Photo-graphies et un peu plus…

Le mot « frappée » a été utilisé. « Tarée » aussi, si je me souviens bien. Et « folle », bien sûr. Tout cela m’étant modestement destiné et voulant à peu près dire la même chose, j’en conviens. Il y a surtout eu une certaine incrédulité, pour ne pas dire une incrédulité certaine, avant et après que tout cela se soit passé. Pourtant, rien de bien transgressif dans ce que je m’apprête à résumer. J’ai simplement assisté à un spectacle de danse… Attendez, j’en entends qui protestent votre honneur… Comment ? Je ne dis pas tout ? Bon, d’accord, le spectacle commençait à 6h30. Du matin, oui. Drôle d’horaire pour une représentation… Je pense que, spontanément, absolument tout le monde est d’accord avec ce point sauf ceux qui sont en plein jetlag.

Passé le choc horaire, le petit doigt se prend pour Desnos et lâche un faible mais décidé « Et pourquoi pas ? ». Oui, pourquoi pas ? Paris est une ville formidable où il se passe mille choses à la fois, même à des heures indécentes. 70 danseurs amateurs, 10 violoncellistes, la Tour Eiffel en arrière plan et potentiellement du soleil. Comme ça, sur le papier, même virtuel, c’est plutôt intriguant. La question est ensuite de savoir à quel point cette curiosité peut convaincre une personne – moi en premier lieu – de se lever à 5h35 en plein milieu de semaine et à ainsi s’amputer d’au moins deux heures de sommeil à jamais perdues ? C’est là où justement, la curiosité devient folie aux yeux de certains. Que Sharon Fridman, le chorégraphe qui a eu cette géniale idée décalée, leur pardonne… Je ne dis pas que cela a été facile. Ni que je n’ai pas eu envie de faire comme si je n’avais pas entendu la sonnerie répétitive de mon réveil. Ou que je n’ai pas essayé de me convaincre que ce n’était pas si grave de ne pas assister à cette prestation de bon matin. Comme écrit plus haut, Paris est une ville formidable où il se passe mille choses à la fois, aussi à des heures normales. Sauf que j’étais réveillée, qu’il ne pleuvait pas (un des arguments préparés la veille comme cause éventuelle de renoncement) et que je n’avais donc plus aucune raison valable de ne pas filer dare-dare vers le Parvis de Chaillot.

Où l’on se rend compte qu’à 6h du matin, les métros sont déjà pleins d’une population de travailleurs de nuit rentrant enfin chez eux. Ce qui relativise notablement l’exploit. Il y a quelques nuages à l’horizon, le soleil n’est pas encore passé au dessus, des retardataires – dont je fais partie – courent dans les couloirs du métro pour ne pas trop en manquer tout en se disant – en tout cas, moi – que c’est quand même étrange de courir dans les couloirs du métro à une heure où la torpeur pèse encore sur tout. C’est qu’il y a du monde sur le Parvis ! Des fous, des tarés, des frappés, cernant chaleureusement les artistes au cœur de la scène improvisée ! Il fait bon. Rizoma. Le spectacle a commencé. Lentement mais sûrement. Au sol. Danse contact. Les uns contre les uns, les uns sur les autres, les uns avec les autres, les uns entre les autres, les uns sous les autres… Et vice et versa. Une chorégraphie à la fois burlesque et émouvante, douce et violente, drôle et poignante accompagnée parfaitement par les langoureux accords des violoncellistes. Quand le soleil sort enfin de l’horizon ouateux, venant arroser de ses bienveillants rayons les danseurs ne faisant plus qu’un et les musiciens jouant à l’unisson, une étrange petite boule me serre soudainement la gorge. Je ne m’inquiète pas car je la connais bien… C’est la petite boule des moments forts. Des émotions pures et inattendues, qui donnent des ardeurs d’alien pacifique à mon cœur, qui font croire que l’impossible est probable. Aussi rares qu’indispensables. Le dernier pas est posé, la dernière note est lâchée, la parenthèse s’achève. Et tout le monde vacille. Flotte. Puis se disperse. Paris se réveille. La circulation se densifie. Le bruit des moteurs ronge l’atmosphère, envoyant valser les dernières notes en suspens. Et le cours normal d’une journée de milieu de semaine reprend naturellement le dessus…

