Photo-graphies et un peu plus…

De loin

La balade qui m’a conduite ici, sur les quais de la nouvelle Meuse, a un goût d’inachevé, et, subséquemment, d’assez exceptionnel. Je suis en transit à Rotterdam pour une poignée d’heures avec un dense programme architectural et il pleut. Pas cette petite pluie fine indécise dont les gouttes semblent défier la gravité tant elles tombent lentement. Non, pas cette bruine aussi inutile qu’inoffensive, qui fait semblant de mouiller, ce qui ne l’empêche pas de m’agacer au plus haut point mais qui n’empêche pas d’avancer pour autant. Une vraie pluie désagréable, insistante, pénétrante, glaciale qui, malgré tout, bouscule un peu les plans initiaux, et donne plus envie de se lover dans un fauteuil devant une cheminée avec un bon livre et un café fumant que d’errer une heure dans une ville pourtant pleine de promesses.

Et puis, ayant déjà passé beaucoup de temps à tourner autour et surtout, sous les maisons-cubes de Piet Blom, arrivée au bord du fleuve, je n’en ai plus assez pour marcher jusqu’au Pont Erasme, le traverser, a fortiori atteindre la presqu’île Kop van Zuid et me mettre aux pieds de De Rotterdam, cette oeuvre monumentale de Rem Koolhaas. Alors, je me contente de l’observer, de là, de loin, un peu perdue dans cette brume mystérieuse gommant tout détail, un peu comme un rêve inaccessible, et je pense au monolithe noir des premières minutes de 2001, l’odyssée de l’espace. Puis je m’en vais, traînant avec moi la douce sensation d’une rencontre prometteuse mais prématurée. La prochaine fois, car il y en aura une, j’irai la toucher. Et qui sait ce qui se passera alors ?

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Les non-dits

Une photographie peut s’appréhender comme une énigme à résoudre, ou plus simplement une enquête à mener. Une photographie sème des indices partout dans l’image pour nous aider à déterminer qui, à savoir quand, à deviner où, à se figurer quoi… Avec un peu d’imagination, même un petit bout de ciel bleu peut en dire long, en particulier sur son universalité. Que dire alors de celle-ci, aux allures de nature morte, chargée d’une multitude de signes ? Dans un premier temps, ce qui s’impose. Une maison où le bois est a priori prépondérant. Une maison d’un certain âge aussi, ce que confirme la facture de la fenêtre. Fenêtre dont les vitres embuées suggèrent, d’une part une mauvaise isolation, et d’autre part, une grande amplitude thermique entre l’intérieur et l’extérieur. Extérieur où l’on devine une autre bâtisse, ce qui laisse penser que cette maison n’est pas totalement isolée. Rapprochons-nous un peu plus. Si la figure humaine est absente de l’image, tout ce qu’elle présente témoigne pourtant de sa présence. De la vaisselle – mode cantine de notre enfance – et des couverts retournés, qui pourraient être en train de sécher, donc lavée à la main faute de lave-vaisselle ; des oeufs dans un bol, un couteau près d’un pain, des coquetiers, un filtre à café… Tout semble indiquer que cette image a été prise après un petit-déjeuner, petit-déjeuner qui a potentiellement réuni six personnes… Des amis en vacances dans une vieille maison familiale et rustique située dans un petit hameau ?

Pourquoi pas ? C’est, en tout cas, ce que semble dire l’image. Heureusement, comme c’est le cas pour nous, une image ne se résume pas à ce qu’elle énonce. Et ce qu’elle ne dit pas précisément, notamment, c’est le où. Là se crée la légende. Celle que conte l’auteur. Et cette scène qui, par certains côtés, semble venir d’un autre temps vient surtout d’un autre monde. A des milliers de kilomètres d’ici – information bien relative quand on ne sait pas à quoi fait référence la notion d' »ici ». Ceci dit, dans ce cas précis, où que soit cet « ici », ce « là » en reste à des milliers de kilomètres. Cette photographie vient donc d’un endroit extrêmement isolé dans le monde. Ce ne peut être qu’une île. Kerguelen, la bien nommée. Et cette bâtisse, loin d’être une maison familiale, n’est autre qu’une des rares maisons préservées de l’ancienne station baleinière de Port Jeanne-d’Arc créée au tout début du 20e siècle par les frères Boissière du Havre avec l’aide d’ouvriers norvégiens qui s’y connaissaient en cétacés et en huile de baleine, utilisée à l’époque pour l’éclairage. La colonie l’a abandonnée à son triste sort au début des années 20, et depuis quelques décennies, les hivernants s’y installent pour des missions de terrain de quelques jours entourés de fantômes de machineries rouillées couinant par grand vent… Des missions parfois assez surréalistes comme de compter les chats vivants encore dans les environs. Des chats eux-mêmes introduits au temps des baleiniers et qui, au fil du temps, se sont adaptés aux dures conditions de vie de cette île où les petits-déjeuners ne sont donc jamais anodins…

