Cette scène de pêche sous les tropiques me fait l’effet du délicieux bain chaud nocturne dans lequel on s’abandonne corps et âme après une longue et harassante journée…
C’est certainement la question qui m’est posée le plus spontanément lorsque j’apprends à quelqu’un que je « fais » de la photo. Quelle est ma spécialité, en somme ? La question a beau être tout à fait légitime – le progrès et la complexité ont fait de nous des êtres spécialisés -, il m’est toujours difficile d’y répondre tant j’ai la sensation de ne privilégier aucune piste. La succession quotidienne de mes clichés sur ce site l’atteste mieux que mes mots. Reste que, comme tout autour de nous, rien n’est figé et tout évolue. Ainsi, il y a encore 4 ans, je pouvais annoncer que je ne faisais quasiment pas de portrait ou de photos où les hommes – au sens large, mes congénères donc – étaient au cœur du sujet et non pas des éléments parmi d’autres de mon champ visuel, ou encore les simples garants d’une universalité flattant mon idéal d’équité. Et puis, j’ai eu envie d’essayer de m’en approcher. Cela ne s’est pas fait sans appréhension, la distance, en particulier, à trouver d’abord puis à instaurer ensuite, entre le « sujet » et soi n’ayant rien à voir avec celle qui s’installe lorsque ce sujet est un paysage par exemple. Et je mets ici de côté le fait que, pour le paysage, le voyeur – simple observateur ou photographe – n’existe pas vraiment. Ce n’est pas le cas pour un autre être humain, quels que soient les efforts de discrétion fournis pour être invisible. Le théâtre s’est avéré être l’une de mes portes d’entrée vers les autres. Il ne s’agit donc là pas de réalité mais de sa représentation.
Avec la Cie Le Bouc sur le toit, que j’ai depuis intégrée, en tant que curieuse – mon métier officiel -, j’ai découvert un monde. Et en tant que photographe, un autre rapport à la distance donc, mais également à la lumière et au temps. Mettons la lumière dans un coin pour l’instant. Quand je parle de temps, je pense à celui de l’action. A moins d’assister aux répétitions et de finir par connaître la pièce travaillée par cœur – ce qui, en pratique, est mon cas -, tout n’est que surprise. Les déplacements, les échanges, les confrontations… A tel point qu’il peut être difficile d’anticiper ce qui va se produire sur scène. De l’autre côté de l’œilleton, cela requiert donc une attention extrême doublée d’une réactivité sans faille. Or, entre le moment où quelque chose se passe, dans la réalité je le précise même s’il n’y a pas vraiment d’alternative, et celui où l’on prend conscience de ce qui s’est passé, il s’écoule déjà 300 ms pour un adulte lambda ; il en faut 150 de plus au minimum pour prendre une simple décision, puis encore 70 pour amorcer la réponse motrice – en l’occurrence, prendre une photo, déclencher. Cela peut vous sembler infinitésimal, mais, à l’échelle d’un regard entre deux personnes, d’un geste subliminal, il est presque déjà trop tard, et ce, pour des raisons totalement indépendantes de notre volonté. De fait, la chance est un facteur à ne pas négliger dans ce contexte… Mais avec un peu d’entraînement, les résultats s’affinent.
Il y a encore quelques jours, je pouvais aussi dire que je ne m’étais jamais essayée à la photo de sport. Et, comme avec le théâtre, j’ai eu envie de voir. Cela aurait pu être du basket-ball, de la natation synchronisée, de l’escrime, c’est vers le foot que je me suis tournée. Les rencontres, ou connaissances, ou amis, ou autres, permettent souvent de réduire le champ des possibles de fenêtres trop grandes ouvertes. Très schématiquement, au foot, des personnes courent après un ballon et tapent dedans dans l’espoir de l’envoyer au fond du filet de l’équipe adverse. Dans les deux cas – courir et taper -, ce sont des gestes qui se préparent un minimum. N’ayant pas la célérité d’une mouche – ces empêcheuses de tourner en rond modifient subrepticement leur plan de vol en moins d’un centième de seconde, soit 50 fois plus rapidement que le temps nécessaire à un œil pour cligner -, lorsque vous vous mettez à courir, ou à sauter, ou à marcher, un observateur extérieur – étrange formule : quid de l’observateur intérieur ? – peut pré-voir, sans trop de risque de se tromper, où vous serez l’instant d’après. Il s’agit là de cinétique de base, de balistique, d’une banale histoire de trajectoire dépendant de conditions initiales. Cette remarque n’en est pas moins cruciale aux yeux du photographe puisque cela signifie que, contrairement à ce qui se passe sur scène et indépendamment de la lenteur intrinsèque de son cerveau dont il ne peut décemment pas se plaindre, il peut anticiper l’action suivante et donc, moyennant quelques rapides calculs, se préparer pour déclencher au « bon moment ». Bien sûr, d’autres paramètres entrent en jeu pour compliquer la prise de vue.
