Photo-graphies et un peu plus…

L'être en plus

Comme il y a quelques années avec les mots « vide » et « vie », je viens de réaliser qu’il n’y avait qu’une lettre de différence entre « futile » et « utile », une lettre en plus pour le plus creux, le plus vain des deux, confirmant dans l’instant, qu’il en fait déjà trop et que, pour masquer sa frivolité et faire diversion, il se pare de beaux et doux atours. N’est-elle pas belle, en effet, cette lettre F ? Celle du feu, des flammes, de la folie, des fleurs, des fantasmes, des fourmis, du flamboyant ou encore du fantastique…

Mais revenons un petit peu en arrière. De telles pensées, tout comme la vie, ne surviennent pas ex nihilo. En l’occurrence, ce n’est pas en me rasant ce matin que j’ai vu ce message à la limite de l’insolence s’afficher sur le miroir me faisant face – nous sommes en 2022 – : « Hé, toi là-bas, au lieu de sonder la profondeur de tes abysses en quête de ton âme, as-tu jamais songé qu’il n’y avait qu’une seule lettre de différence entre les mots « utile » et « futile » ? ». Non, c’est en lisant un courrier amical d’une « redresseuse » de torts mineurs parfois majeurs que je me suis abandonnée à une minute d’autoflagellation doublée d’admiration, la seconde lui étant destinée et durant bien plus longtemps que la première : « ça, au moins, c’est fondamentalement utile ! Pas comme la photo… la photo, c’est juste… futile ! Oh, tiens, c’est assez ironique, il n’y a qu’une lettre de différence entre ces deux mots alors que… ». Voilà comment c’est arrivé, en vrai.

Mais revenons encore un petit peu en arrière. Car en arriver à dresser ce constat à la fois défaitiste et extrémiste – la futilité supposée de l’activité photographique, j’hésite à écrire « acte » car c’est encore autre chose même s’il l’une découle de l’autre – alors que l’on – enfin moi – occupe une bonne partie de ses journées à la pratiquer, est le symptôme, si ce n’est d’une crise existentielle, a minima d’une interrogation – qu’elle soit nouvelle ou récurrente ne change rien – sur le sens de la vie en général, sur celui de sa propre vie en particulier, à un instant t ou rétrospectivement ou encore pour les années à venir, mais aussi et surtout sur le sens à donner à sa propre vie à la lumière du cours du monde globalement insensé qui se déploie sous nos yeux et consciences irrités de jour en jour. En d’autres termes, comment – et c’est une question de riche – ne pas conclure en la futilité de tout, du tout, pour assurer la survie de notre âme et ne pas sombrer dans une folie irréversible vers laquelle devrait converger tout humain empathique face à cette chaotique destinée ?

Bien sûr, personne ne prétend que la futilité est inutile ni, véritablement, que la photographie est futile même s’il est difficile d’en mesurer l’utilité… Cela reviendrait en effet à prendre parti dans cette question piège atemporelle : « A quoi sert l’art ? » et nous mènerait beaucoup plus loin que le chemin que nous sommes supposés faire ensemble aujourd’hui. J’y réponds partiellement malgré tout en citant Fernando Pessoa : « La littérature, comme toute forme d’art, est l’aveu que la vie ne suffit pas ». L’honneur est donc sauf ! Ce qui sous-entend également qu’être utile est important, soulevant une nouvelle question : et pourquoi donc ?

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Mission impossible !

Il me semble, mais je me trompe peut-être, qu’au 20è siècle, c’est-à-dire à une époque à la fois proche, dans le temps, et lointaine, dans les moeurs, et d’utilisation raisonnée et raisonnable de l’appareil photo, les enfants y étaient moins attentifs. Le numérique n’avait pas encore déferlé sur l’industrie photographique, révolution inattendue qui a irrévocablement fait sombrer au fin fond de la fosse des Mariannes ceux n’ayant pas su ou voulu prendre la vague avant qu’elle ne casse violemment, parmi lesquels les plus illustres, Kodak en tête. Chacun apportait encore ses pellicules de 12, 24, 36 poses – comment avons-nous pu passer aussi rapidement du très limité à l’illimité ? – au labo du coin et patientait quelques jours avant de pouvoir découvrir leur contenu – comment avons-nous pu changer de rapport au temps aussi vite ? Les téléphones portables – sans remonter au Motorola DynaTAC 8000 X pour autant – se contentaient d’être des téléphones et n’étaient pas encore devenus les couteaux Suisse addictifs de nos vies connectées et multi-modales qu’ils sont aujourd’hui.

