Photo-graphies et un peu plus…

50 mètres. C’est la longueur du premier « vol » effectué par Clément Ader le 9 octobre 1890 à bord d’Eole, l’engin qu’il a fabriqué en s’inspirant de la chauve-souris. Sans doute n’imaginait-il pas, à ce moment, que son invention allait, deux siècles plus tard, révolutionner notre appréciation de l’espace, du temps et au final, du voyage.

Aujourd’hui, l’avion, mot bizarrement créé après celui d’aviation, nous mène à l’autre bout du monde en quelques heures (ce qui, soit dit en passant, semblerait dire que le monde a un début et une fin, alors que nous avons déjà vu dans Et pourtant, elle tourne qu’il n’avait même pas de sens). Bref. Ainsi, très rapidement et sans transition, il est possible de se retrouver à un endroit où la langue, la culture, la température, l’heure, les coutumes sont totalement différentes de celles que l’on connaît. Un jour, vous êtes piégé dans les embouteillages à cause de la pluie qui ne cesse de tomber depuis 2 jours, et quelques heures plus tard, vous êtes sur une plage de Bali en train de siroter un cocktail de fruits frais sur un air de java… D’un certain point de vue, c’est de la magie. Une magie qui a largement contribué à démocratiser, voire banaliser, le voyage. Aussi bien le fait d’être ailleurs que le déplacement en lui-même.

Ainsi, lorsque, las de cette instantanéité, on se prend à préférer le train à l’avion, tout semble rentrer dans l’ordre. Qu’importe s’il faut 12 heures pour parcourir 263 kilomètres ! Pour une fois, ce n’est pas le ratio temps / action qui compte, mais le moment, l’instant. Que gardons-nous en mémoire d’un vol de 12h ? Les trous d’air, effrayants ; la nourriture, mauvaise ; la clim’, trop froide ; le film, nul ; le petit derrière, exaspérant… Que gardons-nous en mémoire d’un trajet en train de 12h ? Des paysages splendides, riches et variés ; une rencontre inédite avec des personnes différentes et avec leur culture ; des découvertes culinaires à chaque station vendues par les habitants des villages traversés ; une autre perception de notre temps et de celui des autres. L’un comme l’autre sont fatigants, mais, entre les deux, quand on a le choix, y a pas photo !

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Tomber par hasard sur un feu d’artifice hivernal est un luxe, qui justifie cette petite redondance d’éclats de lumières multicolores zébrant un ciel d’un noir profond en ce jour marqué d’une croix par les petits et les grands. Au-delà du spectacle céleste concocté avec minutie par les artificiers, c’est la musique composée par les explosions répétées des fusées, bouquets et autres cascades, et la vibration concomitante qui se propage dans nos corps fébriles qui rendent ces embrasements si magiques. Quand les uns ont les yeux éblouis rivés au plafond stroboscopique, l’amateur de photo à 5 pattes les a derrière l’œilleton, convaincu qu’il réussira, cette fois-ci, à maîtriser le chemin de la lumière. Une illusion, bien entendu ! Alors, autant laisser ces fines particules d’oxyde métallique en combustion parader librement devant les capteurs photoniques !

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« Attention à la fermeture automatique des portes ! » Des doubles portes même ! Il y a toujours une légère angoisse à voir quelqu’un faire fi de cet augure qui se vérifie à chaque fois, et se jeter à corps perdu, comme si sa vie en dépendait, dans le train ambulant alors même que la sonnerie retentit… Surtout sur cette ligne 14 ! Elles en ont piégé des jambes, des sacs, des manteaux, des écharpes, ces pinces de Météor… Mais une fois installé en sa queue, les yeux rivés vers le passé, ce serpent de lumière offre un voyage galactique dans les entrailles de la Capitale.