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Etre au bon endroit est une chose plutôt positive et agréable qui fait éprouver un doux sentiment de satisfaction à celui qui s’y trouve. Y être au bon moment s’avère encore mieux ! Envolons-nous vers le nord-ouest de Kyoto et larguons les amarres à l’entrée du Ryoan-ji. Ce nom ne vous dit peut-être rien mais ce temple abrite le plus célèbre jardin zen au monde et, à ce titre, est inscrit au Patrimoine mondial de l’Unesco. Voilà pour l’introduction touristique. En revanche, vous en avez sûrement vu des images car c’est un fond d’écran très prisé, justement pour la paix et la sérénité qu’il dégage, essentielles lorsque l’on s’apprête à travailler : quinze rochers entourés de mousse verte soigneusement dispersés sur un tapis de petits cailloux strié minutieusement au râteau. Métaphore en minuscule de la Nature : vagues, îles, montagnes… Il faut en effet un peu de calme et de solitude pour pouvoir apprécier toute la puissance de cette installation moderne vieille de plus d’un demi-millénaire, être capable d’entrer dans une phase de méditation et ainsi atteindre un état d’éveil !

Malheureusement, calme et solitude ne sont pas toujours au rendez-vous même si tout le monde a laissé ses chaussures à l’entrée. Réussir à apercevoir lesdits rochers (ils sont 15 en fait) derrière la barrière humaine photographique relève déjà d’un patient exercice de zénitude… Il faut attendre qu’une personne cède sa place pour pouvoir avancer et enfin les découvrir. Ce n’est que la première étape d’un long cheminement. Les trois petites marches qui surplombent le jardin, telles des gradins, sont noires de gens faisant semblant de méditer. L’intention de départ est bonne mais j’ai du mal à croire que cela soit possible dans ces conditions peu propices à l’introspection… Là encore, exercice de patience : les places assises sur les marches se libèrent une à une. Mais que peut-il bien se passer une fois que l’on a réussi à se loger entre deux candidats à l’éveil ? Beaucoup se contentent de prendre des photos (peut-être pour personnaliser leur fond d’écran !), certains se jettent dans leur guide ou fascicule pour en savoir plus, d’autres regardent laborieusement la composition en se disant qu’ils sont bien au bon endroit mais absolument pas au bon moment.  Une tradition veut que, quel que soit le point de vue, l’on ne puisse voir que 14 pierres à la fois (effet collatéral : tout le monde les compte pour vérifier : 1, 2, 3, 4… 14 et réalise, qu’effectivement, il en manque une, sauf que ce n’est jamais la même…). Vraisemblablement, le nombre 15 symboliserait l’achèvement, un état connu pour être inatteignable… Les dés étaient donc pipés dès le départ par les facétieux créateurs du Ryoan-ji !

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Extrait d’”Etats d’âme sur le macadam”, ensemble de textes griffonnés à l’aube du 21e siècle sur mes inséparables petits carnets…

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Il y a eu un feu d’artifice. Sur cette plage de sable fin. Hier soir. Il faisait nuit et à 23h, la foule commençait à s’impatienter. Ici et là, des artificiers amateurs faisaient exploser leurs lanternes, illuminant de façon spasmodique le ciel étoilé. Un feu de Bengale, des pétards mitraillette, des fusées sifflantes… Des couleurs à tout-va et l’émerveillement latent… Les feux d’artifice… Les feux d’artifice rallient les troupes. Chacun semble avoir bu de l’élixir de jouvence dans ce genre de circonstances. Enfants, parents, vieillards, tout le monde est logé à la même enseigne : les uns comme les autres s’affolent lorsqu’une explosion survient à leur côté, ou poussent des « oohhh » traînant en longueur lorsqu’une pluie d’étoiles file dans leur direction.