En ces temps-là donc, les enfants étaient naturellement moins sensibles – car moins exposés – aux boites à images qui pouvaient graviter autour d’eux. Bien sûr, il y avait les photos de famille, celles des vacances et les photos de classe sur lesquelles il fallait être sérieux, mais en grande majorité, cela s’arrêtait là. De telle sorte qu’un photographe se glissant dans un espace peuplé d’enfants voire d’ados pouvait, après une phase normale d’apprivoisement réciproque, passer inaperçu et assurer le travail qui lui avait été commandé relativement facilement, hormis la difficulté intrinsèque de l’exercice lui-même. A vrai dire, il ne s’agit là que d’une hypothèse, étant moi-même sur le banc des grands écoliers en cette fin de siècle dernier.

Toujours est-il qu’aujourd’hui, la même mission relève de la gageure tant la jeunesse semble, et de façon irrésistible, aimantée par les objectifs, par l’image d’eux-mêmes, au même titre que la pomme de Newton par le centre de la Terre. Que l’un s’aperçoive qu’il est dans votre champ, et le voilà qui interrompt toute activité – celle-là même que vous désiriez capter ni vu ni connu, vous qui ne jurez que par la spontanéité, l’innocence et la vérité qu’elle confère aux êtres -, pour vous regarder, vous montrer son plus beau profil, vous adresser son plus beau sourire, ou, à défaut, son intime gravité. Et sans vous en rendre réellement compte, les rôles et les rapports s’inversent totalement : ce n’est plus le photographe qui prend, ce sont les photographiés qui offrent et s’offrent à lui magnifiquement, avec une maîtrise de leur image et de la composition qui paraît totalement innée, un don qui fait chavirer coeurs et pupilles, et oublier – voire joyeusement saborder – la mission  première…

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Moteur !

En vadrouille, la première photo du jour, c’est un peu comme le premier pas posé au sol après une bonne – ou mauvaise d’ailleurs – nuit de sommeil : pas complètement assuré mais il faut bien sortir du lit.

En vadrouille, la première photo du jour, c’est un peu comme le café du matin : même s’il n’est pas toujours réussi, il est nécessaire pour lancer la machine, pour se mettre en condition, pour avoir « les yeux en face des trous ».

En vadrouille, la première photo du jour, c’est un peu comme le lundi : on hésite à y aller, mais on n’a pas vraiment le choix ; c’est le seul moyen d’atteindre mardi, puis mercredi, puis jeudi puis vendredi !

En vadrouille, la première photo du jour, c’est un peu comme passer à côté d’une boulangerie à une heure très matinale et se laisser hypnotiser par les douces odeurs de viennoiserie chaudes filtrant à travers les soupiraux : elles nous appellent, impossible d’y résister !

A Amsterdam, la première photo de ce jour-là, celle qui m’a fait extraire mon appareil de mon sac à dos, alors même qu’il pleuviotait, c’est ce trio de laveurs de carreaux un peu spéciaux, même si certainement banals ici-haut. Pas les carreaux ni les laveurs mais leur étrange machine : un immense tube télescopique certainement tenu par un ancien perchiste reconverti, au bout duquel est fixée une brosse, de laquelle est expulsée de l’eau savonneuse envoyée à forte pression depuis la camionnette, un troisième gars veillant à ce qu’il ne se forme aucun nœud avec le tuyau reliant les deux dispositifs, nœud qui aurait en effet pour conséquences de stopper net le flux dans le tube, de le déséquilibrer complètement, obligeant le perchiste à convoquer ses souvenirs d’enfants et en particulier ce jeu dépourvu de composants électroniques consistant à faire tenir un stylo, un crayon, une tige, à la verticale, au bout de son index, le plus longtemps possible… On se satisfaisait de peu au 20e siècle. Dans tous les cas, du jamais vu, du saugrenu, de l’extra-ordinaire. Toutes les premières photos ne bénéficient pas de cette chance !