« Attention à la fermeture automatique des portes ! » est une phrase que nous n’entendons jamais dans le métro montréalais. Non pas parce que le métro ne s’arrête pas en station comme celui en direction de Shell Beach dans Dark City, mais tout simplement, car ses portes se ferment sans crier gare ! Il n’y a pas ce cri strident ricochant de rame en rame pour inviter ceux qui veulent entrer et ceux qui veulent sortir à se presser, quitte à ce que soudainement transformés en rugbymen métropolitains, ils éjectent quelques transportés au passage. Le métro arrive, s’allonge sur le quai, les portes ouvrent leurs bras, à peine quelques secondes et les referment lentement derrière leurs nouvelles proies. Est-ce à dire qu’il règne ici une sorte de sérénité rendant totalement ridicule toute course vers une porte en train de se fermer ? Ou que l’on n’est pas à 5 minutes près ? En tout cas, cela apprend à attendre.

Musique originale de MétéoRythme : Coralie Vincent

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« De la photo de parkinsonien ! » C’est un commentaire qui m’a été fait indirectement, un jour, suite à la présentation, par une tierce personne, d’une sélection de photos « légèrement » mouvementées sur Paris. Certaines ont pris ici dans Des fils de lumière… L’image ci-dessus n’en faisait pas partie. Je l’ai captée après. Un soir de pluie. Comme quoi, certains commentaires glissent sur nous comme une goutte d’eau sur une peau bien lisse… Et puis, je ne sais pas pour qui il était le plus désobligeant. Les parkinsoniens ou moi ? Montrer ce que l’on fait expose évidemment à toutes sortes d’avis. C’est la règle du jeu. Et faire la part des choses s’apprend… Mais où ?

Quoi qu’il en soit, j’aime la photo bougée. J’aime – même si, du fait du principe même de l’image fixe, cela peut sembler être une aberration – prendre des photos en marchant, tout en portant malgré tout une réelle attention à ce que je mets dans le cadre. J’aime la danse des lumières sur le macadam luisant, la convergence des courbes colorées ou au contraire, leur fuite organisée, les métamorphoses des éléments capturés. Au final, le nouveau monde qui se crée en secret dans la petite boîte noire, irréel, et que l’on découvre, a posteriori, au sec, avec empressement, telles des friandises dans une pochette surprise. J’aime le côté indéfini de ces images, prises dans la précipitation (c’est de circonstance…) ou pas (certains bougés sont très réfléchis…), comme s’il s’agissait de photos volées. Volées à qui ? A quoi ? A l’instant, je crois.

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… mais il ne s’agit ni de météo ni de madeleine ! Contrairement à ce que j’affirmais dans La fin du temps il y a quelques semaines, Montréal a bien ses gardiens du temps officieux. Les sauveurs des sans montre, des sans portable, des anti-temps en titane et consorts ! A savoir, l’ancêtre du cellulaire (il est décidément beaucoup question de filiation ces temps-ci…), la cabine téléphonique. Qui n’est pas nécessairement une cabine. Elargissons donc : le téléphone public. Qui peut être dans une cabine donc, accroché à un mur de station de métro ou sur une simple borne au milieu du trottoir. Si, à Paris, des escadrons sauvagement organisés viennent régulièrement les arracher de leur poste en pleine nuit, Montréal les conserve. Sûrement une question de temps… L’éradication est en effet intimement liée à l’explosion démographique des portables – la question, par endroits, étant plutôt : « où est mon portable pro ? » « non, ça c’est mon perso ! » – qui semble ne pas avoir encore eu lieu ici.

