Photo-graphies et un peu plus…

JC23_DSC9205-72-site

Nouvelle nuit hachée sans faucheur de choux ni branches d’olivier trop câlines, mais heures heureusement rattrapées au petit matin. Hier, en fin de journée, une fois passée l’émotion ambiguë déclenchée par le mail de l’Ambassade nous apprenant que nous étions inscrites sur le vol du 21 avril et que nous pouvions d’ores et déjà organiser notre trajet jusqu’à Christchurch, la nouvelle était digérée. Ou presque. Un choix est un choix. Inutile de se torturer l’esprit en se demandant, a posteriori, si nous avons fait le bon. A la rigueur, nous pourrons peut-être en savoir plus lundi, lorsque le gouvernement néo-zélandais présentera son plan pour l’après 22 avril. Voire plus tardivement encore, début juin, en approchant de la date de notre retour théorique. Mais, au final, ce ne sera plus important.

Je réalise en écrivant cela à quel point j’ai avancé sur cette question. Il faut avouer que je ne suis pas très douée avec les choix. Aussitôt faits aussitôt remis en question. Et puis, j’ai toujours cru que je pouvais tout embrasser – ce qui n’est pas très réaliste et rejoint mon histoire de temps et de valise métaphorique d’il y a quelques jours. Voilà qui me rappelle en tout cas une petite phrase du philosophe Patrick Viveret, que j’avais mise de côté il y a quelques années, car, il était alors important que je l’assimile : « il faut accepter de ne pas tout vivre mais de vivre intensément » (1). Etant entendu que je me sentais plus concernée par la première partie que la seconde.

Ceci dit, peut-être, un monde parallèle avec une autre moi et une autre Coralie ayant décidé de rester à Wellington le temps de voir a-t-il déjà émergé quelque part dans l’univers. N’est-ce pas, grossièrement, ce que stipule la physique quantique ? Que tous les possibles existent parallèlement ? Et peut-être qu’en empruntant un trou de ver – schématiquement encore, des trous noirs avec une sortie –, je pourrais même aller voir ce qui s’y passe ? Bref, je m’emballe ! Je ne sais même pas où trouver un trou de ver…

Donc, nous rentrons. Mercredi, nous serons à Paris. C’est étrange de se dire cela. C’est étrange d’utiliser le futur et non pas le conditionnel. C’est étrange comme la résolution d’une question appelle, en fait, de nouvelles questions. Comment allons-nous rentrer chez nous ? En RER, en taxi ? On nous a dit : « choisissez bien votre lieu de confinement ! ». Pouvons-nous le finir ailleurs que chez nous ? Et si oui, avons-nous un temps limité pour atteindre ce potentiel autre lieu ou devons-nous nous y rendre dans la foulée de notre arrivée à Roissy ? Et dans ce cas, comment y aller ? Y a-t-il des trains, des avions ? Et puis, pourrions-nous tout de même passer chez nous avant pour récupérer deux trois choses et changer notre « garde-robe » ? Mais surtout, est-ce vraiment une bonne idée ? Ne serait-ce pas mieux, tout de même, d’être chez nous, enfin ? Si le confinement s’arrête réellement le 11 mai, cela ira, même si mon isodistance – de fait, j’ai regardé à quoi elle ressemblait – n’intègre absolument aucun espace vert – enfin, il y a le cimetière mais ce n’est pas le Père Lachaise. Je me dis, tant pis, je ferai le tour du parc, comme ces joggeurs qui courent autour du Jardin du Luxembourg, sur le trottoir extérieur, après sa fermeture. J’ai toujours trouvé cela un peu bizarre. Si le confinement devait se prolonger au-delà, allez savoir… Mais personne ne sait ! Ah ah ah ! Les mêmes interrogations finalement ! Nous avons encore deux jours pour nous décider puisque nous devons remplir, avant l’embarquement, une « Attestation de déplacement international dérogatoire vers la France Métropolitaine » en y inscrivant notre adresse, j’imagine notre lieu de confinement. Celle-là même qui nous permettra de nous déplacer en toute légalité en arrivant, la case « j’étais coincée à l’étranger, je rentre juste, je ne sais pas si j’ai bien fait ! » n’étant pas prévue dans le formulaire classique. Je m’inquiète de  cela comme si j’avais toujours vécu aux portes de la nature alors que non. Je suis une citadine qui traversait Paris à pieds 3-4 fois par semaine. C’est étrange. Et puis, j’ai déjà deux idées de projets artistiques si jamais nous confinons chez nous !