La vitesse en est un, et par extension, la distance, le ballon de football, envoyé de-ci de-là, se muant ici en une sorte de machine à voyager dans le temps. Certes, pas très loin, tout au plus quelques secondes dans le futur, et qui plus est, dans une même unité de lieu générale. Mais c’est loin d’être négligeable. Et pour le photographe, qui n’est pas un ballon, et, à ce titre, a besoin de temps pour se déplacer d’un point A à un point B et se retrouver face à l’action, la donne change. D’autant plus que pendant ce laps de temps, ledit ballon a très bien pu faire un nouveau voyage et se retrouver de l’autre côté du terrain. Ce n’est plus le cerveau qui freine mais bien le corps, son poids, son inertie, son ancrage au sol, pire son incapacité à voler… De fait, la chance est également un facteur à ne pas négliger dans ce contexte sportif. Et d’ailleurs, je lui dois cette image de prime abord sans relief : dans le feu de l’action, affairée à régler cadrage, mise au point, vitesse, zoom, je n’ai pas réalisé que le ballon, exactement au centre de l’image et dans lequel la joueuse au bandeau s’apprête à frapper, n’avait pas vraiment la taille réglementaire et, encore mieux, se jouait subtilement des perspectives et des illusions…
Les premières heures passées dans un pays dont on vient juste de fouler le sol sont précieuses. C’est souvent au cours de celles-ci en effet que les plus grands étonnements surviennent, car c’est tout simplement la première fois que l’on y est confronté. Par exemple, je me souviens parfaitement de ma toute première traversée du désert en Namibie et de ces questions – une seule en réalité – qui ne m’ont pas quittée des kilomètres durant : « Pourquoi clôturent-ils le désert ? Pourquoi délimiter ces zones infertiles avec autant d’application ? Pourquoi, face à cet infini de sable, par ailleurs mouvant, vouloir à tout prix marquer son territoire ? Pourquoi l’homme ne peut-il s’empêcher de s’approprier une terre qui n’est finalement pas la sienne ? »
Un bref regard vers ce fond de lac aux airs de puzzle pour joueurs extrêmement patients suffit à comprendre à quel point cette terre de haute altitude où la photosynthèse se fait plus que discrète, a été si durablement privée d’eau, celle-là même qui est à l’origine de toute vie sur Terre, qu’elle n’est plus capable d’accueillir et de boire la fine pellicule qui vient pourtant la recouvrir.
Avant même de prendre cette photo, je savais pertinemment qu’il y avait 99,9 % de chance qu’elle soit floue. Doublement floue même. Du fait du mouvement respectif et asynchrone de ces deux femmes d’une part, et de ma précipitation à déclencher d’autre part, en partie liée à ma surprise. Pas de surprise en revanche sur mon petit écran, l’image était bien floue. Or, le sort réservé à une photo floue est loin d’être une science exacte. Il existe une marge de tolérance, un seuil, une frontière qui dicte la marche à suivre. Effacer, conserver. Frontière qui n’est d’ailleurs pas réellement une ligne comme pourraient le laisser penser nos atlas, planisphères et autres globes terrestres, mais bien « un espace d’épaisseur variable ». Entre 5 et 30 mètres paraît-il. C’est dans cette intervalle, dans ce territoire non revendiqué, dans cette zone de non-choix pacifique que tout se joue. De part et d’autre, nous sommes ailleurs, avec des règles strictes. Mais là, dans cet interstice, s’ouvre le champ des possibles…
C’est un peu comme avec le flou. Un flou acceptable n’est ni « trop flou » – car on ne comprendrait rien à l’image – ni « pas assez flou » – le flou serait alors perçu comme la manifestation d’une photo ratée. Un flou acceptable est, en quelque sorte, un flou « juste ». C’est totalement subjectif évidemment et intimement lié à notre degré d’acceptation – et d’appréciation – de l’incertitude. Qui lui-même évolue dans le temps, au fil des saisons et de nos histoires personnelles. Cette image aurait donc disparu sans l’existence de cet équilibre aussi subtil que précaire, et de fait logiquement vaporeux, entre ces deux silhouettes définies et indéfinies à la fois, et que tout oppose, l’une bringuebalante et banale, l’autre droite, distinguée et tout en retenue… Cette image aurait disparu si je n’avais décidé, au moment où je l’ai vue pour la première fois, que le flou dont elle était parée ne se trouvait pas dans la frontière… Cela tient parfois à un fil !