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En toute discrétion

Il est certaines personnes qui semblent poser naturellement tant leur façon d’être au monde et aux éléments paraît, paradoxalement, maîtrisée et préméditée. Ainsi en est-il de cet homme perché sur sa roche volcanique, que je ne connais absolument pas et dont je ne peux m’approcher sans me faire remarquer qu’à la faveur du vacarme ambiant qui perfore le silence de ses incessants éclats tonitruants et couvre toute autre manifestation sonore. En l’occurrence les bruits éventuels de mes déplacements et celui, avéré, du déclenchement de ma boîte à images. Je n’espère qu’une chose : capter cette osmose, cet échange non verbal, méditatif, contemplatif entre cet être aux cheveux de jais et cet océan habité, et ainsi saisir cette étrange juxtaposition entre la paix qui émane de lui et l’excitation marine. Curieusement, le regarder regarder ces vagues venant s’échouer avec fracas sur ces sculptures de magma saisi par le froid est incroyablement reposant.

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En chemin

Il est certaines images que l’on fait et refait des centaines de fois, année après année, sans s’en rendre vraiment compte. Pas celle-ci en particulier, mais ce qu’elle dit, ce qu’elle montre, ce qu’elle laisse transparaître de soi, de ses préoccupations et de sa perception du monde. Comme un motif que l’on transporterait avec soi, en soi et parfois hors de soi. Je rectifie ce que je viens d’écrire – je pourrais l’effacer et vous n’en sauriez rien, mais c’est déjà là et je n’aime pas revenir en arrière – : ce n’est pas vrai que l’on ne s’en rend pas compte. On a parfaitement conscience, lorsque l’on y est confronté, volontairement ou pas, d’être en présence d’une scène incarnant nos pensées les plus intimes, donc essentielle car rare. C’est instinctif, tout en nous entre en vibration avec bonheur, tandis qu’une boule invisible se met à jouer du yoyo entre notre gorge et notre ventre, et qu’il devient extrêmement pénible d’avaler ne serait-ce qu’une seule fois sa salive. En réalité, quelque chose d’étrange et souvent d’imperceptible de l’extérieur se produit : par le simple fait d’exister, cette scène-là fait tomber murs, réserves et autres verrous pour nous mettre totalement à nu, car cette scène-là n’est ni plus ni moins que l’image, certes un peu déformée mais d’une formidable pertinence et justesse, que renverrait un miroir extralucide posé juste en face de soi…

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Contemplation

Quoi de mieux en effet, après une harassante journée de travail, que de se plonger – même virtuellement – dans les eaux chaudes de l’Océan Pacifique pour une séance de surf vespérale ou simplement rafraîchir corps et âme tout en admirant un ténébreux coucher de soleil aussi réparateur qu’une bonne nuit de sommeil ?

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Le détour

Je ne vais pas y aller par quatre chemins : cette trace m’interpelle. Son existence sur cette pelouse berlinoise printanière n’y est absolument pour rien. Je n’ai en effet aucun mal à concevoir que des promeneurs, par facilité ou par mimétisme, finissent par emprunter la même route que leurs prédécesseurs. Et a fortiori, que la répétition de ces piétinements cadencés marque à jamais le sol comme une cicatrice, la peau. Non, ce qui m’interpelle, et ce n’est pas la première fois – je me suis posée exactement la même question un hiver neigeux à Montréal, quand même bien la précision semble « pléonasmique » -, c’est la forme de cette trace. Le cheminement de ce parcours. Et la question, vitale comme toutes les questions : pourquoi, alors même que les marcheurs veulent manifestement aller légèrement à droite par rapport au point central où je me suis postée pour capter cette étrangeté – je vous laisse vous relever un peu sur votre siège pour constater, qu’en effet, le chemin converge vers l’arbre en haut à droite -, pourquoi donc commencent-ils tous par aller un peu vers la gauche avant de rétablir leur trajectoire à mi-parcours et de filer vers leur destination finale, le tout par l’entremise de douces courbes ?