La plage se peuple. Dans l’obscurité interrompue d’éclairs bigarrés, des silhouettes se dessinent. Elles sont deux, trois…, cinq, assises autour de lampions ou patientes dans le noir. Ambiance de fête. Une musique indéfinie s’échappe des haut-parleurs, mêlée aux pétarades décalées. Les enfants s’en donnent à cœur joie avec leurs sacs remplis de pétards ou de fusées. Téméraires, ils demeurent près des jets d’étincelles, luttant contre le vent d’ouest pour allumer leur prochain K2.

Au fond, des éclairs inondent le ciel. Se pourrait-il que le spectacle ait lieu là-bas ? Non. La foule est ici, attendant et reluquant – en guise de hors d’œuvre – le feu d’artifice des voisins. C’est alors que les lampadaires s’éteignent. Un « ah… » de satisfaction se répand dans l’assemblée, c’est le signe du départ. Chacun l’espère plus long et plus beau que celui de la veille. Chacun se contorsionne pour observer les premières lueurs. Cela tambourine. Petit à petit, l’extravagance l’emporte sur la timidité des tirs.

Le vent souffle toujours, s’éloignant du soleil couchant. Les fumées issues des explosions multiples forment des nuages cotonneux bleuis par le fond du ciel. De la barbe à papa à portée de main… Un lustre tout droit sorti des dancings des années 30 éclaire la foule quelques secondes, avant d’être remplacé par une série de flashs, détonants et aveuglants, obligeant presque à fermer les yeux. C’est immense. Une pluie d’étoiles filantes rouges s’abat sur les proches spectateurs, qui, pris de panique, se mettent à courir en hurlant. La musique cubaine précède le classique. Un crépitement saccadé annonce la valse langoureuse. Crescendo, decrescendo… Le doute pèse sur le final, qui finit par se faire désirer. Non que le spectacle soit décevant – loin de là – mais, il faut bien qu’il y ait une fin. Et comme on dit : « Terminer en beauté », le final doit se démarquer du reste par un retour en force des détonations, des éclairages artificiels, des « Ohhh » de l’assistance. Or le final s’éternise. Les magiciens s’obstinent à mettre le feu aux poudres, pour le plaisir de chacun. Une dernière salve… d’applaudissements électriques et la foule se disperse. Le sable a fait des bonds, les corps ont vibré, les visages se sont éclairés. Place à la valse des piétons et à la menace des camions !

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… il y a toujours un calme étonnant voire détonant. Une sorte de havre de paix pour le visiteur, le touriste à dire vrai, las de jouer des coudes sur des sites – places, temples, sanctuaires, rues, plages… – surpeuplés car prétendument « d’intérêt ». Et ils le sont effectivement. Mais lorsque tout le monde y converge, que tout le monde regarde et marche dans la même direction, que tout le monde s’arrête au même endroit pour prendre la même photo, l’intérêt perd nettement de sa substance. Ainsi, face aux parcours tout tracés par les guides ou autres signalétiques urbaines, absolument indispensables par ailleurs, j’aime savoir qu’il suffit d’emprunter une route transversale, une simple parallèle au flux migratoire, ou de continuer à marcher là où les autres s’arrêtent généralement pour découvrir un autre pan d’une ville, aussi digne d’intérêt que ses illustres monuments…

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Le photographe est un chasseur. Et comme tout chasseur en période faste – de chasse donc -, il est à l’affût. Il progresse à pas feutrés dans un environnement qu’il ne connaît pas toujours, en scannant de gauche à droite le monde qui l’entoure sans omettre de projeter son regard au loin pour repérer, le plus tôt possible, tout événement susceptible d’être harponné. Même si les conditions sont propices à une bonne chasse, le photographe sait rarement sur quel animal il va tomber et, même, s’il va en croiser un. Ce que l’on appelle communément « rentrer bredouille ». Heureusement, il arrive aussi que la chance lui sourie, en revêtant une forme totalement inattendue…

