Photo-graphies et un peu plus…

Pour vivre heureux...

Avez-vous complété cette morale en votre for intérieur ? L’avez-vous confrontée à l’impudeur sans pareil dans laquelle peut nous plonger, parfois contre notre nature même, le monde moderne, tout dévolu qu’il est à la communication instantanée, à la diffusion compulsive de l’information, de cette information qui n’informe plus, à la démonstration, au faire-savoir plus qu’au savoir-faire ? Avez-vous remarqué ce chalet sur la colline, derrière ce bois, préservé des spasmes, bien entendu modérés comparés à ceux d’une mégalopole, du village en contre-bas ? Et savez-vous que cette petite phrase, « Pour vivre heureux, vivons caché » – que nous avons, avec les années, les usages et l’amnésie, totalement déconnectée de son contexte originel – est le dernier vers d’un apologue de Jean-Pierre Claris de Florian – Le grillon – rédigé au 18e siècle, bien longtemps après l’invention de l’imprimerie et bien longtemps avant celle du numérique ? Laissez-moi vous la livrer, car, comme on le dit aujourd’hui, malgré son grand âge, elle reste d’une actualité brûlante :

« Un pauvre petit grillon
Caché dans l’herbe fleurie
Regardait un papillon
Voltigeant dans la prairie.
L’insecte ailé brillait des plus vives couleurs ;
L’azur, la pourpre et l’or éclataient sur ses ailes ;
Jeune, beau, petit maître, il court de fleurs en fleurs,
Prenant et quittant les plus belles.
Ah! disait le grillon, que son sort et le mien
Sont différents ! Dame nature
Pour lui fit tout, et pour moi rien.
je n’ai point de talent, encor moins de figure.
Nul ne prend garde à moi, l’on m’ignore ici-bas :
Autant vaudrait n’exister pas.
Comme il parlait, dans la prairie
Arrive une troupe d’enfants :
Aussitôt les voilà courants
Après ce papillon dont ils ont tous envie.
Chapeaux, mouchoirs, bonnets, servent à l’attraper ;
L’insecte vainement cherche à leur échapper,
Il devient bientôt leur conquête.
L’un le saisit par l’aile, un autre par le corps ;
Un troisième survient, et le prend par la tête :
Il ne fallait pas tant d’efforts
Pour déchirer la pauvre bête.
Oh! oh! dit le grillon, je ne suis plus fâché ;
Il en coûte trop cher pour briller dans le monde.
Combien je vais aimer ma retraite profonde !
Pour vivre heureux, vivons caché. »

J’ajouterais simplement que, contrairement à ce que suggère cette fable, même le grillon a du talent. Un talent discrètement enchanteur

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Surfeur averti ou causeur au long cours, il vous est sûrement déjà arrivé de devoir joindre la hotline de votre fournisseur d’accès à internet ou de votre opérateur téléphonique pour une raison quelconque. Au terme d’un rapide et méthodique jeu de questions/réponses destiné à isoler l’objet de votre appel en vous faisant appuyer sur les touches 1, 2 ou 3, un être humain entre généralement en contact avec vous et souvent, de façon très cordiale. Il vous précise d’emblée que votre échange peut être enregistré avant de vérifier que vous êtes bien celle ou celui que vous prétendez être. Ceci étant fait, votre congénère absorbe vos jérémiades (on appelle souvent pour se plaindre, non ? ; personnellement, je n’ai jamais vu qui que ce soit contacter son opérateur pour lui dire : « C’est super, tout fonctionne à merveille, je tenais à vous le dire, merci beaucoup ! ») avant de dérouler machinalement mais toujours très poliment la procédure prévue dans ces circonstances. Tant pis si vos réponses ne rentrent pas dans les cases. Au bout de quelques minutes si vous avez de la chance, il résout votre problème. Vous l’embrasseriez presque (cette pulsion de communication constante bouscule complètement nos repères !). Vous le remerciez chaudement, lui souhaitez une bonne journée, vœu qu’il vous retourne dans la foulée. Vous y croyez un peu même si c’est sans doute là la dernière ligne de leur script. Vous êtes un client satisfait et c’est ce après quoi courent toutes les entreprises aujourd’hui car un client satisfait est client fidèle, un peu comme les chiens.