Cela fait bien longtemps que je souhaite vous parler d’elle, et, par ricochet, du temps. De lui, en réalité, j’en parle tout le temps… « Depuis la nuit des temps » donc – environ 492 000 occurrences en 0,38 seconde dans un moteur de recherche dont l’ambition est de vous prouver qu’il peut répondre à toutes vos questions en un rien de temps, et même moins que ça – fait partie de ces expressions légèrement sur-évaluées à mes yeux et un brin démagogues. Elle est sublime, indéniablement poétique en plus de nous transporter dans les « confins des sphères étoilées » chers à Baudelaire, mais enfin, la nuit des temps, concrètement, c’est quand ?
Je vous taquine… J’ai bien conscience que ces quelques mots font écho à un événement, une action, un comportement qui se reproduit et perdure depuis très très longtemps, si longtemps en fait, que nous avons l’impression qu’il ou elle existe depuis toujours. C’est-à-dire, quoi, 14 milliards d’années ? Une vision bien réductrice de l’univers qui laisse entendre qu’il n’y avait rien avant le Big Bang, ce qui relève du même anthropocentrisme que de penser que nous sommes seuls dans cet incommensurable univers, même si, dans les deux cas, nous n’en savons fichtrement rien. Par ailleurs, cette impression de permanence induit aussi que le temps a lui-même toujours existé… alors même que les théories de la relativité restreinte puis générale ont conduit Albert Einstein – dont, petite parenthèse, le cerveau a été prélevé, subtilisé et caché des années durant par le Dr Thomas Harvey, le médecin légiste qui avait procédé à son autopsie, post-mortem je précise, et qui croyait y trouver les stigmates de son incroyable intelligence – à déclarer que le temps n’existait pas en tant que tel, c’est-à-dire indépendamment de l’espace. D’où la consécration du nouveau couple espace-temps. Je vous rassure immédiatement, cela ne remet absolument pas en question la réalité des rendez-vous que vous avez pris pour demain matin, ni celle, moins glorieuse, de vos retards récurrents.
Le plus déconcertant reste d’être obsédé – et je pèse mes mots : la perception du temps qui passe peut être une obsession, même si c’est inexact d’en parler en ces termes, car le temps lui-même a toujours la même durée, c’est simplement la façon dont nous utilisons cette durée qui évolue et crée cette impression de temps qui s’accélère – par « quelque chose », une entité impalpable, invisible, inodore, silencieuse qui n’existe pas « en vrai ». Mais encore faudrait-il ensuite s’assurer de ce qu’est le vrai. Difficile d’en sortir indemne…
Revenons donc à nos moutons. Ceux que l’on compte le soir dans l’espoir de s’endormir plus rapidement. Cette méthode a d’ailleurs un petit quelque chose de suranné en 2015, puisque, comme partout sur cette Terre, les populations ont opéré une profonde translation des campagnes vers les villes, où, comme chacun sait, nous avons plus de probabilité de croiser les moutons débités dans des barquettes sous film plastique que bêlant dans des champs qui ne sont plus qu’un vaste souvenir. Imaginez un peu le cauchemar : une côte, deux côtes, trois côtes… Pas très convaincant pour trouver le sommeil ! Et finalement, cette expression renvoie elle-même à des temps lointains, moins urbains, où compter les moutons avait un sens… Mais faisons fi des bouleversements planétaires et autres redistributions humaines… Que nous ne soyons plus entourés de moutons n’a pas de réelle importance, c’est une image. Ce qui lui suffit amplement à générer l’effet escompté. La preuve ? Depuis, la nuit détend.