Un attroupement sur un ponton alors que les autres sont vides : un indice fort. Il se passe peut-être quelque chose là-bas, au loin donc. Chercher. Là, juste sous les yeux des badauds. Sur les galets londoniens. De drôles de silhouettes encore indéfinies à cette distance, mais vraisemblablement colorées et peut-être nues, ou en maillot. En tout cas, pas en tenue réglementaire. Il se passe quelque chose. C’est sûr. Le photographe, que la non exclusivité du trophée ne dérange pas, arrête de scruter autour de lui. Il a trouvé sa cible, avance d’un pas bien plus rapide maintenant, sans jamais quitter son objectif des yeux. Prêt à dégainer au cas où les événements se précipiteraient… Ils bougent, s’approchent de la rive. Le chasseur prend son élan et rejoint la meute perplexe. Il y a de quoi : une grappe d’humains nus comme des vers, peinturlurés des pieds à la tête, et coiffés de couronnes de feuilles vertes font les clowns sur les rives de la Tamise à marée basse. Déclencher. Même approximativement. Réfléchir aux différentes hypothèses ensuite pour affiner le tir.

Le fait ne doit pas être courant. Autrement, les gens ne s’arrêteraient pas. Cela ne semble pas être un défi non plus, un gage stupide d’enterrement de vie de garçon (mixte), ou une séance photo un peu originale comme pourrait pourtant en témoigner la deuxième photo… Tout cela paraît, au contraire, étrangement sérieux. Le chasseur respire enfin, se pose pour mieux viser. Sa prise est déjà plus composée. Elle a le fond et la forme des images que l’on met de côté. La fille se défile. Elle vient de s’apercevoir qu’ils n’étaient plus seuls et qu’une cinquantaine d’yeux étaient tournés vers eux, à la fois rieurs, dubitatifs, mais aussi dans l’expectative : qui sont-ils et que vont-ils faire maintenant ? Une ronde, bien sûr ! Avec d’autres fidèles bigarrés mais frileux. Autour d’un barbecue… Une offrande peut-être à un Dieu amateur d’art et de folie… Au chasseur, c’est sûr, qui n’en espérait pas tant !

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Extrait d’”Etats d’âme sur le macadam”, ensemble de textes griffonnés à l’aube du 21e siècle sur mes inséparables petits carnets…

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Dans le métro. Non, le train. Une dame avec un imper beige et un chignon lit Saga de Tonino Benacquista. Elle est pâle et son poing gauche soutient sa tête. Absorbée par sa lecture, elle tourne le livre plutôt que cette dernière. Sa vie est bien rangée, comme son sac bordeaux et ses mocassins noirs. A ses côtés, un homme en costume beige rayé est plongé dans Les Echos. Son ordinateur portable au sol, encadré par deux souliers en daim clair. Il est jeune, mâche du chewing-gum. L’informaticien consciencieux qui gagne correctement sa vie. Une femme à lunettes prépare son voyage pour l’Espagne. Elle demande à quelle station on est. Vraisemblablement, elle n’est pas familière de cette ligne.

En fait, ce n’était pas un portable. Juste une sacoche noire. L’homme n’est peut-être pas informaticien. Mais qu’importe, il en existe bien quelque part. Tel est l’avantage de l’imagination sur la réalité. Tout y est envisageable. Ce qui, en fait, est aussi le cas de la réalité. Qui plus est, ces descriptions ne sont pas issues de mon esprit ; elles ne sont que le simple écho de ce que je suis amenée à voir. Ce sont des plans, des séquences. Tout n’est que passage, suite d’événements. Acteur, on l’est forcément. Mais on est surtout spectateur de la vie des autres. Ils sont là, toujours, fidèles à eux-mêmes. Ils ne savent pas à quel point ils sont merveilleux. Leur anonymat les rend ainsi. Passer de l’inconnu au connu changerait sûrement tout. Voilà le paradoxe. Ne voir en soi et en l’autre qu’un personnage de théâtre voire un figurant d’une pièce mondiale. Chacun a un rôle à tenir, souvent pris très au sérieux. Ils vont au travail, font à manger, prennent le train, vont au cinéma, jouent au tennis, partent en vacances, s’aiment, se haïssent…, ils font tout ce qui est faisable. Et ils y croient, parce que c’est comme cela que la vie va depuis des millénaires. Cette dame attendait le 21, en face du café. Pourquoi ? Qui est-elle ? Que fait-elle dans la vie ? Elle appartient au monde réel, image impalpable et à jamais furtive. Les deux bavardes en bleu vivent aussi. Elles sont descendues du train et ont poursuivi leur chemin indépendamment de tous les autres voyageurs. Peut-être ceux-ci ne les ont-ils même pas remarquées ? Nous évoluons au sein d’un univers en mouvement permanent. Lorsque tout s’arrête, c’est tellement flagrant que cela en devient pesant et effrayant.