De fait, aujourd’hui, notre balade, tardive et longue, avait une autre saveur. Nous sommes remontées au lookout du Mont Victoria pour voir la ville, d’en haut, encore et encore. Il y avait plus de monde que d’habitude et Wellington elle-même était un peu plus bruyante que les jours précédents : l’absence de nouveaux cas depuis plusieurs jours, l’espoir – voire la certitude – de passer en alerte de niveau 3 lundi, le week-end, le beau temps même si venteux ont sans doute contribué à relâcher un peu la pression… Certainement, l’atmosphère était différente. Ou alors, ai-je voulu la voir différente, car pour moi, cette ascension était différente… Avant de redescendre par la ville et de regagner notre antre temporaire, je me suis tournée à nouveau vers cette sculpture maorie haute perchée qui m’avait accueillie en février. A elle aussi, j’avais envie de dire au-revoir ! C’est la dernière photo que j’ai faite aujourd’hui, ma batterie s’éteignant juste après, et celle, de rechange, que j’avais dans mon sac, étant elle-même vide (ce qui ne m’est pas arrivé de tout le séjour). Clap de fin ! Heureusement, Vénus était dans le ciel ! Ça recharge toutes les batteries !

(1) https://www.lemonde.fr/tant-de-temps/article/2015/06/19/patrick-viveret-il-faut-accepter-de-ne-pas-tout-vivre_4657892_4598196.html#

Share on Facebook

JC18_DSC9066-72-site

Cette nuit, des vents à 120 km/h ont soufflé sur Wellington, pourtant nichée au creux d’une baie. Cela bougeait encore pas mal ce matin, aussi avons-nous préféré différer notre incursion quotidienne en forêt. Les branches craquaient déjà bien hier, ce serait dommage d’échapper au coronavirus mais d’être assommé par un bout de bois. Ceci dit, j’ai appris très récemment que c’est pendant la Grande Peste de Londres en 1655 – qui avait éradiqué un quart de sa population – qu’Isaac Newton, dans l’impossibilité de se rendre à son université à Cambridge, avait dû, durant une année – réjouissons-nous donc, même si ce n’est pas fini ! –, travailler depuis la demeure familiale, notamment dans le jardin. Et c’est ainsi qu’il avait pu être sous le pommier lorsque la fameuse pomme – certainement la plus célèbre de l’histoire des pommiers, qui remonterait à 50 millions d’années ! (ou 65, ou 80 selon les sources) – lui était tombée sur la tête (1). Je pourrais donc faire un effort et accepter une brindille sur la mienne en échange d’une fulgurance intellectuelle aussi brillante que la compréhension de la gravitation…

En réalité, ce changement de programme m’apparaît plutôt être une excuse pour, l’air de rien, étendre notre territoire d’exploration… De fait, aujourd’hui, pour la première fois depuis 18 jours, nous sommes retournées au bord de l’eau, sur la promenade qui longe la baie, celle-là même que je voyais d’en haut, du lookout, au jour 15. Je crois que j’avais envie de revoir « Solace of the wind » sous un autre jour…

Dans les faits, ce n’est pas si loin que cela, peut-être 5 minutes supplémentaires par rapport au supermarché où nous nous ravitaillons. Mais, jusqu’à présent, nous n’avions pas osé y aller. Nous aurions pu ceci dit puisque ce n’est pas interdit et que nous savons que les autres promeneurs auraient respecté la distance de sécurité de 2m recommandée ici. Ce matin, soleil et vent en poche, c’est donc avec une joie toute enfantine que nous nous sommes dirigées vers la mer, pas vraiment la mer car nous ne voyons pas l’horizon depuis Wellington, mais la baie et les montagnes environnantes. Comme si nous nous aventurions sur des terres inconnues, que nous connaissons cependant pour les avoir traversées en février. Sur le trajet, comme toutes les fois où nous avons emprunté cette rue, Smith – je le baptise ainsi, mais au fond, je ne sais pas, c’est simplement le prénom masculin le plus courant en Nouvelle-Zélande depuis des décennies – était sur son échelle à poursuivre avec beaucoup de concentration son ouvrage initié dès le premier jour du confinement : repeindre, au pinceau, la façade de sa maison, après avoir soigneusement retiré la couche précédente au décapeur thermique. Ils sont en fait plusieurs à s’être donné cette mission pour ces 4 semaines un peu spéciales. Matériellement, c’est d’autant plus facile que la grande majorité des maisons néo-zélandaises sont en bois. Smith est d’ailleurs très efficace, il a bientôt fini d’apposer la première couche de son gris Madrid et la peinture semble si épaisse que je ne suis pas sûre qu’une deuxième soit utile. Promis, je suivrai cela avec beaucoup d’intérêt ces jours prochains…

