouillé, tout est plus ou moins transparent. Je me promène ainsi dans ce musée intérieur auquel je n’ai jamais eu accès auparavant avec une réelle curiosité et fais l’hypothèse que toutes ces images qui, tout d’un coup ressurgissent à la faveur d’un savant mélange de Trachrium, de Propofol et de Sulfinta, pourraient être celles de ma base de données interne, mélangeant allègrement les images que j’ai moi-même prises au cours de ma vie et toutes celles que j’ai enregistrées – dans les musées que j’ai arpentés, dans les villes que j’ai traversées, dans les films que j’ai vus -, a minima, celles qui m’ont marquée profondément…
Là, couchée dans mon lit, je me dis que tout ce que nous voyons au cours de notre vie ne s’oublie pas réellement mais va se loger quelque part, au tréfonds de notre mémoire et peut remonter à la surface comme ça, non pas vraiment comme ça, et peut remonter à la surface dans certaines circonstances particulières donc. Je me demande si, d’ordinaire, il est quand même possible d’aller les chercher. Je crois que j’ouvre parfois les yeux pour m’assurer que je ne rêve pas, avant de les refermer et de retomber sur ces compositions alambiquées. Je n’ai pas peur, mais quand même, je suis consciente que l’iconographie qui se présente à moi est bien plus sombre, obscure, d’une certaine manière gothique, que l’univers graphique et visuel que je construis au fil des années.
Puis, face à ce maëlstrom statique, je me hasarde à aller chercher une de mes propres images. Je creuse, je creuse encore et encore. J’ai la sensation d’être dans une jungle impénétrable, où je n’arrive pas à avancer malgré mes coups de machette pour me frayer un chemin. Je ne vois rien, je ne retrouve rien et pourtant, je sais que j’ai plusieurs dizaines de milliers de photos en tête, qu’elles sont là quelque part, qu’encore hier, il me suffisait de penser à l’une d’elles pour la retrouver et l’isoler. J’ai l’impression que quelqu’un est entré dans ma tête, a poussé la porte de ma bibliothèque, s’est approché des tiroirs dans lesquels tout était parfaitement bien rangé – je ne sais pas par quel miracle d’ailleurs -, a tout vidé à terre puis tout mélangé. Voilà, j’ai l’étrange sensation d’avoir perdu le fil de ma chronologie, d’avoir perdu le lien avec mes photographies. Je me dis que ce n’est pas possible, même que c’est impensable, je ne peux pas perdre ce lien avec mon histoire. Car il s’agit bien de cela, d’une forme d’autobiographie. Je me concentre alors sur une image simple – la mer, l’horizon, un ciel bleu -, je n’y arrive pas. Le trio est bien là, mais devant, derrière, il y a des dizaines d’autres images parcellaires qui ne m’appartiennent pas. Ce que je vois est tramé, impur… et je suis incapable de « nettoyer » l’image. Je ne veux pas stresser inutilement, je me doute bien qu’une anesthésie générale n’est pas neutre et peut s’accompagner de troubles passagers. Je m’endors. Je me dis qu’au réveil, tout sera comme avant. Et qu’au pire, je réapprendrai toutes mes photos. Cela me prendra du temps, mais j’y arriverai.
Le lendemain, le jeudi donc, je vérifie à différents moments de la journée en fermant les yeux, puis en partant à la recherche d’une photo précise. A chaque fois, je me retrouve confrontée à un mur d’images tissées les unes aux autres et sans ouverture. La nuit venue, rebelote avec de nouvelles créations mémorielles que je qualifierais d’hybrides. Hybrides dans le sens où semblent fusionner des images réelles – issues de souvenirs – et des représentations – photo, tableau, sculpture, publicité… -. Un corps mi-photo-mi-tableau ou mi-sculpture par exemple. Cette nuit-là, j’ai aussi la sensation que mon oeil gauche et mon oeil droit voient des choses différentes et totalement déconnectées. Artistiquement, c’est absolument fascinant et je me demande déjà comment recréer ces images, mais j’avoue que je commence à angoisser un peu. D’autant que des centaines d’êtres de terre et de racines viennent occuper mon champ visuel et qu’un large tronc sombre me regarde de si près que je crois être collée à lui ! Où sont passées mes photos ? A l’instar du manque de chance, l’oubli, pour un photographe, c’est une faute professionnelle !
Le vendredi matin, j’ose, en masquant mon inquiétude embryonnaire, en toucher un mot à l’une des infirmières de passage : « Dites, l’anesthésie générale, ça donne des visions ? » « Oui, c’est possible ! Un monsieur voyait des chiffres sur les murs… Vous voyez quoi ? » Je résume. « Ah oui… Je vais le noter. » Bien. J’aurais espéré plus. Les troubles persistent encore une poignée de jours, tout en diminuant heureusement progressivement, mais je crois qu’à l’heure d’aujourd’hui, tout n’est pas encore réellement comme avant… A moins qu’avant n’ait jamais vraiment existé…
Je ne suis pas épilée ! C’est bizarrement l’une des premières choses à laquelle je pense en comprenant que je vais être hospitalisée. Le poil, cet ennemi intime de la femme (et de plus en plus de l’homme). Comme si un corps lisse, imberbe était plus beau, plus propre, plus pur, moins… animal. Et qu’a fortiori, le poil – pourtant essentiel à bien des égards pour notre bonne santé – incarne la négligence, le laisser-aller. Ce rapport au poil est culturel, sociétal et évolue de façon cyclique même si, a priori, les yeti n’auront jamais la cote.