J’écoute les gens parler de leur vie. Je les admire car beaucoup réussissent à vivre dans le monde réel. En cela – ce succès à faire un choix – je les trouve tous plus intelligents que moi. Définitivement plus terrestres, plus pratiques, plus conscients, plus réels… Ils ont peut-être raison. Il faut pourtant vivre et composer avec soi, et tout mettre en œuvre pour utiliser ce patrimoine à bon escient. Plus facile à écrire qu’à faire, même s’il est des idées, des envies, des rêves, des passions dont nous ne pouvons nous défaire. Pourquoi vouloir les effacer ceci dit ? Les gens dehors ont-ils réussi, eux, à les oublier ? Le vieil homme aux cheveux gris tirés et au teint buriné, squattant quotidiennement une chaise de la terrasse du café de la gare a-t-il oublié ? Quant à celui-ci, faisant le pied de mur devant l’immeuble dont il est le gardien, installé sur une chaise ou affalé dans un fauteuil, et arborant un couvre-chef chaque jour différent, a-t-il oublié ? Et cette dame, râlant sans cesse après les trottoirs et la rigole parce qu’ils sont sales, a-t-elle oublié ? Tous ces personnages sont beaux. Ces personnes, car elles existent peut-être plus que les personnages. Leur vie n’est pas à juger. Peut-être sont-elles à plaindre, peut-être sont-elles à envier ? Elles sont, tout simplement. Les gens passent et, à force d’en voir, on finit par les connaître un petit peu. Leur richesse est toutefois si incommensurable que l’on en apprend toujours. C’est épatant. C’est enivrant. Comment vivre ainsi, conscient de la réalité mais, d’une certaine manière, incapable de la pénétrer ?

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Lorsque l’on prend une photo, c’est parce que l’on a décidé, pour des raisons qui nous sont propres et qui peuvent ne pas être comprises par d’autres, d’immortaliser ce qui se passe sous nos yeux à un instant très précis. Tout est relatif évidemment, l’immortalité pouvant être très éphémère si l’image est ensuite supprimée, pour des raisons qui, à nouveau, nous sont propres. Lorsque l’on prend une photo à un instant très précis, impossible de savoir ce qui va suivre…

Je vois que vous doutez ? Par exemple, prenez deux enfants jouant au ballon sur une pelouse bien tondue. L’un la lance à l’autre. Vous prenez une photo à ce moment-là parce que leurs positions sont plutôt amusantes. Un petit cours de cinétique remonte alors à la surface : vous savez que le ballon va alors suivre une trajectoire définie par plusieurs conditions de départ, force et direction du coup de pied, résistance de l’air, ce genre de choses… En théorie, vous savez donc où sera le ballon à l’instant t+1 etc. En théorie seulement car il peut se passer un nombre phénoménal d’imprévus entre l’instant t et l’instant t+1 qui feront que le ballon ne sera pas là où vous l’avez anticipé : un chien, hors champ, se jette dessus et file à l’autre bout du parc avec ; un pigeon, qui n’avait pas activé son sonar, croise sa trajectoire et c’est le choc ; un tireur à l’arc caché derrière un arbre n’attendait que cet instant pour envoyer sa flèche dans le ballon et stopper sa course… Vous pouvez toujours attendre pour votre cadrage anticipé et vous donner des tapes derrière la tête pour les trois photos exceptionnelles que vous venez de rater…