Tout comme je surveillerai les dizaines d’oliviers plantés sur les trottoirs de ce quartier pavillonnaire, dont je suis très heureuse de la présence car, à chaque fois, ils me conduisent mentalement vers mon autre pays de sang, la Tunisie, mais qui reste une énigme pour moi : climatique d’une part car j’ai toujours vu ces arbres dans des pays chauds – c’est le moment de chercher à quoi ressemble l’hiver ici à Wellington – et paysagiste d’autre part, car les arbres sont actuellement plein d’olives qui, faute d’être cueillies – je m’avance peut-être mais j’ai du mal à imaginer que la ville dépêche des agents pour les récolter, les presser pour en faire une cuvée d’huile d’olives de Wellington – vont inévitablement finir sur le trottoir. Ce n’est pas moi qui le dit, c’est la loi de la gravitation ! Bref, pourquoi l’olivier en ville ? Comme vous pouvez le constater, mes questions du jour sont très terre à terre. Il n’y a pas de petite compréhension.

Ce qui nous conduit directement au pied de la sculpture de deux mètres de Max Patté, la raison ultime de cette diversion… Nu comme un ver en fer, les bras en arrière, tendu vers les éléments – l’eau salée, le feu solaire, l’air vif -, l’homme, abîmé, pourtant prêt à tomber, est comme suspendu dans le temps et l’espace dans une posture mélancolique – les yeux clos, calme voire las, paré pour faire face aux événements à venir – mais pourquoi pas joyeuse aussi – ne serait-ce pas les prémisses d’un plongeon, d’un élan, d’un nouveau départ qu’il nous offre là ? Un peu comme nous en ce moment, finalement.

(1) https://www.courrierinternational.com/…/pommier-confine-pen…

Share on Facebook

La statue-surveillance

Comme vous vous en doutez, l’ancêtre de la vidéo-surveillance… Nettement moins discrète, beaucoup plus lourde et complexe à produire que celle actuellement déployée un peu partout dans le monde à tous les coins de rue, même si mille fois plus belle. La récupération des données, nécessitant par ailleurs des traducteurs langue des statues / espéranto – autant vous dire, une niche ! -, était également problématique : elle prenait un temps fou – 6 jours environ par journée d’observation – incompatible avec les délais imposés pour ce genre de mission de surveillance. La mutation électronique amorcée il y a 2 décennies après des siècles de bons et loyaux services de la statue-surveillance, en plus de banaliser les façades et les carrefours à l’extrême, a bousculé une génération de sculpteurs, même si une part non négligeable d’entre eux est étonnamment restée de marbre…

Share on Facebook

Cachez ce sein...

Force est de constater qu’il nous est impossible de ne pas les toucher… Nous ne nous en rendons évidemment pas compte sur le moment mais les effleurements inlassablement répétés par des mains baladeuses toutes différentes les unes des autres finissent par laisser des traces indélébiles sur les sculptures composant cette énième fontaine de Neptune (ce qui n’est pas péjoratif), et, d’une certaine manière, par nous trahir même si ce « nous » est indéfini et collectif.

Le plus amusant est bien sûr de repérer les sites les plus courtisés. Et si l’on peut aisément comprendre – comme le suggère la photographie de cette dame se faisant prendre en photo devant une déesse nonchalante et réchauffée – que les genoux et la main gauche sont manifestement des endroits sur lesquels les gens s’appuient en de telles circonstances, difficile d’imaginer que le sein gauche serve à ce point de béquille… Non, pour ce dernier, la motivation est vraisemblablement différente, un peu plus grivoise assurément, même si l’on ne saurait se satisfaire d’une surface aussi froide.

Share on Facebook

Le flou artistique

Certains artistes aiment vous plonger dans l’inconnu. L’obscurité en est une des nombreuses formes. Il faut l’accepter et s’y tapir sans crainte pour, au bout de quelques instants, pouvoir y déceler la lumière résiduelle, et revoir, enfin. Pourtant, intimidés voire inquiets, certains visiteurs ne vont pas plus loin que le bord de cet autre monde, là où ils sont encore touchés par les photons, ceux-là même qui les guident au quotidien, éclairent leur chemin et, ce faisant, les rassurent. Ils tergiversent, ils scrutent, ils hésitent, ils s’interrogent… Forcément, en demeurant là, l’obscurité de ce cube gagne en profondeur et leurs doutes s’installent. Mais voilà que le jeu s’inverse : alors qu’ils voient de moins en moins ce qui se trame à l’intérieur, ils deviennent de plus en plus visibles pour ceux qui y sont déjà… et d’une certaine manière, leurs errements ainsi mis en lumière sont une oeuvre en soi.