Comme une idée encore un peu vague, un peu légère, ballottée de ci de là au gré des courants, d’air, qui feint s’envoler mais qui ne fait que danser. Et s’accrocher un peu plus à chaque expiration du vent. Pour, au bout du conte, faire corps avec celle qui l’émet, jusqu’à l’accompagner. Dans son inextinguible soif de liberté.
Voilà, vous êtes sur le pas de la porte, prêt à dévaler les quelques étages qui vous séparent de la terre ferme où vous ferez une courte escale avant, sûrement, de devoir vous hisser à un nouvel étage plus ou moins élevé pour une bonne partie de votre journée. Vous êtes même déjà en train d’énumérer mentalement vos différents rendez-vous, réunions et autres tâches solitaires pour organiser au mieux votre temps. Le trousseau en main, la clé déjà engagée dans la serrure centrale, vous vous apprêtez à fermer la porte de votre domicile pour de bon quand tout à coup, un pressentiment, que vous ne connaissez que trop bien puisqu’il est quotidien, réussit à se frayer un chemin jusqu’à votre conscience, mettant instantanément votre essai de planification entre parenthèse : « J’ai l’impression d’avoir oublié quelque chose… ».
Vous voilà donc, toujours devant votre porte entrouverte, à « tout » passer en revue. « Ai-je bien éteint le feu ? » Vous savez pertinemment que oui mais vous poussez malgré tout la porte pour vérifier. Notez au passage que vous continuez à employer le mot « feu » alors que vous êtes passé à l’induction il y a plus de 15 ans, et que, de fait, du feu, il n’en reste plus vraiment. « J’ai dû oublier ma carte de transport ! » Et de fouiller frénétiquement dans votre sac, profond et multi-poches, en quête de votre précieux sésame, rangé là où il l’est toujours. « Ah, mon badge, c’est ça, c’est mon badge ! ». Rebelote. Il est bien à sa place, à attendre sagement son flirt du jour avec le portique qui bippe. « Les clés ? » « Dans ta main, Charlotte ! »… Ce rituel matinal fait en effet partie de ces rares moments où l’on fait soi-même les questions et les réponses, et où l’on s’autorise également à s’auto-insulter. « La fenêtre de la salle de bains peut-être ? » Fermée bien sûr. Vous êtes alors sur le point de tout boucler quand l’étincelle se produit : « Ton portable ! » L’horreur ! Imaginez-vous sortir sans votre doudoudadulte ! Comme tout le reste, comme toujours, le téléphone est dans sa cabine feutrée.
Vous avez ainsi perdu 6 bonnes minutes à vérifier, quasi en transe, ce que vous saviez déjà, sans être pour autant capable de passer outre. Rassuré, vous fermez enfin votre porte et dévalez donc les escaliers, le cœur léger et l’esprit moqueur face aux facéties de votre cerveau, ce sacré joueur… Dans 95% des cas, la journée se passe formidablement bien, sans anicroche, c’est-à-dire que, malgré ce que vous susurrait votre petite voix intérieure matinale, vous n’avez vraiment rien oublié. Et parfois, très rarement, une personne – un ami, un collègue, que sais-je encore, un chien ? – avec qui vous venez de passer une heure, ou deux, et que vous êtes sur le point de quitter vous lance, très gentiment : « Au fait, tu ne devais pas m’apporter le plan de Bruxelles ? » « J’étais sûr que j’avais oublié quelque chose en partant ce matin ! » Ce qui ne fait qu’alimenter le processus…
Parfois, par temps clair et esprit vagabond, sur les grandes étendues de sable blond, errent d’étranges créatures tout droit sorties des songes les plus doux…
En pratique, toutes les photos figurant sur ce site sont en vente. N'hésitez pas à me contacter pour plus de renseignements !
Un tour du Soleil en duos : 6e année en cours
Pour (re)découvrir en un clin d’œil et sur une seule page les micro-histoires photographiques publiées en ces lieux virtuels :
- entre le 22/02/2010 et le 22/02/2011, voici Un tour du Soleil en duos…