Deux secondes après avoir pris cette photo, la mère de ce petit gars en culottes courtes et béret tout sauf local s’est vivement retournée vers moi comme si elle avait été surprise par le craquement d’une branche asséchée sur un sol de forêt recouvert de feuilles mortes alors même qu’elle s’y croyait seule. Elle venait de remarquer, et moi également du reste, que son fils ne la regardait pas elle, ni l’objectif auquel il n’avait manifestement pas envie d’adresser un quelconque sourire, mais moi. Moi qui, dans l’urgence, m’était jetée juste derrière le duo, répliquant la posture repliée de madame, non pas pour les emboîter eux spécifiquement mais bien pour capturer cette scène où coexistaient, voire se superposaient, ce qui fait l’un des irrésistibles charmes du Japon : la modernité et la tradition. Un voyage dans le temps à moindre coût et risque où présent – la mère -, futur – l’enfant – et passé – les futures mariées en kimono – se retrouvaient dans un même espace, illustrant, par la même occasion, le cycle de la vie auquel chacun allait participer… Les futures épouses destinées à avoir des enfants qu’elles viendraient photographier devant cette porte majestueuse du temple Kiomizu vers laquelle se dirigeraient de futures épouses…
C’est à Antsirabe, au cœur de Madagascar, que j’ai passé mon baptême. De pousse-pousse. Mon baptême de pousse-pousse, oui. Ne riez pas, je suis sérieuse, c’est très intimidant, même si j’en conviens, ce n’est pas aussi terrifiant qu’un premier saut en parachute, même accompagné, ou qu’une plongée à 30 mètres, ce que ne fait jamais un néophyte… Cela remonte à une petite quinzaine d’années mais je me souviens parfaitement avoir longuement hésité avant de solliciter un des nombreux tireurs de ces petites charrettes bigarrées qui patientaient sur le bord des routes. Ce qui me freinait ? Le fait d’être portée et déplacée par un être humain à la seule force de ses bras et de ses jambes.
Dans mon imaginaire, le pousse-pousse renvoyait en effet à la période de la colonisation – toujours palpable par moments – et à une certaine forme d’exploitation de l’homme par l’homme, et, malgré ma curiosité de voyageuse avide de découvertes et d’authenticité, je n’avais pas envie de m’inscrire dans cet a priori. C’est le fait de voir des Malgaches user eux-mêmes de ce mode de transport dans la capitale officielle du pousse-pousse que j’ai fini par changer d’avis et resituer les éléments dans leur contexte d’alors. En somme, un petit métier comme tant d’autres…
Le plus étonnant, même si c’est finalement complètement en phase avec cette tentative de développer des moyens de transport plus verts en Occident pour les courts trajets, qu’ils soient liés au tourisme ou aux livraisons, a été de voir émerger, ces dernières années, des cyclo-pousses ou rickshaw et autres tuk-tuk (une moto ou un scooter à la place du vélo ou des pieds) sous nos latitudes tempérées. Déclinaisons du premier que j’ai d’ailleurs testées par la suite sans – et cela me semble logique – rencontrer cette gêne qui m’avaient saisie à Madagascar. En revanche, ici, même au 21e siècle, aucun pousse-pousse traditionnel dans le paysage – charrié par l’homme – pour autant. Est-ce par souci d’efficacité, de rentabilité à une époque où tout doit aller très vite et où c’est déjà un exploit d’adopter ce rythme plus lent, ou un résidu de cette perception qui m’avait bloquée par le passé ?
Il y a quelques années, une blague courait dans le milieu des étoiles et de l’univers que je convoitais, proclamant en substance et sans peur des répétitions : « Pour devenir astrophysicien, il faut attendre qu’un astrophysicien meure ! ». L’espérance de vie augmentant, même chez les hommes (plus nombreux que les femmes dans ce domaine), cette petite phrase rappelait aux jeunes qui rêvaient d’une aventure cosmique qu’ils allaient devoir s’armer de patience (éventuellement de cyanure), et qu’après tout, cela n’était pas totalement incompatible avec les temps immémoriaux qu’ils allaient chercher à explorer, remontant à des millions voire milliards d’années. Car si, dans notre vie quotidienne, nous devons nous satisfaire du présent et de l’instant d’après, en astro, le voyage dans le temps existe. C’est magique ! Mais c’est lent… En plus d’attendre la mort du vieil astrophysicien, l’apprenti étoilé comprend ainsi assez vite qu’il va devoir se montrer humble, les mystères de l’univers ne se laissant pas approcher facilement. Et donc potentiellement attendre 10, 15, 22, 36 ans pour obtenir un embryon de réponse à la question qu’il se pose. Et là, c’est l’hypothèse optimiste.