Le lendemain, voire le surlendemain, en tout cas jamais très longtemps après votre interaction d’être humain à être humain, on vous téléphone. Une voix de synthèse, féminine, vous rappelle que vous avez récemment contacté le service client et vous « demande » si vous accepteriez de répondre à quelques questions, ce qui ne prendra pas plus de 2 minutes (« on » sait que votre temps est compté). Evidemment, la notion de « demande » est un peu biaisée puisque personne ne vous parle vraiment et qu’il vous suffit de raccrocher pour refuser cette mini-enquête sans paraître impoli pour autant. De loin, tout semble normal. En se rapprochant un peu, il y a quand même quelque chose d’étrange… Cette mesure de satisfaction est entièrement mécanique. En d’autres termes, « on » demande à des robots de juger le travail réalisé par des êtres humains… N’est-ce pas curieux ? Et alors que les laboratoires de robotique s’escriment à rendre leurs machines les plus « humaines » possibles, en évitant soigneusement de tomber en panne sèche dans la Vallée de l’étrange (j’y reviendrai un jour) et en les dotant d’une sorte d’indépendance de « pensée », les êtres humains doivent, dans le même temps, suivre des schémas de plus en plus systématiques et prédéfinis face à des situations elles aussi anticipées. Un inversement de casting bien moins anodin qu’il n’y paraît, non ?

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C’est incroyable à quel point les communicants n’hésitent pas, parfois, à user d’arguments fallacieux pour faire passer les messages de leurs clients, même si c’est pour le bien de tous. Ici, dans les toilettes publics d’un centre commercial à Chicago. Publicité étatique qui affiche une esthétique des années 1950 de femmes soumises à leurs maris aux larges épaules mais respecte l’exigence de diversité et de représentation des minorités des années 2000 (en faisant toutefois dire à la dame noire en rouge, qui a une excellente vue, une phrase absolument absurde, que personne de sensé ne prononcerait dans le monde réel) : image donc totalement anachronique, en plus d’être farfelue.

Par ailleurs, le fait que cette affiche soit placardée dans les toilettes des femmes alors que c’est monsieur qui est directement visé pose plusieurs questions : ne se sont-ils pas trompés de lieu et y a-t-il la version « femme » chez les hommes ? les femmes sont-elles chargées de prêcher la parole salubre auprès de la gent masculine ? existe-t-il des statistiques prouvant que les hommes ne se lavent pas assez souvent les mains et que c’est pour cette raison qu’ils ne trouvent pas de partenaires pour danser au bal des pompiers du 4 juillet ? des chercheurs d’Harvard ou du MIT (jamais ensemble puisqu’ils se font concurrence) ont-ils réussi à établir une corrélation forte entre déficit de séduction et prévalence à certaines maladies ; et enfin, les femmes sont-elles des êtres si éthérés et purs que ces basses questions d’hygiène ne les concernent pas ? En fait, les femmes, elles s’en lavent les mains !

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Réminiscence. Un amphi. Il y a quelques années. Cours sur la théorie Gestalt. Le professeur projette une image sur le tableau. Pas une image d’emblée clairement définie et identifiable, mais un ensemble de zones noires et blanches.

– Que voyez-vous ? lance-t-il à son assemblée, avec un petit sourire car il sait le trouble qui va bientôt animer les esprits qui lui font face.

Et moi de lever le doigt, au bout de quelques secondes, légèrement dubitative quant à la réponse que je m’apprête à proposer, même si je n’ai aucun doute sur ce que je vois…

– Oui ?

– Je vois Jésus…

La représentation de Jésus, évidemment, mais ne jouons pas sur les mots. Jésus donc.

Et lui, tout content :

– Qui d’autre voit Jésus sur cette image ?

Personne. Pire, ma réponse en perturbe plus d’un. Me voilà donc à expliquer où se trouve Jésus à mes camarades. Il faut alors plusieurs minutes avant que l’un n’ait la révélation et se joigne à moi pour éclairer les autres, un tantinet résistants. Petit à petit, notre groupe d’illuminés gonfle et des « ça y est, je le vois ! » enthousiastes et soulagés retentissent dans la salle. Il n’y a rien de pire que de se sentir exclu d’un groupe. Mais, alors, Jésus ou pas ? Est-ce la bonne réponse ? Il n’y a pas de bonne réponse, dit le Sage. Chacun y voit ce qu’il veut. J’en déduis que tout ce qui suit est donc une question de persuasion, de suggestion, voire de manipulation.