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Les gammes

Au même titre que les musiciens font les leurs – la majeure, la mineure, la chromatique, la tempérée, la décatonique, celle des physiciens et même de Pythagore pour ne citer que des occidentales, douces à nos oreilles facilement irritées par des accords de quarts de ton -, les photographes font aussi des gammes. Au sens propre, de petits exercices picturaux de proximité à répéter régulièrement et vers lesquels revenir de façon cyclique pour se forger un regard et des automatismes, pour affiner une technique et apprendre à anticiper, pour se tester et trouver sa voie, pour pratiquer et être prêt à grandir. Un peu comme les Chefs avec l’omelette – test liminaire et suprême de leur aptitude à ravir nos palais qui en ont vu d’autres avant de s’attaquer à des mets plus élaborés, sans pour autant dénigrer ladite cascade d’œufs. L’idée étant, pour le musicien, le photographe ou le Chef, une fois à l’aise avec ces basiques non moins fondamentaux, de les dépasser, voire de transgresser les règles qui les régissent  et se laisser ainsi porter par son imagination en toute quiétude. A cet égard, la photo de reflet(s) – de soi dans le miroir, des bâtiments dans les flaques, des bateaux dans l’eau, des fenêtres chez le voisin, des nénuphars dans le bassin, du soleil dans le rétro… -, dans laquelle, idéalement, on se perd à ne plus savoir ce qui est vrai ou faux, ce qui est ici ou là, se hisse dans le top 5 des gammes photographiques…

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Diversion

Ils ont bien failli m’avoir ces trois là – la fille en rose et le couple au centre pour ceux qui hésitent – avec leurs couleurs flashy et leur allure de clown ! J’ai bien cru qu’ils étaient le sujet principal de cette image, sur laquelle quasiment tout le monde – mais c’est l’endroit qui convoque ce mimétisme généralisé et irréfléchi – fait pourtant la même chose, à savoir, se prendre en photo, regarder les photos qui viennent juste d’être prises ou trouver l’endroit idéal pour se prendre en photo, avant de se prendre en photo et de regarder les photos qui viennent juste d’être prises…

Non, le sujet de cette image est bien plus discret même s’il ne déroge pas à la règle locale du selfie, et il se trouve justement entre la fille en rose et le couple central vers lequel elle semble se diriger. Pile poil au milieu, en contrebas, dans le bassin ou presque, le bras relevé, dans cette position si symptomatique de ces dernières années, en train de s’immortaliser donc, sauf que, contrairement à tous ses congénères alentour sur plusieurs centaines de m2, il ne cherche pas à faire entrer la Tour Eiffel ou le Trocadéro (partiellement caché car en travaux) dans son champ. Non, il se suffit à lui-même. Et pour limiter les risques d’intrusion intempestive de ces deux joyaux parisiens dans le cadre, mieux vaut, en effet, se mettre complètement de travers !

Et sinon, pour information, la fille en rose s’est effectivement approchée des amoureux à qui elle a proposé de les prendre en photo, plus sobrement, devant la Tour Eiffel…

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Once again 1

Once again 2

Once again 3

Once again 4

Once again 5

Once again 6

Once again 7

Once again 8

Once again 9

Once again 10

Croiser une personne nous annonçant qu’elle en connaît une autre – de près, de loin – ayant exactement les mêmes nom et prénom que nous, ou que, pas plus tard qu’hier, elle en a  vu une nous ressemblant comme deux gouttes d’eau – expression propre aux pays non touchés par la désertification -, ou apprendre que nous avons au moins un homonyme dans notre propre ville et que nous partageons le même ophtalmologiste, ou pire encore, se retrouver face à lui – l’homonyme – provoque, assurément, une secousse tellurique très intime inversement proportionnelle à la fréquence de ce qui sert communément à nous nommer, et donc à nous désigner, depuis notre naissance. Sans doute, les Marie Martin, cumulant à la fois les prénom et nom les plus répandus en France depuis les années 60, réagissent-elles plus sobrement en effet qu’une hypothétique Noélyne Pourbaix-Lerebourg…