Share on Facebook

_DSC0635-72

D’abord, s’étonner de voir la Tour de Pise peinte sur un transformateur électrique d’un boulevard ordinaire de Chungli, ville de la banlieue de Taipei, la capitale de Taiwan. Ensuite, sourire en réalisant que l’artiste – qui a pourtant bien pris soin de respecter le nombre de niveaux de la Tour et de dessiner ses colonnes de marbre si caractéristiques – a toutefois choisi de lui confisquer ce trait de caractère qui la rend si célèbre et visitée aujourd’hui : son inclinaison. Puis enfin, remarquer ce duo de tubes au rôle urbain indéfini et se dire que l’honneur de l’Italie est sauf : heureusement, les tuyaux veillent à rétablir la vérité !

Share on Facebook

Au bout du couloir

Je ne retournerai pas en arrière, je ne retraverserai pas ce couloir à rebours pour me trouver à nouveau dans cette dernière salle, au bout du bout du monde, cette salle que j’ai cherchée frénétiquement dès que j’ai mis le pied, enfin les pieds, dans ce musée, où j’espérais glaner quelques indices sur sa localisation précise. Tout au long de ma quête, j’ai maté d’un oeil distrait et discret les 700 ans d’histoire de l’art qui défilaient à mes côtés. Je me suis quand même arrêtée, une poignée de fois, tant c’était saisissant de beauté. Puis, je repartais en mission : le trouver. Allais-je vraiment devoir arpenter les 12000 m2 de l’antre culturel pour le rencontrer ? Ce jeu de piste auquel me conviaient les conservateurs était-il réellement nécessaire ? Sur mon chemin, je l’imaginais sublimement mis en lumière, seul sur son mur, au coeur de tout. Ne le voyant pas, j’ai même douté, à un moment de sa présence en ces lieux, pensant qu’il avait été prêté à une autre institution, qu’il faisait alors des heureux à des milliers de kilomètres de là, alors que j’y étais aussi pour lui. Il a ainsi fallu aller au bout, au bout du bout du monde donc, pour me trouver face à lui et être saisie d’une émotion si forte – ventre serré, pulsation accélérée, chaleur instantanée, fébrilité incontrôlée – que des larmes ont réussi, sans s’annoncer, à s’échapper. J’ai dû les sécher, pour débrouiller l’image, et je me suis posée, face à lui. Après quelques minutes, je l’ai abandonné. Je ne retournerai pas en arrière, je ne retraverserai pas ce couloir à rebours, je ne me retrouverai plus devant Le voyageur contemplant une mer de nuages

Share on Facebook

_DSC6835-72

J’aime cet exercice de pensée totalement gratuit et invérifiable qui consiste à imaginer ce qui a conduit à l’existence d’un phénomène. Le gang des Prudopunkt a manifestement repris du service après quelques semaines à faire profil bas ! Ce groupuscule rassemblant des personnes âgées de 7 à 77 ans – oui, comme les lecteurs des Tintin – amatrices de land art mais bizarrement étroites d’esprit, s’est en effet mis en tête d’intervenir sur toutes les sculptures de corps dénudés de la ville de Berlin. So schockierend n’est-ce pas ?

Les Prudopunkt agissent essentiellement la nuit pour des raisons évidentes qu’il est inutile de détailler ici, ce qui ne les empêche pas de se faire souvent surprendre, leurs lampes frontales trop fortes alertant les voisins. Les Prudopunkt maîtrisent évidemment tous les noeuds marins, qu’ils sont capables de réaliser les yeux fermés avec des lianes, des tiges… Par principe, ils n’utilisent d’ailleurs que des matériaux végétaux trouvés à proximité de leur futur forfait, qu’ils ne perçoivent bien sûr pas comme tel. Ce soir-là, Birgit est aux commandes. Elle est même particulièrement fière de sa fine ceinture de liane et du noeud coulant qui lui a permis de placer subtilement cette feuille d’érable desséchée devant l’objet du délit. En rentrant chez elle, exténuée, Birgit éprouve pour la première fois de la journée cette douce sensation du devoir accompli. Seulement, Birgit n’a pas anticipé la bise matinale du lendemain, qui, bien en verve ce jour-là, n’a eu qu’à souffler un peu pour faire glisser la feuille vers des latitudes plus basses, exposant à nouveau, non sans une pointe d’humour et de moquerie, ce qu’elle s’était attaché à cacher avec application…