C’est précisément à ce moment que je suis définitivement sortie de mon orbite céleste pour aller rêver sur la terre ferme. Si chercher est une chose, ne pas trouver en est une autre. Pire, pour le jeune pressé plein d’espérance, ne pas trouver relève de l’échec. Cela évolue avec le temps… Voilà donc que la mort de John Mainstone il y a quelques semaines, dont j’ai appris l’existence à cette funeste occasion, m’a plongée dans une sorte d’admiration dubitative et de colère visqueuse. Le chercheur était le dernier responsable de la fameuse « expérience de la goutte de poix », présentée partout comme la plus longue au monde puisqu’elle a commencé en 1927. L’hypothèse : des substances a priori solides sont en fait des liquides à la viscosité très élevée. La matière test : la poix. L’expérience : en verser dans un entonnoir en verre et observer son « écoulement », ce qui devient possible dès 1930. Indéniablement excitant ! Car comme les étoiles aux confins de l’univers, la poix se fait désirer. Il faut ainsi 8 ans à la première goutte pour qu’elle daigne se désolidariser du bloc dont elle était issu. La suite est du même tonneau : la 2e choit en 47, la 3e en 54, la 4e en 62, la 5e en 70, la 6e en 79, la 7e en 88 et la 8e en 2000… Mainstone, mort à 78 ans (l’espérance de vie des australiens mâles est de 79 ans…), faisait la vigie depuis 1961. Le temps de cinq gouttes. Et pourtant, celui qui a prédit la 9e avant la fin de l’année n’en a jamais vu aucune faire le grand saut ! Je trouve cela affreusement ironique, terriblement machiavélique et cruel de la part des gouttes de poix ! Elles auraient pu avoir la décence de s’effondrer au moins une fois devant lui. Un étudiant aurait fait résonner Ainsi parlait Zarathoustra de Richard Strauss et la goutte serait tombée au ralenti. Cela aurait été beau, puissant ; Mainstone aurait pleuré à grosses gouttes (c’est plus rentable, elles coulent plus vite !), puis pensé qu’il n’avait pas attendu toutes ces années pour rien ; le soir, il aurait ramené un bouquet de pétunias mauves à sa femme qui n’y croyait plus et le lendemain, il serait retourné au labo en osant rêver d’autre chose…
Au quotidien, il nous arrive d’utiliser des expressions toutes faites pour résumer des situations dans lesquelles nous nous trouvons… « Chacun son métier et les vaches seront bien gardées. » Une façon un peu paysanne de dire à quelqu’un de s’occuper de ses oignons, version XXIe polie… « Vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué » et « être au pied du mur », « La beauté ne se mange pas en salade » pourtant « ça ne mange pas de pain », « Autant en emporte le vent » dans « Un moulin à paroles », « Un secret de polichinelle » et « Menteur comme un soutien gorge », « Tirer des plans sur la comète » pour « Avoir la tête dans les nuages »… Il en existe à la pelle, inutile d’en faire des tartines ou un fromage d’ailleurs, vous avez compris.
Dans le lot, nous employons parfois des expressions que nous croyons, si ce n’est universelles, tout du moins connues d’autres personnes que notre garde rapprochée, mais c’est un leurre. Vous le comprenez rapidement lorsqu’elles vous échappent en société car vos interlocuteurs vous regardent tous avec des yeux de merlans frits, attendant une explication alors que, comme d’habitude, vous êtes déjà passé du coq à l’âne. « Quoi, vous n’employez pas cette expression ? » « Ah, non ! » Vous voilà alors bien obligé d’admettre que vous l’avez inventée de toutes pièces. Ceci dit, personne n’ira vous tirer les bretelles si vous créez une expression à votre corps défendant.
