Photo-graphies et un peu plus…

Le mobilier urbain reflète, d’une certaine manière, la place qu’une ville accorde à ses visiteurs, qu’ils en soient originaires ou simplement de passage, ainsi qu’au sentiment qu’elle a envie qu’ils gardent d’elle. Ce banc asymétrique proposant quelques sièges droits classiques aux conservateurs et une véritable banquette-longue appelant au farniente et à la contemplation de la vie maritime aux plus aventureux l’illustre très bien… Stockholm désire que nous nous sentions à l’aise chez elle, un peu comme chez nous. Surprise par la modernité de cette forme aux atours pourtant traditionnels, je ne peux m’empêcher de sortir ma boite à images de son étui pour immortaliser ce banc, comme l’on dit, pour ne pas l’oublier, comme l’on pense. Je ne suis pas urbaniste ni designer, l’oublier ne serait pourtant pas vraiment problématique, et nous avons parfois tendance à vouloir garder en mémoire des informations dont nous pourrions nous passer. Pourquoi ? Parce que nous ne pouvons pas nous rappeler de tout, donc, autant que cela soit utile. Je l’écris mais je ne le pense pas. Se souvenir de l’inutile a beaucoup de sens aussi. Mais, ce n’est pas pour cette raison que j’ai choisi cette image pour aujourd’hui.

Je reprends donc. Je ne peux m’empêcher de sortir ma boite à images de son étui pour immortaliser ce banc. Clic clac (pas vraiment, puisque mon appareil est en mode silencieux : soit on fait un vrai clic clac d’argentique, de rideau qui s’ouvre et se referme, soit on ne fait pas de bruit du tout !), c’est dans la boite. On peut continuer la promenade en se disant que l’on n’est pas passé à côté de quelque chose, que l’on su capter la petite spécificité du lieu. Là est le hic. Car je n’ai pas testé ce banc, je ne me suis pas assise ni affalée dessus. Non, je l’ai regardé, j’ai admiré l’intelligence de la conception, je l’ai pris en photo et puis je suis partie. Parfois, la photo, c’est aussi cela : un moyen de ne pas oublier ce que l’on a vu qui nous fait oublier de vivre ce que l’on ne veut pas oublier. Je suis donc passée à côté de ce banc – même s’il pleuvait et s’il était mouillé -, et probablement d’une foule d’autres situations que j’étais trop empressée de photographier, et que je classais déjà dans les souvenirs avant même de les vivre et les ressentir totalement au présent.

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Je ne le sais pas encore, mais dans quelques minutes, au détour d’un virage à 90 degrés, je serai moi-même sur cette portion de route semblant jaillir de cette terre ocre pour mieux y retourner un peu plus loin, effrayée qu’elle est sûrement par ce ciel menaçant l’Atlas proche, et qu’actuellement je m’évertue à saisir. Je ne le sais pas encore mais il y aura de la neige sur les cols que je passerai à l’horizon montagneux. A ce moment, je ne sais pas encore non plus que, amusée par le contraste, je prendrai une photo d’une borne kilométrique indiquant la distance jusqu’à Marrakech recouverte d’une fine couche de cette neige inattendue après dix jours de marche dans un désert chaud, sec et aride. Comme s’il me fallait ramener une preuve. Et sans les images, prises il y a une bonne dizaine d’années, aujourd’hui, je ne saurais probablement plus rien de tout cela. Souveir du Maroc. Pardon, souvenir.

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Les temps sont durs pour le voyageur du 21e siècle… Non seulement il peut se déplacer sur la planète avec plus de facilité qu’à n’importe quelle autre époque grâce à l’envol de l’aviation civile, au déploiement des réseaux routiers et ferrés, mais en plus, s’il ne peut ou veut changer son corps d’environnement, il lui suffit d’appuyer sur un bouton ou de tapoter quelques lettres sur son clavier pour voir le monde s’afficher sur son écran et s’évader virtuellement. Cette omniprésence de l’ailleurs dans nos imaginaires, qu’il soit vécu ou pas, fait que, lorsque l’on y accède réellement, la surprise, ou plutôt la découverte, peut être relative. Et même si vivre est bien différent de voir, le voyageur gâté se laisse parfois aller à un blasé « ça ressemble à… ».