Share on Facebook

Ker-chaussure-72

Un peu plus de trois ans après l’avoir acquise, Benoît avait remarqué que les bords de sa photo s’étaient un peu éclaircis. Cette photographie, c’était un vestige d’une époque révolue, la pêche à la baleine dans les eaux froides de l’océan indien au début du siècle dernier destinée à produire l’huile qui allait servir à éclairer les intérieurs de lointaines maisons, une chaussure restée là, à l’autre bout du monde, pendant des décennies, qui avait vieilli avec le temps, dans cette base de Port-Jeanne-d’Arc, au creux de la passe de Buenos Aires sur l’île de Kerguelen. Cette photographie, il avait fallu aller la chercher. Benoît ne se lassait jamais de la regarder. Lui qui avait grandi dans les livres, elle lui parlait d’aventures…

Dès lors, chaque jour passant, une quantité infinitésimale de l’image disparaissait. C’était si discret et subtil que Benoît avait mis plusieurs mois encore à s’en persuader. Car il l’aimait, aussi, cette image dans laquelle il plongeait son regard plusieurs fois par jour. Mais indubitablement, elle avait changé. En retrouvant une photo d’une fête qu’il avait organisée chez lui il y a quelques années, il avait littéralement redécouvert son oeuvre : bien plus contrastée, et surtout, entière, « complète », sans toutes ces zones blanches qui la rendaient fantomatique aujourd’hui et incroyablement mystérieuse… Benoît avait fini par contacter l’auteur, s’étonnant d’abord calmement de la disparition progressive de son oeuvre. L’obsolescence programmée, il connaissait, mais pas pour les oeuvres d’art… Il avait commencé à hausser le ton quand l’artiste lui avait dit que le seul moyen de préserver sa photographie était d’arrêter de la regarder. « C’est ridicule, pourquoi devrais-je faire cela ? Je ne l’ai pas achetée pour l’oublier ! » lui avait-il lancé. « Achetez-en une autre alors ! » lui avait répondu le photographe amusé. « Il en est hors de question ! Je garde ma photo ! » « Alors, mettez un voile noir devant et ne la regardez plus. Vous verrez. » Benoît ne savait plus s’il était triste ou en colère….

En rentrant chez lui, il avait continué à regarder sa photo, ne pouvant se faire à l’idée qu’elle allait continuer à s’effacer. Mais il avait dû se rendre à l’évidence : elle disparaissait. Et bientôt, il n’en resterait plus rien. La mort dans l’âme, il avait fait comme le photographe lui avait dit, il avait mis un voile devant et ne la regardait plus. Fort heureusement, il l’avait tellement observée qu’il en connaissait les moindres détails, jusqu’au nombre de clous sur les semelles. Il lui suffisait de fermer les yeux pour la revoir, comme au premier jour. Des années après, sentant son heure venir, Benoît s’était installé dans le fauteuil qu’il avait laissé devant la photo quand bien même il ne pouvait plus l’admirer. Il n’avait plus rien à perdre… Il avait alors demandé à ses proches d’aller vers le tableau et, à son signal, de soulever le voile – bien entendu, ils connaissaient l’histoire mais ils n’avaient jamais eu le droit d’aller plus loin, choix qu’ils avaient toujours respecté ; c’était donc un moment extraordinaire pour eux même s’ils savaient aussi qu’il allait bientôt être assombri par le départ de Benoît. Le voile était maintenant levé. Tout le monde s’était alors retourné vers Benoît. Lové dans son fauteuil, il arborait un sourire béat mais avait aussi les yeux fermés… Elle était revenue lui dire au-revoir.

Kerguelen314_72

Share on Facebook

CQFD

Nous pouvons, sans prendre trop de risque, déduire de l’existence de cette image, que les parents de ce petit gars, qui en est à son troisième tour consécutif de ce double tunnel de métal érigé par le maître en la matière, ne sont pas dans les environs. Car, aujourd’hui, il semblerait que les enfants n’aient plus le droit de se rouler dans le sable – ça incruste des grains dans les vêtements pour plusieurs générations et c’est gênant -, ou de courir dans l’eau – ça mouille les bottes et c’est gênant -, a fortiori, de sauter dans les flaques, qui plus est trois fois de suite ! En fait, aujourd’hui, il semblerait que les enfants n’aient plus le droit d’en être. Ce qui tombe plutôt mal car, devenus grands, ils en ont encore moins l’opportunité… Et ça, c’est vraiment gênant !

Share on Facebook