Ces parallélépipèdes rectangles métallisés assez basiques sont dotés d’un petit écran sur lequel défilent informations et consignes : « Veuillez décrochez. » Puis « Appels locaux 50 c / Local calls 50 c » (parce que tout est traduit dans les deux langues, sauf les films) puis le jour et enfin l’heure. Chic ! Le cycle prend 8 secondes environ. Ce qui n’est pas négligeable quand vous êtes bien lancé, et qui peut pousser un observateur discret à s’interroger sur votre santé mentale. Vous êtes un sans-temps – mais on s’entend, vous avez quand même besoin de connaître l’heure par moments -, vous avez trouvé un téléphone accessible (pas derrière une grille que vous ne vous aviserez pas de franchir au risque de voir débouler trois bulldogs anglais mais canadiens), vous vous arrêtez net comme si une mouche vous avait piqué, mais c’est le début du cycle. Vous voilà donc posté devant la machine, à la regarder de façon insistante sans même ciller les yeux, de peur de manquer la ligne attendue, sans bouger, sans saisir le combiné, c’est inutile, vous ne voulez appeler personne. Vous êtes là, donc à attendre que les 8 secondes passent. Comme si la machine s’était arrêtée. La vôtre. Comme si vous aviez buggé, en quelque sorte. Un statu quo temporaire mais tout à fait perceptible par une personne passant à vos côtés à cet instant et qui vous lancerait alors un regard interrogateur, voire inquiet. Vous aimeriez alors lui dire que tout va bien, que vous ne planez pas et que vous attendez juste que les 8 secondes passent pour savoir enfin quelle heure il est, mais cela impliquerait certainement de tourner la tête, mouvement qui vous ferait inévitablement repartir pour un nouveau cycle. Et pendant ce temps, le temps passe. Evidemment, vous pourriez aussi saisir cet échange furtif de regards pour lui demander directement l’heure, ça marche très bien aussi !

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C’est le nom de l’agence de voyage temporel qui a le vent en poupe en ce moment. Peut-être parce que, contrairement à d’autres, plus anciennes et plus généralistes, celle-ci a osé la spécialisation et choisi un créneau bien particulier : les années 20. Avec le recul, les voyagistes du temps, tout aussi touchés par les modes que leurs homologues seulement géographiques (sans que cela ne soit péjoratif), ont remarqué qu’il y avait toujours beaucoup de postulants pour cette décade de l’entre-deux guerre. Le music hall, les belles tractions, les débuts de la haute couture, le charleston, les arts déco, les cheveux courts à la garçonne, la prohibition, les chapeaux cloche et autres borsalinos à la Eliot Ness, tout cela est effectivement très cinégénique… C’est d’ailleurs sur les films que ces clients du futur, mais du passé, s’appuient pour déterminer leur époque de destination. « Des films d’époque », comme on dit.

Ainsi en est-il de cette photo de tournage de l’un des films de démonstration mis à la disposition des clients à l’agence. Je m’en souviens comme si c’était hier, puisque c’est moi qui l’ai prise. La nuit venait à peine de tomber et j’entrais tout juste dans le Vieux Montréal, où les premiers gratte-ciels du Canada ont été érigés et où l’architecture néo-classique à l’anglo-saxonne domine avec fierté. Les ampoules des réverbères n’étaient pas encore allumées. C’est une heure un peu étrange, où il fait encore un peu jour mais plus vraiment, mais pas encore nuit non plus. Photographiquement parlant, une heure sans relief dont on attend la fin avec impatience. Bref. Place des Armes, des ventouses. Et qui dit ventouse, dit parfois tournage. C’était effectivement le cas. Il y a quelque chose de magique à tomber, par hasard, sur un tournage, a fortiori, lorsque c’est un « film d’époque ». Le voyeur qui est en nous nourrit toujours le secret espoir de voir « quelqu’un de connu », une star quoi !, ce qui, en réalité, est extrêmement rare. Il attend, il attend, et réalise finalement, qu’un tournage, c’est long. Ceux-là se passent souvent dans des petites rues, dans de vieux quartiers, à l’abri des regards indiscrets. Pour les pavés, les vieilles bâtisses… Un film d’époque tourné à Dubaï serait pour le moins déroutant en effet… Et d’ailleurs, s’il n’y avait pas eu cette succession immanquable de tractions lustrées comme un camion tout neuf – une petite trentaine au moins -, j’aurais sans doute poursuivi mon chemin, la pellicule étant vraisemblablement rangée pour la journée, la ruelle étant enveloppée d’un calme post-combat. Débarquer dans ces espaces-temps filmiques, comme dans toute reconstitution historique sérieuse, nous extrait instantanément de notre présent et nous propulse dans un temps que nous n’avons, souvent, pas connu. Un voyage dans le temps, en quelque sorte… Sans attendre qu’il n’existe réellement.

