Photo-graphies et un peu plus…

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Un peu plus de trois ans après l’avoir acquise, Benoît avait remarqué que les bords de sa photo s’étaient un peu éclaircis. Cette photographie, c’était un vestige d’une époque révolue, la pêche à la baleine dans les eaux froides de l’océan indien au début du siècle dernier destinée à produire l’huile qui allait servir à éclairer les intérieurs de lointaines maisons, une chaussure restée là, à l’autre bout du monde, pendant des décennies, qui avait vieilli avec le temps, dans cette base de Port-Jeanne-d’Arc, au creux de la passe de Buenos Aires sur l’île de Kerguelen. Cette photographie, il avait fallu aller la chercher. Benoît ne se lassait jamais de la regarder. Lui qui avait grandi dans les livres, elle lui parlait d’aventures…

Dès lors, chaque jour passant, une quantité infinitésimale de l’image disparaissait. C’était si discret et subtil que Benoît avait mis plusieurs mois encore à s’en persuader. Car il l’aimait, aussi, cette image dans laquelle il plongeait son regard plusieurs fois par jour. Mais indubitablement, elle avait changé. En retrouvant une photo d’une fête qu’il avait organisée chez lui il y a quelques années, il avait littéralement redécouvert son oeuvre : bien plus contrastée, et surtout, entière, « complète », sans toutes ces zones blanches qui la rendaient fantomatique aujourd’hui et incroyablement mystérieuse… Benoît avait fini par contacter l’auteur, s’étonnant d’abord calmement de la disparition progressive de son oeuvre. L’obsolescence programmée, il connaissait, mais pas pour les oeuvres d’art… Il avait commencé à hausser le ton quand l’artiste lui avait dit que le seul moyen de préserver sa photographie était d’arrêter de la regarder. « C’est ridicule, pourquoi devrais-je faire cela ? Je ne l’ai pas achetée pour l’oublier ! » lui avait-il lancé. « Achetez-en une autre alors ! » lui avait répondu le photographe amusé. « Il en est hors de question ! Je garde ma photo ! » « Alors, mettez un voile noir devant et ne la regardez plus. Vous verrez. » Benoît ne savait plus s’il était triste ou en colère….

En rentrant chez lui, il avait continué à regarder sa photo, ne pouvant se faire à l’idée qu’elle allait continuer à s’effacer. Mais il avait dû se rendre à l’évidence : elle disparaissait. Et bientôt, il n’en resterait plus rien. La mort dans l’âme, il avait fait comme le photographe lui avait dit, il avait mis un voile devant et ne la regardait plus. Fort heureusement, il l’avait tellement observée qu’il en connaissait les moindres détails, jusqu’au nombre de clous sur les semelles. Il lui suffisait de fermer les yeux pour la revoir, comme au premier jour. Des années après, sentant son heure venir, Benoît s’était installé dans le fauteuil qu’il avait laissé devant la photo quand bien même il ne pouvait plus l’admirer. Il n’avait plus rien à perdre… Il avait alors demandé à ses proches d’aller vers le tableau et, à son signal, de soulever le voile – bien entendu, ils connaissaient l’histoire mais ils n’avaient jamais eu le droit d’aller plus loin, choix qu’ils avaient toujours respecté ; c’était donc un moment extraordinaire pour eux même s’ils savaient aussi qu’il allait bientôt être assombri par le départ de Benoît. Le voile était maintenant levé. Tout le monde s’était alors retourné vers Benoît. Lové dans son fauteuil, il arborait un sourire béat mais avait aussi les yeux fermés… Elle était revenue lui dire au-revoir.

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Fin de manifestation à Lyon dans une rue adjacente à celle empruntée par le cortège. Les fumigènes flottent encore dans l’air remonté et chargé d’électrons libres. Tranquillement, ceux qui s’en sont échappés, ou qui n’y ont pas participé, rentrent chez eux avec la sensation du devoir accompli. Profitant, pour certains, de ce désert urbain pour s’offrir une petite virée sur la rue même. Pacifiquement. Impression de fin de quelque chose. Pour ne pas dire du monde. Qui serait un peu trop fort. Une image d’une actualité brûlante, pourrait-on dire.

En fait, une légende. Dans un sens comme dans l’autre. Une photo certes prise à Lyon. Mais dans un contexte totalement différent de celui exposé ci-dessus. Un incendie important dans un proche bâtiment. Quartier bloqué par sécurité par les soldats du feu à son chevet. La fumée au fond ? Celle émanant des flammes dévastatrices. Une photo sans histoire peut en avoir mille selon qui la regarde, le moment où elle est partagée, la disposition dans laquelle se trouvent ses observateurs, mais aussi sa légende, très facilement manipulatrice pour qui ne dispose d’aucun moyen de vérification. D’ailleurs, cette photo a été prise à Paris, un matin brumeux, avant que la ville ne se réveille vraiment et que les rues ne s’emplissent de boites métalliques hurlantes et de promeneurs égarés…

En fait, ce n’est pas vrai non plus.

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