Tout d’un coup, nous réalisons, si la vie ne s’en est pas chargée plus tôt, que nous ne sommes pas uniques, que des gens, de parfaits inconnus aux mœurs peut-être, que dis-je ?, certainement, radicalement différentes des nôtres, répondent aux mêmes injonctions que nous, en dépit du sens commun et de ce qui s’échange sur la portée des prénoms choisis ; que des sosies se baladent librement sur Terre sans que nous ayons vraiment conscience de leur existence et de leur nombre, ni planifié de les rencontrer un jour… Pour autant, et nous le comprenons assez vite heureusement, ces doubles, fantasmés ou pas, n’en sont pas vraiment. Notre unicité est sauve ! Un peu comme avec les premières dix images de cette série à double fond, pur exercice de mathématique combinatoire à la difficulté croissant avec la pratique photographique, images souffrant de ce que nous pourrions appeler « photonymie », dont les formes les plus avancées conduisent inexorablement à des rencontres fusionnelles aussi étonnantes que foisonnantes entre des lieux, des moments, des personnes qui ne se sont évidemment jamais réellement croisés ailleurs que dans mon passé.

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E6 en C41

Les initiés comprendront instantanément, les autres penseront un moment à une étrange partie de bataille navale… Pour ceux-là, direction 1999. Faisons comme si une époque était aussi un lieu. Une partie de la population mondiale – ok, juste moi – découvre Compay Segundo, Eliades Ochoa, Ry Cooder, Ibrahim Ferrer, Omara Portuondo et quelques autres grâce au documentaire de Wim Wenders, Buena Vista Social Club, du nom du groupe de musiciens post-soixantenaires pré-cités qu’il suit, en réalité d’une mythique boîte de nuit près de La Havane fermée après la révolution cubaine. Je suis quasiment certaine que la simple lecture de cette dernière phrase a fait remonter des profondeurs de votre mémoire les premières notes de Chan Chan, de Silencio ou de Dos Gardenias, que vous êtes peut-être même en train de vous dandiner tout en partant en quête du compact disc que vous aviez acheté à l’époque pour l’écouter à nouveau avec une pointe de bonheur et une once de nostalgie de ce temps où vous étiez encore plein d’insouciance… La bande originale du film nous a en effet accompagnés et fait danser des mois durant, sans relâche et sans sensation de saturation. Ce petit miracle a récemment été reproduit avec Sugar Man de Malik Bendjelloul, qui retrace avec malice et un art certain de la manipulation, la vie de Sixto Rodriguez.

Si, comme tout le monde, j’ai évidemment été transportée par la musique en découvrant le film de Wenders, ce sont surtout les couleurs qui m’ont sauté aux yeux. Vives, contrastées, légèrement passées. Je suis immédiatement tombée amoureuse de cette manière de montrer et de rehausser la vie, quand bien même, en contrepartie, elle en effaçait les détails. Une question m’a alors taraudée pendant tout le film : est-il possible d’obtenir ces teintes en photographie ? En sortant de la salle les yeux pétillants, c’est la première que je pose aux spécialistes qui m’accompagnent. Elle résonne alors comme une question bête, triviale. Heureusement, la réponse est toujours plus importante que le ridicule, temporaire. « Oui, en faisant de l’E6 en C41 ! » Je n’y comprends strictement rien mais mon visage s’éclaire. Moi aussi, je veux faire de l’E6 en C41. Ou traitement croisé pour être moins barbare et encore. En somme, cela consiste à traiter une pellicule diapositive dans les bains chimiques d’un film négatif. Un autre monde assurément. L’adoption du procédé se traduit par trois recommandations : la scène à photographier doit déjà être contrastée, idéalement bien éclairée et colorée. Ainsi cette photo, qui vient donc de loin (pas dans l’espace, mais le temps), fait-elle partie de mes premiers essais en la matière… Aujourd’hui, il suffit de choisir le filtre adéquat sur son appli photo préférée pour obtenir le même résultat. C’est assurément très pratique d’avoir tout à portée d’index, mais, et je ne me sens pas rétrograde en pensant cela, je préfère de loin la magie de la découverte à l’ancienne… Sans elle, cette histoire n’aurait tout simplement pas existé.