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Le luxe est un pays donnant sur une mer calme, où il fait toujours un temps splendide, où il y a toujours un yacht immense pour passer innocemment à l’horizon, où l’eau des piscines couleur bleu azur ne fait ni bulles ni remous, où les tables sont toujours parfaitement dressées, où les chaises longues suivent l’orientation du soleil et où même les plus insignifiantes rambardes brillent comme des miroirs. Aux alouettes. Car cette image du luxe, associée à une dose certaine de devises, n’est plus. Elle est même totalement dépassée.

Aujourd’hui, le luxe serait plutôt un pays où parfois il ne fait pas beau sans que cela soit grave ; où parfois, il n’y a rien d’affriolant à l’horizon sans que cela soit décevant ; où parfois, les piscines sont fermées sans que cela soit une catastrophe ; où parfois, il faut patienter pour avoir une table, sans que cela soit angoissant et où les rambardes insignifiantes sont parfois réellement insignifiantes sans que l’on se sente obligé de porter plainte auprès du décorateur. Aujourd’hui, le luxe serait plutôt du côté du temps. De ces moments de solitude (ou de partage) que chacun essaye de sauver chaque jour du maelström ambiant qui l’aspire et dans lequel il s’enfonce sans toujours s’en rendre compte, en réalisant, tel un saumon sauvage cherchant à remonter le courant tout en évitant les griffes acérées des ours bruns affamés, que la tâche est bien plus difficile qu’il n’y paraît. A tel point que parfois, on en vient à se dire que c’est peine perdue, que c’est l’époque qui veut ça, donc que « c’est comme ça », voire normal, et on se laisse emporter par le tourbillon. S’asseoir devant une horloge et regarder le temps passer seconde après seconde sans ressentir la moindre once de culpabilité, un défi contemporain. Aujourd’hui, le luxe, c’est avoir le temps de respirer (pas une respiration saccadée pour essayer encore de gagner du temps, de vraies inspirations et expirations, celles-là même qui font se bomber et se rétracter notre thorax, et nous font sentir que nous avons des côtes sous notre peau), de vivre (pas d’être spectateur de notre vie), de penser (pas uniquement à la liste des courses ou des choses à faire avant 17h32), d’errer (pas pour chercher une place de parking), de s’arrêter (pas parce que l’on est malade), de recommencer, de se tromper, de partager son temps… Mais, contrairement au luxe ancienne version (qui a toujours ses adeptes), le temps ne s’achète pas, il se prend. Ce qui a évidemment un prix…

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Non, non, ce n’est ni une erreur, ni un oubli, ni une blague… Ce rectangle, qui accueille habituellement une image, une vraie, est vide, blanc comme la neige pas encore foulée ou comme une feuille sans inspiration. Il ne s’agit ni de lune ni de loutre. Ce cadre est vide mais, en réalité, il est plein. Plein d’une catégorie très particulière de photographies : celle des photos pas faites (ou PPF, prononcer ppf comme un pff de dépit). Les raisons sont aussi nombreuses que les pétales d’une rose rouge : appareil oublié ou laissé sur la table du salon pour une fois, manque de réactivité, lumière insuffisante, panne de batterie, plus de pelloch (dans l’ancien temps), manque de courage, d’audace, respect de l’autre, que sais-je.

La ppf, c’est un peu comme la malédiction du coup de genou dans le coin gauche de la table basse décidément très mal placée. C’est un truc qui nous arrive inévitablement sans que l’on puisse prévoir quand exactement, qui ne fait pas toujours trop mal sur le moment, mais qui, au bout de quelques secondes, déclenche une douleur aiguë qui se propage dans tout le corps. Pour résumer, on déteste. Car forcément, cette photo pas faite est celle que l’on aurait aimé faire, celle qui aurait été hissée dans le top 5 des photos de l’année en cours.