Par exemple, cela m’arrive assez régulièrement de « faire le poisson rouge ». J’entends par là – l’expression n’existe pas – que j’ai, en une fraction de secondes, oublié ce que je devais faire, voulais dire ou autre. Choix tactique en référence à cette croyance populaire selon laquelle les poissons rouges ont une mémoire de 3 secondes. Pensée fausse donc mais très utile pour ne pas culpabiliser de leur offrir si peu d’espace pour vivre et tourner en rond : un simple bocal (non, ce n’est pas un appartement parisien !)… Comment cela s’illustre-t-il ? Concrètement, je suis à ma table de cuisine, je pense que je dois vérifier si mes clés sont bien dans mon sac près de mon ordinateur, je me déplace vers le lieu-dit (3 mètres à tout casser) et j’emporte le livre posé sur le bureau avant de retourner à la table de cuisine, en ayant malgré tout le sentiment d’avoir oublié quelque chose au moment d’ouvrir le livre à la page 33. Ah oui, les clés ! « Poisson rouge ! » m’exclame-je. Cela peut aussi servir de jolie excuse, quand un tiers vous a demandé, il y a à peine 3 minutes, de le rappeler dans 3 minutes. N’est-ce pas plus poétique de proclamer « J’ai fait le poisson rouge » (tout d’un coup, l’autre vous visualise en faisant des bulles dans un bocal) que de simplement devoir admettre « J’ai complètement zappé ! » ?
Ce matin-là, je m’approche de mes chaussures comme je l’ai fait la veille et encore l’avant-veille. Des chaussures de rando. Je ne suis pas en pleine montagne pour autant, mais à Detroit, Michigan, la paria du moment. Mais contrairement à la veille ou l’avant-veille, mes chaussures sont différentes : leurs lacets sont faits. Et plutôt bien, même. Cela n’a l’air de rien, dit comme ça a posteriori, mais sur le moment, je reste sans voix. J’attrape une chaussure, teste le lacet, confirme qu’il est parfaitement noué et ne peux m’empêcher de lancer, à voix haute : « Ce n’est pas moi qui ai fait ces lacets ! ». Je suis catégorique, j’ai – généralement – une très bonne mémoire des gestes, encore plus lorsqu’il s’agit potentiellement des miens. Or, face à cette paire bien posée le long du mur de la chambre et à ces lacets faits (un double nœud qui plus est !), c’est le trou noir. D’autant plus sombre et profond que je ne peux pas retirer ces chaussures montantes sans les dénouer comme on peut le faire un peu sauvagement en s’aidant d’un pied pour pousser sur le talon de l’autre, lui permettant ainsi de se libérer. De cette impossibilité mécanique découle l’unique conclusion qui vaille : quelqu’un d’autre a profité du fait que je sois endormie pour s’occuper gentiment de mes chaussures !
L’explication cartésienne écartée, deux autres hypothèses me viennent rapidement à l’esprit. La première ? Un événement atroce serait survenu dans cette maison des années auparavant, une mère ayant péri dans un incendie accidentel (une bougie tombée sur le parquet et enflammant les rideaux de la chambre où elle dormait) laissant ses deux enfants orphelins. Depuis, certaines nuits, elle revient faire les lacets des chaussures des occupants du moment, comme elle aurait voulu le faire avec ses propres enfants dont elle avait été dramatiquement séparée… C’est crédible.