Pourquoi n’y vont-ils pas directement, donc, tout droit : n’avons-nous pas appris au cours élémentaire que la ligne droite était le plus court chemin entre un point A et un point B dès lors qu’il n’y avait aucun obstacle entre eux ? Admettons que les premiers, les pionniers, ceux qui, tels des sherpas, ont créé la trace, aient un temps, et très sincèrement, hésité entre s’enfoncer dans la forêt apparente à gauche ou traverser la clairière à droite – ce qu’ils ont fait au final -, comment croire que tous ceux qui les ont suivis ont connu les mêmes indécisions exactement aux mêmes moments et n’ont pas été tentés de prendre la tangente pour couper court à ces tergiversations ? Hypothèse n°1 : les flâneurs avancent sans regarder où ils vont, ils se concentrent uniquement sur la façon d’y aller, pas après pas, indépendamment de toute logique d’économie de pas, et suivent tout naturellement la route déjà tracée. Il y a même de fortes chances qu’ils n’aient pas conscience de leurs errements. Hypothèse n°2 : ils ont bien vu que le chemin n’était pas optimal, mais, étant extrêmement respectueux de la nature, plutôt que de dégrader à nouveau le terrain, ils préfèrent faire un petit détour…

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Du grain à moudre

Les voyez-vous, vous aussi ? Non ? Si, si, rapprochez-vous. En se concentrant un peu, en allant au-delà de l’évidence, on ne voit que ça. Des petits points. Plus ou moins foncés. Partout dans l’image, sur l’image. En fait, ils font l’image. Ils sont l’image. Ces petits grains. Par millions. En réalité, des amas de grains car les grains d’argent eux-mêmes sont bien trop petits – quelques micromètres – pour être discriminés à l’œil nu. Les voir se révéler ainsi, au détour d’un énième voyage dans le temps, donne une étrange impression. Celle de faire face à quelque chose d’un peu vaporeux, de non délimité franchement. Disons-le carrément, de flou. Et zoomer dans l’image ne fait qu’alimenter le doute. La machine, en l’occurrence un scanner, connaîtrait-elle un dysfonctionnement ? Les réglages seraient-ils mauvais ? Le négatif, altéré ? Rien de tout cela évidemment ! D’ailleurs, il y a 20 ans, cette interrogation n’aurait même pas existé, et ces grains seraient passés totalement inaperçus, tout en étant visibles bien sûr.

Mais aujourd’hui, aujourd’hui, malgré le chaos qui le caractérise, le monde n’a jamais été aussi net. Enfin, le monde… Sa représentation plutôt. En numérique, faut-il le préciser. Archi net, ou plutôt « accentué » comme on le dit dans le jargon, mot que le propos du jour m’invite presque à décomposer en « accent tué », l’accent, incarnant ici cette charmante singularité conférée par le « grain », cette imperfection de la forme et du fond. En quelques années, notre œil s’est ainsi habitué à voir des images à la netteté exacerbée, qui donne la sensation d’avoir 14/10 à chaque œil. Où tout semble découpé au couteau. D’où rien ne peut s’échapper car enfermé dans une forme aux contours hermétiques, là où avec les grains, on pouvait imaginer une certaine liberté, une certaine fluidité dans l’image. Comme si elle pouvait devenir autre chose à tout moment… L’ultra-netteté fige tout de façon artificielle. Ceci n’est pas de la nostalgie. Simplement un double constat : non seulement, cette définition n’est ni humaine ni naturelle, mais mécanique et le fruit de savants calculs mathématiques ne laissant rien au hasard, mais surtout, nous l’avons adoptée au point de l’ériger en norme et, par conséquent, de nous interroger sur la qualité – et donc la valeur – d’une image argentique pourtant plus proche de la réalité. Ce glissement d’appréciation, symptomatique d’un autre rapport au monde, distancié et en partie bercé d’illusion, me chatouille l’esprit et me bouscule…

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Eminence grise

Il faut imaginer que ce mur de brume gris-bleu ancré dans l’océan se poursuit au-delà du cadre, à gauche et à droite jusqu’à couvrir tout l’horizon. Que cette masse incroyable a gonflé peu à peu, lentement mais sûrement, de telle sorte que personne ne l’a réellement vu arriver, un peu comme dans une partie d’1-2-3-soleil où celui qui compte réalise bien, à chaque fois qu’il se retourne, que chacun a avancé sans pour autant les avoir vu bouger. Ainsi en est-il de cette falaise cotonneuse, un brin effilochée, impénétrable et mouvante face à laquelle le spectateur médusé éprouve une double envie : fuir pour se mettre à l’abri d’un danger indéfini, ou, au contraire, l’attendre, de pied ferme, continuer à la regarder grignoter l’océan mètre après mètre, à la voir noircir les vagues miroitant encore sous les derniers rayons du soleil couchant, et se laisser envelopper par cette atmosphère apocalyptique à la beauté saisissante, hypnotisante, grisante que l’on a peine à croire menaçante, pour éprouver le vide, la perte de repère, l’inconnu absolu et pouvoir répondre à cette question dès lors obsédante : qu’y a-t-il, de l’autre côté ?