La photo pas faite est une photo parfaite, parce que, justement, on ne peut que l’imaginer. Ce qui révèle un autre avantage de la ppf : elle ne s’oublie pas, contrairement à toutes celles que l’on a faites, que l’on a quelque part, sur un support virtuel ou réel, et que l’on s’autorise à effacer de notre mémoire car on sait que l’on peut la réactiver en ouvrant un album ou un dossier. La photo pas faite, on la garde en soi comme un coffre dont on serait le seul à avoir la clé, on la préserve comme un tableau de maître, on la regrette comme un match injustement perdu, et lorsque l’on réalise que l’on est en train de ne pas faire une photo, toutes les photos pas faites viennent défiler sur un écran virtuel situé à 5 cm de nos rétines éplorées.

Là, présentement, j’ai trois ppf derrière mes yeux clos. Ce qui signifie qu’il y a eu un récent épisode de ppf. Cet après-midi en fait… La première du trio du jour remonte à quelques années. Direction le Sri Lanka, sur la côte sud. L’océan indien à quelques mètres. Le village vient d’être lessivé par une grosse averse. Les gros nuages, vêtus d’un camaïeu de gris, sont progressivement chassés du village par le vent, tandis qu’un soleil bas, mais plus fort que jamais, réussit à se faire une place dans ce ciel encore chargé. Ses rayons viennent faire briller les feuilles arrosées des palmiers, miroiter le bitume des routes, éclater le blanc des murs, réfléchir les pare-brises des tuk-tuk, vaciller les couleurs des saris… Une splendeur. J’ai laissé mon appareil sur la table. Une deuxième, il y a quelques mois. Paris. Dans un bus, dans la circulation à Saint Michel. Il y a du monde, je suis coincée debout, près d’une vitre. Regardant en direction de la cathédrale Notre Dame, je vois arriver une voiture décapotée, avec, religieusement posé à cheval entre les sièges arrière et avant, un grand crucifix, renvoyant des petites étincelles de lumière à cause du soleil, et le Christ tourné vers le ciel, quand même. Et au volant, un homme en noir, un abbé médiatique, le plus médiatique d’entre eux. Là, devant moi, une décapotable, un crucifix, un abbé au volant, la cathédrale en arrière plan. Une conjonction d’éléments tellement parfaite que photo pas faite. Ppf. Manque de réactivité. Et là. Vieille ville. Où l’on offre, moyennant finance hein, des tours du quartier à bord d’une calèche tractée par deux beaux chevaux. Bien assis dans le fauteuil, un couple de personnes âgées regardant distraitement à gauche et à droite. C’est surtout lui qui accroche mon regard : bien portant, visage rougi, cheveux blancs et surtout une très longue et touffue barbe blanche. Calèche (ou traîneau, c’est un peu pareil), instantanément, je pense au Père Noël (que dis-je, je dis « Père-Noël ? » à voix haute), en repérage incognito avec Mère Noël. Mais je l’ai reconnu ! C’était tellement flagrant que … photo pas faite. Plus assez de lumière ! Ppfffffff….

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Faut-il avoir peur du futur ? Mes élucubrations quantiques étant toujours dans les couches supérieures de ma mémoire, j’aurais tendance à répondre « non ». Imaginez, même si je m’apprête à caricaturer, un temps où, lorsque nous nous rendrons dans une agence de voyages (si, si, elles existeront toujours) pour réserver notre prochaine évasion réelle (une tradition qui perdurera encore longtemps même si les voyages mentaux auront pris le relais), on nous demandera bien sûr la destination, mais aussi l’époque… 5467 ? 1736 ? ou peut-être -12 583 ? Paradoxe, penseront les plus avertis, les retours dans le passé ne pouvant être antérieurs à la date de création de la machine à remonter le temps (sinon, nous aurions déjà croisé des voyageurs du futur…) ! Bref, se projeter dans cet univers-là, de science-fiction disons-le, a quelque chose d’excitant et de stimulant intellectuellement. Peut-être parce que nous ne le vivrons pas. Qu’il est virtuel.