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Myopie passagère

Inutile de vous frotter les yeux, cela ne vient pas de vous, même si vous n’êtes peut-être pas encore complètement réveillé ou si vous n’avez toujours pas chaussé votre paire de lunettes. Cela m’arrive parfois… De faire volontairement des photos floues – ce qui est différent que de savoir qu’une photo va être floue avant même de la faire comme j’ai pu l’exposer récemment dans Précis d’imprécision. Ces flous voulus, je ne les double pas systématiquement de leur version nette. Pourtant, rien de plus simple aujourd’hui avec les logiciels de retouche que de le faire a posteriori. Il s’agit donc là d’un vrai choix. Une simple illustration, à mes yeux, de la vie de myope non équipé (avant 1440 donc) et de la distorsion avec laquelle il perçoit alors son environnement.

Pourtant, cette fois-là, j’aurais peut-être mieux fait de céder à la netteté. J’aurais certainement fait des heureux… Quelques minutes après avoir pris la photo de cette jolie famille en train d’être photographiée, certainement après ce que l’on imagine sans peine être un mariage, tardif par ailleurs, un homme s’est en effet approché lentement mais sûrement du photographe officiel. Ils ont parlementé quelques minutes à l’issue desquelles j’ai vu le photographe, dépité, se pencher vers son boîtier pour effacer une à une toutes les photos qu’il venait de prendre, sans autorisation manifestement, devant le très populaire Musée de la Motown où l’on ne badine pas avec le droit d’auteur…

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Les non-dits

Une photographie peut s’appréhender comme une énigme à résoudre, ou plus simplement une enquête à mener. Une photographie sème des indices partout dans l’image pour nous aider à déterminer qui, à savoir quand, à deviner où, à se figurer quoi… Avec un peu d’imagination, même un petit bout de ciel bleu peut en dire long, en particulier sur son universalité. Que dire alors de celle-ci, aux allures de nature morte, chargée d’une multitude de signes ? Dans un premier temps, ce qui s’impose. Une maison où le bois est a priori prépondérant. Une maison d’un certain âge aussi, ce que confirme la facture de la fenêtre. Fenêtre dont les vitres embuées suggèrent, d’une part une mauvaise isolation, et d’autre part, une grande amplitude thermique entre l’intérieur et l’extérieur. Extérieur où l’on devine une autre bâtisse, ce qui laisse penser que cette maison n’est pas totalement isolée. Rapprochons-nous un peu plus. Si la figure humaine est absente de l’image, tout ce qu’elle présente témoigne pourtant de sa présence. De la vaisselle – mode cantine de notre enfance – et des couverts retournés, qui pourraient être en train de sécher, donc lavée à la main faute de lave-vaisselle ; des oeufs dans un bol, un couteau près d’un pain, des coquetiers, un filtre à café… Tout semble indiquer que cette image a été prise après un petit-déjeuner, petit-déjeuner qui a potentiellement réuni six personnes… Des amis en vacances dans une vieille maison familiale et rustique située dans un petit hameau ?