L’allusion n’est ni méchante ni forcément fausse, et elle n’enlève rien à la beauté intrinsèque du lieu en question, elle en relativise simplement la portée. En des lieux inconnus, nous avons en effet parfois tendance à vouloir nous raccrocher à ce que nous connaissons déjà ou croyons connaître. Ce qui semble finalement assez logique, l’inconnu faisant toujours un peu peur. Encore que la peur susceptible de générer un paysage n’a certainement rien à voir avec celle, par exemple, qui nous prendrait d’assaut avant un baptême de parachutisme, là, les jambes dans le vide, l’air frais bloquant la respiration et l’instructeur derrière lâchant, hyper enthousiaste : « Allez, on se jette ! » alors même que nous nous demandons ce que nous faisons là et s’il est possible que le parachute ne s’ouvre pas ou se détache, que sais-je, je n’ai jamais essayé, mais j’imagine… Non, un paysage ne va pas jusque là. A priori. Evidemment, se trouver au bord d’un gouffre peut impressionner les personnes sujettes au vertige mais aussi celles qui ne pensaient pas l’être… Une forêt humide au sol tapissé d’arbres chus et déracinés peut angoisser au crépuscule… Un désert désert sous 50°C peut aussi provoquer quelques sueurs froides… Bon, très bien, un paysage peut être effrayant.

Toujours est-il que cette manie que nous pouvons avoir de comparer ce que nous sommes en train de vivre avec ce que nous avons déjà vécu a cela d’ennuyeux qu’elle gâche un peu le plaisir que nous avons à découvrir un lieu dont nous n’avons jamais foulé le sol. Il faudrait pouvoir effacer tous nos souvenirs, réels ou implantés, avant de partir en voyage pour arriver vierges sur le territoire visité et ainsi pouvoir voir une plage à marée basse comme si c’était la première fois. Car rien, a priori, ne ressemble plus à une plage à marée basse qu’une autre plage à marée basse. Il y a toujours du sable, beaucoup de sable, du ciel, un grand ciel, des gens qui se baladent à l’horizon, un peu d’eau, lointaine… Et pourtant, cette plage à marée basse est unique et ne ressemble à nulle autre que j’aurais pu voir auparavant… A contrario, il arrive que parfois, mais c’est comme les neiges du Kilimandjaro, cela tend à disparaître pour les raisons sus-citées, ce même voyageur n’ait aucun repère et se sente réellement en une place inédite. Il ne peut alors s’empêcher de lâcher « ça ne ressemble à rien de ce que je connais ! »… Ce qui est sûrement le plus beau compliment que l’on puisse faire à un paysage…

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En fait, la formule exacte est : « ça ne rend pas bien en photo mais c’était vraiment splendide ! » ou, le cas échéant, « On ne s’en rend pas compte sur la photo mais c’était vraiment gigantesque ! ». Comme si la représentation du réel pouvait être différente du réel lui-même… (Bien sûr !) Comme si le réel résistait à la mise en boîte… (Pourquoi pas ?) Comme si l’appareil photo, avec l’humour qu’on lui connaît, se disait : « Tiens, si je changeais un peu l’image. Elle est vraiment trop belle ! Je ne vais pas lui laisser croire qu’elle peut tout prendre comme ça, facilement ! » (Limite impossible…) Evidemment, cela fait naître une véritable frustration, voire déception, à la découverte des photos, que nous ne nous arrêtons pas de prendre pour autant même si, avec l’expérience, nous parvenons à anticiper les images qui ne seront pas à la hauteur de la réalité et qui ne nous ferons donc pas vibrer de satisfaction lorsque, des années après, nous parcourrons l’album dans lequel nous les aurons malgré tout conservées. Car, même « si cela ne rend pas » –  une étiquette qui leur restera collée au papier toute leur vie -, elles suffisent à raviver des souvenirs ! Et c’est parfois le plus beau cadeau que peut nous faire une photographie…

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Fin de vacances rime souvent avec recherche de cadeaux pour ceux qui sont restés là-bas, au pays. Une petite attention, pas grand chose, juste pour montrer que vous avez pensé à eux quand vous sirotiez votre cocktail de fruits frais tout en regardant le soleil se coucher sur l’horizon ou derrière les montagnes aux sommets blanchis par les neiges éternelles…  Autant le dire tout de suite, la recherche de la petite babiole qui fera plaisir n’est pas toujours une partie de plaisir. Non que, au fond de vous, vous n’ayez pas envie de ramener de spécialités locales et que ce soit par pure convention ou politesse que vous cédiez à cette tradition (c’est aussi possible, il ne faut pas se leurrer), mais plutôt parce que le petit souvenir anodin relève souvent d’un tel kitsch que vous n’oseriez même pas vous l’offrir ! A moins d’avoir des amis très ouverts d’esprit, vous savez en effet pertinemment qu’après vos retrouvailles et la transmission du dit « oh, ce n’est pas grand chose mais bon », la première question qu’ils se poseront sera : « Mais que va-t-on faire de ce truc ? Même sur e-bay, personne n’en voudra ! ». Bon, vous me direz, à ce stade, ce n’est plus votre affaire. Et ramener l’objet le plus immonde possible pourrait même être un jeu amusant – une joie que vous seriez seul à savourer évidemment – s’il n’était d’abord stupide et inutile…