Ce qui nous conduit à Heidelberg. Sur cette place ombragée où siège la Heiliggeistkirche, ou, plus facilement, l’Eglise du Saint Esprit. C’est totalement fortuit bien sûr. Une place pavée sur laquelle domine un génie imposant et presque intimidant. La grappe de touristes matant une façade remarquable est posée juste sur sa tête. Le voilà qui fait la moue avec sa bouche, agitant l’index et relevant ses longues babouches comme pour mieux signifier son mécontentement. A moins qu’il ne s’agisse d’une mise en garde contre ceux qui cherchent des signes là où il n’y a que des formes. Dans le fond, je préfère l’illusion !

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Je ne résiste pas à cette nouvelle confrontation, certes un peu grossière, des mœurs entre ces deux terres qui bornent les parties nord de l’Océan Atlantique. A l’heure où l’on parle à l’envi de manipulation des foules par la peur (une stratégie plutôt ancienne en réalité), la juxtaposition totalement anachronique de ces trois images peut laisser songeur. Direction Boston. Ville bourgeoise et calme, dont la réputation est en partie assurée par ses universités prestigieuses, Harvard et le MIT en tête. C’est à cette paisible cité qu’appartient l’abribus. « Ready for a disaster ? » Curieuse approche pour une publicité ? Une assurance peut-être ? Trois pictos assez explicites, des légendes courtes aux allures d’injonction et une adresse de site internet, très simple mais surtout gouvernementale. Il ne s’agit pas d’une publicité comme une autre, mais d’une sorte d’appel à la population générale pour l’encourager à se préparer au désastre… Dans une ville paisible donc. Toutefois, c’est souvent là où il ne se passe rien que l’on aimerait faire croire qu’il pourrait se passer des choses.

L’affaire resterait sans suite si cette annonce ne bénéficiait pas d’un plan de communication digne d’une boisson gazeuse à quatre syllabes. L’affiche, des plus sobres donc efficace, est partout, faisant presque croire à l’imminence du désastre annoncé. Pourtant, un petit tour sur le dit site nous apprendra que cette campagne existe depuis 2003, comme c’est étrange. On y apprendra aussi à se constituer un kit de réserves d’urgence, à préparer un plan familial d’urgence et à se tenir informé sur ce qu’est une urgence… Les plus angoissés pourront répondre à un quiz pour connaître leur Quotient de préparation. Mais de préparation à quoi ? Une liste des désastres potentiels – une petite vingtaine – figure évidemment sur le site, parmi lesquels les menaces biologiques, chimiques, les pannes d’électricité, les ouragans, les pandémies de grippe, les menaces nucléaires, les ouragans… Je ne trouve pas le mot « terrorisme » mais il est caméléon et vit sous d’autres noms. Car, c’est évidemment de cela dont il s’agit. Bon, il y a aussi les tremblements de terre.

Ce qui pourrait expliquer l’existence de l’affiche rose. Direction la côte Ouest et la non moins intellectuelle ville de Berkeley. On est en Californie, il fait beau mais on a la tête bien pleine. Zone pavillonnaire, et cette affiche rose donc. Bien plus petite que les affiches du gouvernement, mais du rose, ça attire l’œil à 10 mètres. L’idée ? Des réunions de quartiers pour se préparer collectivement à des séismes effectivement, mais pas uniquement. A des désastres, aussi. Un appel au bénévolat pour faire partie de la super équipe de réponse d’urgence… Face à ces deux discours, le réflexe un peu trivial a été de penser : « oh my god, it is so american !« . Cette façon de se préparer méticuleusement à la guerre même quand il n’y a pas d’ennemi. Evidemment, un peu de prévention ne fait pas de mal, et même plutôt le contraire. Et ce n’est pas avec nos sirènes de pompier qui sonnent tous les mercredis du mois que nous pouvons affirmer que nous sommes préparés au désastre. Mais, de toute manière, en France, on a réglé la question autrement : avec des affiches qui nous exhortent à ne pas avoir peur. Et s’il n’y a aucune raison d’avoir peur, il devient inutile de se préparer à ce qui pourrait faire peur… Et, là, il faut l’avouer, ce « N’ayez pas peur » fait finalement plus peur que le « Ayez peur » subliminal des Américains !

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