Ceci étant dit, une fois sur mon brancard et shootée, je zappe naturellement ce détail de mon anatomie. Ce n’est pas comme s’il y avait des alternatives. Je zappe donc quand une infirmière m’aide à me déshabiller pour revêtir ma blouse bleue fesses à l’air ; je zappe aussi quand, 1h30 avant l’opération, une aide soignante me rase le pubis – « vous pouvez écarter un peu s’il vous plaît ? » – ; je zappe encore quand, les trois premières nuits, des infirmières viennent, à ma demande car je ne peux me lever, placer la bassine urinaire sous mon bassin puis la récupérer ; je zappe à nouveau lorsqu’une autre infirmière me fait partiellement ma toilette le lendemain de l’opération et m’aide à m’habiller ; je zappe que des inconnues me touchent ; je finis par zapper le fait qu’à chaque fois, ayant mes règles cette semaine-là donc, toutes ces personnes défilant dans ma chambre – équipe de jour, équipe de nuit – sont aussi confrontées à une serviette hygiénique imprégnée de mon sang… En quelques heures, j’oublie que je suis aussi un corps et même un corps plutôt pudique. J’accepte que mon corps se mue en enveloppe universelle, deux bras – l’un pour la perfusion, l’autre pour les prises de sang un jour sur deux -, deux jambes, une tête, un tronc. J’accepte de ne pas savoir exactement ce qui s’est passé avec mon corps pendant l’opération : on m’incise en plusieurs points, on me gonfle le ventre avec du gaz carbonique, on fait passer une caméra, des ciseaux, des pinces, un système d’irrigation-lavage-aspiration, on me glisse deux drains de Redon dans les entrailles pour continuer à évacuer l’infection après l’opération, on m’agrafe, on me panse, on me « strippe », on me relie à des récipients, des antibiotiques, des antidouleurs… Bon, j’en sais déjà beaucoup finalement.
J’accepte ainsi que mon corps soit abordé comme un « objet » même si tout le monde est très prévenant avec lui et très respectueux de mon intimité. Je repense aux deux fois où j’ai posé nue pour un photographe (le même) – dont une fois entièrement recouverte de maquillage – et où j’avais été très étonnée de me sentir aussi à l’aise. Je repense aussi à la fois où j’ai refusé de poser nue pour un peintre car je trouvais ambigu le regard qu’il posait sur mon corps alors habillé. Tout est une question de regard justement. Et celui que portent les soignants sur les corps des patients dont ils prennent soin est évidemment – et heureusement – distancié, « désentimentalisé ». Il n’empêche, cette sensation, même temporaire, que mon corps ne m’appartient plus totalement, que je n’en suis pas vraiment maître, est très étrange et un brin perturbante.
Une autre sensation fait son apparition après l’opération, parallèlement à la réappropriation progressive de mon corps, et avec elle, le retour d’une certaine pudeur. Celle d’être un corps machine. Aujourd’hui, je dirais l’inverse, de machine corps, simplement pour une question de chronologie. Le corps ne précède-t-il pas la machine ? Bref. Dès le mercredi après-midi, encore dans la brume de mon cocktail anesthésique qui me réservera quelques surprises la nuit venue et alors qu’une infirmière me fait passer de la salle de réanimation à ma chambre, mon corps, soigné donc, doit se remettre en marche. Certaines étapes physiologiques sont à respecter avant de pouvoir passer aux suivantes. En l’occurrence, pour boire puis manger à nouveau – mon dernier vrai repas remonte à dimanche soir -, mon transit doit retrouver son chemin habituel. Concrètement, je dois expulser le reste d’air que l’on m’a injecté pendant l’opération. C’est pourquoi, dès lors, chaque passage d’infirmière se conclut par cette question devenue gimmick : « avez-vous eu des gaz ? ». Je comprends donc que mon salut « gastronomique » dépend désormais de ma capacité à péter. Que cette information-là est même précieuse. Et que, à l’instar des poils, je ne dois pas la cacher. J’attends donc avec une certaine fébrilité que mon corps estime qu’il est grand temps de se relâcher et fasse le nécessaire. Je chéris presque mes douleurs intestinales, signes qu’il se trame quelque chose en mon for intérieur. Et, en cette fin de jeudi, à 20h03, après de nombreuses fausses alertes-joies pendant la journée, alors que je suis seule dans ma chambre, enfin, je pète. Non pas une, ni deux, ni trois fois mais cinq fois ! Je suis allongée dans mon lit d’hôpital, je viens de péter, je me marre toute seule, je suis une femme heureuse. Tellement que j’en informe ma famille par pigeon voyageur et qu’en retour, l’on me félicite même. C’est de fait avec une certaine fierté que j’annonce à l’infirmière qui vient prendre mes constantes en début de soirée que j’ai eu des gaz, que je l’entends me confirmer que c’est une bonne nouvelle qu’elle va inscrire dans mon dossier – vous rendez vous compte : ces premiers pets libérateurs figurent dans mon dossier médical ! -. Imaginez ma satisfaction en en informant une autre, un peu plus tard, que je suis également allée à la selle (on ne dit évidemment pas « caca » entre adultes)…
Récompense ultime de ce retour du transit : à 7h45 pétantes, au petit déjeuner, vendredi, j’ai droit à un thé ; à 11h45 pétantes, au déjeuner, vendredi, j’ai droit à un bouillon ; à 17h45 pétantes, au dîner, vendredi, j’ai droit à une tranche de jambon, une endive amère, deux biscottes, une confiture pomme-coings et un morceau de fromage. Bref, le luxe ! Nous sommes décidément bien peu de choses. Je le savais mais ne l’avais pas encore expérimenté de cette façon…
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