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Elle avait son charme cette petite buée sur la vitre de la voiture, l’objectif de l’appareil photo, les verres de binocles branchées, qui donnait à notre perception du monde un charmant côté approximatif et suranné. J’écris « avait » car des chercheurs québécois – c’est vrai que nous n’en entendons pas souvent parler en France, mais ils existent – ont mis au point un revêtement anti-buée permanent à base d’alcool polyvinylique (oui, oui, le même vinyle que nos vieux disques noirs à microsillon). L’information est passée à la radio, j’étais en voiture, il pleuvait et il y en avait un peu sur le pare-brise. De la buée. Que j’ai, de fait, regardée avec une certaine nostalgie anticipée.

Tout porteur de lunettes a, en effet, un jour, espéré qu’une personne bien inspirée inventerait le revêtement anti-buée. Il y a même fort à parier que cette pensée lui a traversé l’esprit à chaque fois qu’il a été soumis à une basse température, qu’il  est entré dans un lieu normalement tempéré et que, dans l’instant, ses verres se sont parés d’une micro couche de fines gouttelettes d’eau tellement serrées les unes contre les autres que cela lui a donné la désagréable sensation de se retrouver face à un mur. Ecran gris instantané provoquant souvent l’hilarité d’un éventuel voisin non appareillé, quand bien même il a déjà vu cent fois le même sketch. Comme quoi, le comique de répétition a encore de l’avenir. « Bientôt », ce ne sera plus qu’un souvenir ! Le bigleux n’aura plus à retirer ses lunettes pour re-voir plus rapidement, ni à chercher une matière absorbante pour essuyer les verres, ni à pester car forcément, cela laissera des traces et le gênera pendant quelques minutes encore… Bientôt, le flou thermique n’existera plus pour le bigleux. Ni pour le photographe…

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Réminiscence. Un amphi. Il y a quelques années. Cours sur la théorie Gestalt. Le professeur projette une image sur le tableau. Pas une image d’emblée clairement définie et identifiable, mais un ensemble de zones noires et blanches.

– Que voyez-vous ? lance-t-il à son assemblée, avec un petit sourire car il sait le trouble qui va bientôt animer les esprits qui lui font face.

Et moi de lever le doigt, au bout de quelques secondes, légèrement dubitative quant à la réponse que je m’apprête à proposer, même si je n’ai aucun doute sur ce que je vois…

– Oui ?

– Je vois Jésus…

La représentation de Jésus, évidemment, mais ne jouons pas sur les mots. Jésus donc.

Et lui, tout content :

– Qui d’autre voit Jésus sur cette image ?

Personne. Pire, ma réponse en perturbe plus d’un. Me voilà donc à expliquer où se trouve Jésus à mes camarades. Il faut alors plusieurs minutes avant que l’un n’ait la révélation et se joigne à moi pour éclairer les autres, un tantinet résistants. Petit à petit, notre groupe d’illuminés gonfle et des « ça y est, je le vois ! » enthousiastes et soulagés retentissent dans la salle. Il n’y a rien de pire que de se sentir exclu d’un groupe. Mais, alors, Jésus ou pas ? Est-ce la bonne réponse ? Il n’y a pas de bonne réponse, dit le Sage. Chacun y voit ce qu’il veut. J’en déduis que tout ce qui suit est donc une question de persuasion, de suggestion, voire de manipulation.

Ce qui nous conduit à Heidelberg. Sur cette place ombragée où siège la Heiliggeistkirche, ou, plus facilement, l’Eglise du Saint Esprit. C’est totalement fortuit bien sûr. Une place pavée sur laquelle domine un génie imposant et presque intimidant. La grappe de touristes matant une façade remarquable est posée juste sur sa tête. Le voilà qui fait la moue avec sa bouche, agitant l’index et relevant ses longues babouches comme pour mieux signifier son mécontentement. A moins qu’il ne s’agisse d’une mise en garde contre ceux qui cherchent des signes là où il n’y a que des formes. Dans le fond, je préfère l’illusion !