Bref. En prenant cette vieille dame de dos, immobile au milieu de ce flot continu de visiteurs, je ne cherchais rien d’autre qu’à saisir ce contraste de mouvement. Voilà, c’était tout. Je n’ai toutefois pas baissé ma garde. Comme si je sentais qu’il allait se produire quelque chose. En effet… Après être restée un temps figée, la petite grand-mère semblant tout droit sortie d’un manga s’est mise à pivoter très lentement sur elle-même, jusqu’à se retourner complètement. Elle s’est ainsi retrouvée face à moi, restée bien cachée derrière mon viseur, lançant un drôle regard dans ma direction… Un regard me disant : « hé, hé, je t’ai vue ! » Et bien, pas moi… Tout comme je n’avais pas vu, concentrée que j’étais sur le personnage principal de mon micro-film, la dame cherchant à s’enlever quelque chose dans l’œil en se regardant dans son miroir tigré ni l’échalas en jean et chemise à carreaux absolument statique à côté de la vieille dame au 6e sens…

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Je me souviens parfaitement de ma réaction en débarquant sur cette plage de Waikiki : une étrange sensation d’être entrée dans une affiche publicitaire sans m’en rendre compte… Vous savez, de celles qui, en hiver voire aux prémices d’un été nommé désir, vous narguent dans les couloirs parfois suintants et glauques du métro parisien, tel un idéal inaccessible.

Tout relève tellement du cliché – les cocotiers et leurs ombres marbrant le sable blanc et fin, l’eau turquoise où l’on s’imagine déjà voir jusqu’à ses orteils posés sur un sol vierge, le ciel bleu ponctué de nuages dessinés au pinceau, les touristes nonchalants sur leurs transats, les parasols aux couleurs vives, la blanche colombe posée sur le rocher au premier plan… – que la supercherie paraît inéluctable. Où est le directeur de la photographie, la cantine des figurants, où sont les spots lumineux, les décorateurs et filtres de couleurs ? Où est la preuve que tout ce décorum n’a été créé qu’à des fins mercantiles ? Pour vendre des bikinis, des alcools forts ou des vacances de rêve… Nulle part. Aussi artificiel qu’elle semble l’être, cette image n’est que le fruit d’une lointaine réalité. Je suis dans le rêve de quelqu’un d’autre. Et je le saurai bien assez vite…

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Extrait d’« Etats d’âme sur le macadam », ensemble de textes griffonnés à l’aube du 21e siècle sur mes inséparables petits carnets…

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Ils vivent dans des bulles rectangulaires illuminées. Ils sont dans des boites. Tout le monde peut les voir vivre. Les violer dans leur intimité. Dans leur croyance d’intimité. Ils se croient protégés, derrière leurs murs ; ils se pensent chez eux. Foutaise. Ils se donnent en spectacle, en ombre chinoise, en personnage réel : au choix. Des vies s’imaginent. Fausses. Irréelles. Est-ce important que tout cela ait un sens ? Tout cela ? Ces gens qui bougent, qui vivent derrière leurs fenêtres. Cages dorées. Le ciel est là-haut, impalpable, inaccessible. A quoi sert-il ? Vie sans conscience des autres. En toute innocence. Transparence. Ou plutôt invisibilité. Le bruit n’est pas. L’écho est faux. Il est possible de vivre sans. La bulle. Personne n’osera la percer. Quelle est la volonté de son intérieur ? Qu’on la perce ou pas ? Ah, le choix. L’indéfinissable choix. L’irréalisable choix. Développer son esprit critique, d’analyse. Des paroles en l’air. Des mots pour tout dire, pour ne rien dire. Tous ces mots, sur le papier, dans l’air, à quoi servent-ils ? Changent-ils notre condition ? Où est l’intérêt de cette accumulation d’idées, d’opinions, de descriptions ? Justification matérielle et intellectuelle. Il faut bien se donner une raison d’être.

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