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Le trésor

Comme le répétait si souvent Mme Gump à son fils, Forrest, qui l’a lui-même transmis à une vieille dame sur un banc public : « La vie, c’est comme une boîte de chocolat, on ne sait jamais sur quoi on va tomber ». Cette citation hautement philosophique pourrait également convenir au photographe, en remplaçant simplement « vie » par « photo ». Ce qui donne : « La photo, c’est comme une boîte de chocolat, on ne sait jamais sur quoi on va tomber ». Prenons celle-ci par exemple. Cela m’avait déjà heurtée par le passé. Je m’étais alors envoyé un post-it à moi-même, disant en substance : « la prochaine fois que tu passes dans le quartier, va voir de quoi il en retourne exactement ». A nouveau sur l’esplanade, je suis donc allée voir du côté d’Ariane et de Majunga, que je trouvais anormalement collées l’une à l’autre. La distance est certainement réglementaire mais leur hauteur biaise l’appréciation de la perspective, donnant cette impression d’extrême proximité… Je parle ici de deux tours de La Défense.

En ouvrant la boîte de chocolats et en matant cette petite boule marron claire au centre, je pensais donc avoir à faire à une douceur pralinée. En dépassant la Tour Ariane pour aller vérifier par moi-même l’intervalle entre les deux mastodontes de verre, je pensais arriver sur une coursive en plein courant d’air au milieu de laquelle j’aurais pu m’installer et me contorsionner pour faire une image à la verticale pleine de lignes de fuite. En fait, il s’agissait d’une ganache avec une inattendue petite touche de passion au cœur. En fait, il n’y avait pas de coursive, ni de courant d’air, mais une baie vitrée derrière laquelle vivait tranquillement un gouffre béant tapissé de motifs inattendus zébrant le macadam. Dites-vous bien que j’ai eu la sensation de tomber sur le trésor de Rackham le Rouge… Oui, je l’admets, ce soir, je donne dans la référence régressive. Evidemment, l’heure – soleil bien trop bas pour cette canopée moderne – n’était pas la bonne (ce qui nous renvoie au duo d’hier, Des supers positions). Alors, comme j’étais malgré tout au bon endroit, j’ai attendu, en position armée, en espérant que quelque chose se passe, ou plus modestement, passe. Et voilà qu’elle est arrivée, jaune poussin, pour se faire croquer par un passage piétons à dents ! Cela me suffisait pour cette fois. Je me suis alors envoyé un post-it à moi-même : « La prochaine fois que tu passes dans le quartier, viens plus tôt pour voir les rayons du soleil faire du ricochet sur les façades d’Ariane et de Majunga avant d’atteindre ce sol raturé ».

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Des supers positions

Cette photographie est à classer dans la délicieuse catégorie des TAEBDCMF car ABEABM. Je traduis : « Tu As Eu Beaucoup De Chance Ma Fille car Au Bon Endroit Au Bon Moment ». Je traduis : au même endroit, il aurait tout simplement pu être midi, cette heure où la lumière zénithale écrase tout sur son passage ne laissant aucune miette à l’amateur de subtilités colorimétriques. Pas d’ombre, pas de reflet. Rien. Juste une sensation de brûlure sur le crâne. Tandis qu’au même moment, j’aurais tout simplement pu être de l’autre côté du cratère. Je me serais retrouvée en plein contre-jour, il n’y aurait pas eu d’île au premier plan, a fortiori pas l’ombre de la partie haute du volcan collant aussi parfaitement ses douces courbes sur les flancs arborés de ce bout de terre émergé, et enfin, pas de reflet visible dans l’eau puisque la base du cratère, de ce côté là, aurait déjà été plongée dans la pénombre. Ainsi de l’autre côté, j’aurais regardé dans cette direction, très précisément celle d’où j’ai pris cette image, en pestant et en marmonnant un discret EBMPFTATL. Je traduis : « Et Bien Ma Pauvre Fille Tu As Tout Loupé ! ». La vie tient à peu de choses…

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