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50 mètres. C’est la longueur du premier « vol » effectué par Clément Ader le 9 octobre 1890 à bord d’Eole, l’engin qu’il a fabriqué en s’inspirant de la chauve-souris. Sans doute n’imaginait-il pas, à ce moment, que son invention allait, deux siècles plus tard, révolutionner notre appréciation de l’espace, du temps et au final, du voyage.

Aujourd’hui, l’avion, mot bizarrement créé après celui d’aviation, nous mène à l’autre bout du monde en quelques heures (ce qui, soit dit en passant, semblerait dire que le monde a un début et une fin, alors que nous avons déjà vu dans Et pourtant, elle tourne qu’il n’avait même pas de sens). Bref. Ainsi, très rapidement et sans transition, il est possible de se retrouver à un endroit où la langue, la culture, la température, l’heure, les coutumes sont totalement différentes de celles que l’on connaît. Un jour, vous êtes piégé dans les embouteillages à cause de la pluie qui ne cesse de tomber depuis 2 jours, et quelques heures plus tard, vous êtes sur une plage de Bali en train de siroter un cocktail de fruits frais sur un air de java… D’un certain point de vue, c’est de la magie. Une magie qui a largement contribué à démocratiser, voire banaliser, le voyage. Aussi bien le fait d’être ailleurs que le déplacement en lui-même.

Ainsi, lorsque, las de cette instantanéité, on se prend à préférer le train à l’avion, tout semble rentrer dans l’ordre. Qu’importe s’il faut 12 heures pour parcourir 263 kilomètres ! Pour une fois, ce n’est pas le ratio temps / action qui compte, mais le moment, l’instant. Que gardons-nous en mémoire d’un vol de 12h ? Les trous d’air, effrayants ; la nourriture, mauvaise ; la clim’, trop froide ; le film, nul ; le petit derrière, exaspérant… Que gardons-nous en mémoire d’un trajet en train de 12h ? Des paysages splendides, riches et variés ; une rencontre inédite avec des personnes différentes et avec leur culture ; des découvertes culinaires à chaque station vendues par les habitants des villages traversés ; une autre perception de notre temps et de celui des autres. L’un comme l’autre sont fatigants, mais, entre les deux, quand on a le choix, y a pas photo !

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J’ai croisé James Dean l’autre jour. En plein Montréal. Par un mardi après-midi très ensoleillé. Il était 15h23 précisément. Il était sur son vélo, à un coin de rue, vêtu comme à sa grande époque, entouré d’un halo de lumière poussiéreuse, et surtout aussi jeune que dans mes souvenirs de cinéphile. Peut-être avait-il un peu maigri. Lorsque le feu est passé au vert, il a continué son chemin, naturellement. Personne d’autre que moi ne semble l’avoir remarqué. Voilà, je m’auto-ajoute à la liste des illuminés persuadés d’avoir vu Elvis, Marilyn Monroe ou Michaël Jackson en vie, car ils n’arrivent pas, pour des raisons x ou y, à se faire à leur disparition. Là, pas de problème de ce côté là. C’est juste une illusion d’optique.

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Est-ce que la fin du monde ressemble à ça ? Si oui, force est de constater qu’elle revêt des atours terriblement attirants… D’aucuns crieront au trucage, à la colorisation maladroite. J’avoue un traitement croisé à l’origine (sur de la vraie pellicule) : des contrastes accentués, des couleurs plus fortes, mais pas de modifications de tonalités ! L’embrasement du ciel était bien réel sur cette plage mordorée puis rougie de la rive sud du Sri Lanka… Le sentiment de petitesse qu’il a fait naître encore plus. Des photos presque oubliées, stockées, comme beaucoup d’autres, dans une quelconque boîte à chaussures, ou peut-être de papier Ilford (le summum du luxe), exhumées et scannées à l’occasion d’un départ.

Quelques années ont passé. Et pendant cet intervalle, ce qui était un spectacle à la beauté à couper le souffle s’est mu en fureur océanique. Un tsunami. Le tsunami. Celui du 26 décembre 2004. Provoqué par le 4e plus fort séisme enregistré dans l’histoire de l’humanité et atteignant jusqu’à l’Afrique du Sud. Sortir ces images de leur cachette ne ravive alors pas seulement les souvenirs vécus, cela soulève aussi une foule de questions sur ce qui ne l’a pas été : cette plage-là a été touchée, c’est certain ; les palmiers joliment balayés par un vent bienveillant ici probablement arrachés… Mais que sont devenues les personnes rencontrées, celles-là dont la maison donnait directement sur la plage ? Ces interrogations sont désormais attachées à ces images comme une abeille sur du miel. Et l’impression initiale de fin du monde prend alors une toute autre tournure…

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