Pourquoi pas ? C’est, en tout cas, ce que semble dire l’image. Heureusement, comme c’est le cas pour nous, une image ne se résume pas à ce qu’elle énonce. Et ce qu’elle ne dit pas précisément, notamment, c’est le où. Là se crée la légende. Celle que conte l’auteur. Et cette scène qui, par certains côtés, semble venir d’un autre temps vient surtout d’un autre monde. A des milliers de kilomètres d’ici – information bien relative quand on ne sait pas à quoi fait référence la notion d' »ici ». Ceci dit, dans ce cas précis, où que soit cet « ici », ce « là » en reste à des milliers de kilomètres. Cette photographie vient donc d’un endroit extrêmement isolé dans le monde. Ce ne peut être qu’une île. Kerguelen, la bien nommée. Et cette bâtisse, loin d’être une maison familiale, n’est autre qu’une des rares maisons préservées de l’ancienne station baleinière de Port Jeanne-d’Arc créée au tout début du 20e siècle par les frères Boissière du Havre avec l’aide d’ouvriers norvégiens qui s’y connaissaient en cétacés et en huile de baleine, utilisée à l’époque pour l’éclairage. La colonie l’a abandonnée à son triste sort au début des années 20, et depuis quelques décennies, les hivernants s’y installent pour des missions de terrain de quelques jours entourés de fantômes de machineries rouillées couinant par grand vent… Des missions parfois assez surréalistes comme de compter les chats vivants encore dans les environs. Des chats eux-mêmes introduits au temps des baleiniers et qui, au fil du temps, se sont adaptés aux dures conditions de vie de cette île où les petits-déjeuners ne sont donc jamais anodins…

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Du grain à moudre

Les voyez-vous, vous aussi ? Non ? Si, si, rapprochez-vous. En se concentrant un peu, en allant au-delà de l’évidence, on ne voit que ça. Des petits points. Plus ou moins foncés. Partout dans l’image, sur l’image. En fait, ils font l’image. Ils sont l’image. Ces petits grains. Par millions. En réalité, des amas de grains car les grains d’argent eux-mêmes sont bien trop petits – quelques micromètres – pour être discriminés à l’œil nu. Les voir se révéler ainsi, au détour d’un énième voyage dans le temps, donne une étrange impression. Celle de faire face à quelque chose d’un peu vaporeux, de non délimité franchement. Disons-le carrément, de flou. Et zoomer dans l’image ne fait qu’alimenter le doute. La machine, en l’occurrence un scanner, connaîtrait-elle un dysfonctionnement ? Les réglages seraient-ils mauvais ? Le négatif, altéré ? Rien de tout cela évidemment ! D’ailleurs, il y a 20 ans, cette interrogation n’aurait même pas existé, et ces grains seraient passés totalement inaperçus, tout en étant visibles bien sûr.

Mais aujourd’hui, aujourd’hui, malgré le chaos qui le caractérise, le monde n’a jamais été aussi net. Enfin, le monde… Sa représentation plutôt. En numérique, faut-il le préciser. Archi net, ou plutôt « accentué » comme on le dit dans le jargon, mot que le propos du jour m’invite presque à décomposer en « accent tué », l’accent, incarnant ici cette charmante singularité conférée par le « grain », cette imperfection de la forme et du fond. En quelques années, notre œil s’est ainsi habitué à voir des images à la netteté exacerbée, qui donne la sensation d’avoir 14/10 à chaque œil. Où tout semble découpé au couteau. D’où rien ne peut s’échapper car enfermé dans une forme aux contours hermétiques, là où avec les grains, on pouvait imaginer une certaine liberté, une certaine fluidité dans l’image. Comme si elle pouvait devenir autre chose à tout moment… L’ultra-netteté fige tout de façon artificielle. Ceci n’est pas de la nostalgie. Simplement un double constat : non seulement, cette définition n’est ni humaine ni naturelle, mais mécanique et le fruit de savants calculs mathématiques ne laissant rien au hasard, mais surtout, nous l’avons adoptée au point de l’ériger en norme et, par conséquent, de nous interroger sur la qualité – et donc la valeur – d’une image argentique pourtant plus proche de la réalité. Ce glissement d’appréciation, symptomatique d’un autre rapport au monde, distancié et en partie bercé d’illusion, me chatouille l’esprit et me bouscule…

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