La seconde hypothèse, bien que du même acabit, me semble tout aussi plausible. Voyez-vous cette dame entourée de quatre gaillards en tenue de marin sur la photo ci-dessus, en premier plan ? Et bien, cela pourrait être elle aussi. Qui a refait mes lacets pour me remercier de l’avoir choisie et extraite de cette boîte à souvenirs perdus posée sur une table basse en formica d’une brocante du Eastern Market de la ville, boîte où elle aurait pu croupir encore des années, coincée entre un jeune couple sur une barque et une photo floue d’une famille devant leur maison. Ils ont certainement une foule d’histoires à se raconter, les uns et les autres, piégés dans ces bouts de papier sans couleurs, mais j’imagine qu’après quelques années, malgré les brassages imposés par les mains anonymes et pas toujours délicates plongeant dans la boîte pour faire remonter les souvenirs à la surface, interrompant parfois par ce geste anodin de passionnantes conversations, ils finissent par tourner en rond, ressasser les mêmes anecdotes et finalement, trouver le temps long…
J’ai été cette main anonyme qui a remué le passé. Cette photo-là m’a vite attirée. Premier réflexe : la retourner pour en savoir plus. Pour seules informations : WWII et 3. La seconde étant le prix du souvenir en dollars, la première son origine dans le temps. Rien de vraiment précis. Une époque. La 2e guerre mondiale. Si lointaine aujourd’hui que l’intégrité de la photo paraît miraculeuse. Un retour de guerre à en croire la joie irradiant leurs visages à tous les cinq. 1945 alors ? A la Libération ? Au moment du retour au bercail ? C’est une photo posée. L’éclairage est trop parfait, et puis, il y a un décor, au fond, de végétation derrière une fenêtre. Ont-ils fait la guerre ensemble ? Et cette femme, au milieu, était-elle l’amie de celui qui l’entoure de ses bras victorieux ? J’extrais la photo du coffre en continuant à m’interroger sur leurs vies respectives. La nouvelle se propage dans la boîte, mais c’est à peine si j’entends le léger murmure qui me suit, un magma d’au-revoir que s’échangent ceux qui partent à tout jamais et qui restent. C’est un peu comme si j’adoptais des souvenirs auxquels je n’aurai probablement jamais accès…
Arrivée à la caisse, je tends la photo protégée dans du cellophane au maître de cette caverne d’Ali Baba. Il la retourne machinalement et encaisse mes 3€ sans même les regarder une dernière fois. Ils ne sont rien, ou plus rien, pour lui, alors que je m’attache déjà à ce quintet joyeux. Ce qui n’est pas sans m’étonner d’ailleurs : je ne suis pas spécialement attirée par les uniformes, encore moins par les images mettant la/les femme/s dans une posture de femme objet ou assimilé, ce que le déséquilibre numérique de l’image et l’affection guillerette de ces hommes privés de tendresse pendant une durée indéterminée peuvent laisser entendre. Je range méticuleusement la photo dans mon carnet de telle sorte qu’aucun coin de l’image ne vienne à se corner et poursuis mon chemin, sans y penser, ou presque, jusqu’à ce matin-là donc. Face à mes lacets noués et à ma seconde hypothèse. C’est elle, c’est sûr. Heureuse de revivre à nouveau dans l’esprit d’une personne d’un autre temps et à l’idée de s’envoler vers ce vieux continent qu’elle n’a connu qu’aux travers des récits de ces anciens guerriers rieurs…
Insondable satisfaction du photographe autant que micro-victoire personnelle : ce moment où l’image qu’il s’est imaginé composer en découvrant un élément de décor particulier prend vie devant lui. Ici, cette bouche béante réclamant sa dîme et attendant le passage d’une innocente proie prête à se faire gober.
Ce que le photographe ne maîtrise absolument pas en revanche : le temps à attendre pour que ce que son esprit a déjà créé et ancré dans sa mémoire rencontre en effet le monde réel, étant entendu que lorsque tous les signaux convergeront vers l’image fantasmée – une fille marche d’un pas décidé le long du mur sur lequel a été peinte la bouche affamée -, il lui faudra être aussi rapide et vif que l’éclair pour capter un instant forcément fugace qui, peut-être, ne se reproduira pas.
En pratique, toutes les photos figurant sur ce site sont en vente. N'hésitez pas à me contacter pour plus de renseignements !
Un tour du Soleil en duos : 6e année en cours
Pour (re)découvrir en un clin d’œil et sur une seule page les micro-histoires photographiques publiées en ces lieux virtuels :
- entre le 22/02/2010 et le 22/02/2011, voici Un tour du Soleil en duos…
Le ciel était si bas ce soir-là que l’ombre de la sculpture de Napoléon trônant au sommet de la colonne Vendôme, loin de se perdre dans le vide de la nuit, était restée étonnamment accrochée aux nuages, tel un signal de détresse envoyé à un super héros local… 6 Share on Facebook