Faut-il avoir peur du présent alors ? Le verdict n’est pas aussi direct à l’heure où l’homme découvre les affres de la virtualité (l’autre, celle des échanges d’informations de toute nature), s’engouffre dans ses abysses les yeux fermés, au risque d’y perdre un peu de sa consistance. Et ce n’est, évidemment, qu’un début. En restant du côté du divertissement, l’an passé, plus de 10 millions de personnes ont été fascinées par les avatars tridimensionnels de James Cameron, nous donnant, par la même occasion, un aperçu de ce que sera notre prochain environnement visuel (et publicitaire certainement, encore que Steven Spielberg l’avait déjà fait entrevoir avec son Minority Report visionnaire, lui-même adapté de nouvelles de Philipp K. Dick publiées en 1956) : des images devant  littéralement se jeter dans nos bras pour se faire remarquer et exister à nos yeux ! Poursuivons l’effacement… Dans la foulée du succès planétaire de ces grands hommes bleus (par opposition aux petits hommes verts, malgré la portée écologique du film), sur une île aux côtes déchiquetées, dans une ville mêlant tradition et modernité, au cœur d’une salle de fans illuminés, un nouveau pas était franchi : tout d’un coup, l’écran devenait obsolète.

Hatsune Miku, 16 ans, 1m58, 42 kilos, tempo de 70 à 150, tessiture entre A3 et E5, déhanchement cadencé, longs cheveux bleus, gestuelle étudiée, look de manga, flotte quelques centimètres au dessus de la scène et chante des mots repris en chœur par son public. Pas d’illusion d’optique, car « c’est juste un hologramme » pourraient lâcher des fans d’un autre âge. Son nom signifie « premier son du futur » ; sa voix a été développée, sans fausse note, par Yamaha ; son image – calibrée, il va sans dire – par Crypton Future Media, émanation de la fameuse planète. Une sorte de synthespian nouvelle génération. Elaborée pour être l’objet marketing parfait, irrésistible. C’est effrayant de se savoir à ce point manipulable. De voir cet engouement tout ce qu’il y a de plus réel pour un phénomène (de foire ?) totalement virtuel, si ce n’est les musiciens, les seuls à transpirer sur scène. La machine est si bien huilée (et pervertie) que les fans se font paroliers (faisant notamment répéter à la star qu’elle les aime !, comme quoi, on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même) et vont ensuite payer pour acheter un album ou voir un concert dont, ils sont, d’une certaine manière contributeur… Si du virtuel peut émaner des sentiments et émotions réels, n’est-ce pas une négation de l’humain, de l’homme que de s’amouracher d’une entité dont le cœur ne peut s’arrêter puisqu’il n’existe pas ? Est-il là le futur de l’humanité, esseulé dans un coin, derrière une vitre teintée, en haut d’une forteresse de métal, prêt à être englouti par la lumière blanche ? Tel un bon vieux souvenir.

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Près d’un échangeur d’autoroute chargée, près d’une voie ferrée sans doute désaffectée, près d’une zone industrielle désertée, près de pylônes tagués, sur un espace abandonné depuis si longtemps que l’herbe a poussé entre les fractures du bitume, rappelant à chaque brin que, malgré les apparences, la vie poursuit son chemin, une preuve d’humanité. De présence. Et surtout de créativité. Un banal caddie transformé en un confortable fauteuil design et pensé avec goût. Coussins bien fixés aux froides tiges de métal en guise d’accoudoir, utilisation ingénieuse de la partie métallique découpée à l’avant pour faire le dossier, dos incliné et rembourré pour optimiser la position assise, petite case derrière pour déposer d’éventuels livres ou revues, association harmonieuse de couleurs… Ensemble tourné vers la route, où défilent, en contrebas et en hauteur, les vivants dans leurs cages métalliques. Mais de là, on ne voit rien. On ne peut qu’entendre les pétarades des moteurs.

S’il n’était abandonné là par son créateur, possiblement un sans-abri, ce fauteuil pourrait être l’œuvre phare présentée par une galerie avant-gardiste ultra-tendance. Tout le monde s’affairerait autour et l’interpréterait comme une critique acérée de la société de consommation, sur laquelle on s’assoit ! Mais bien, hein ! Parfois, il suffit de peu pour voir les choses sous un angle totalement différent. D’ailleurs, pour moi, ce fauteuil posé là, au milieu d’un monde qui s’effrite tout en résistant, cette image, c’est l’attente.

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