Et réciproquement. Pendant quelques minutes, cette baigneuse vespérale demeure là, face à l’horizon, figée, les pieds rafraîchis par le va-et-vient de la mer descendante. Autour d’elle, les vagues prennent aussi leur temps, s’allongent sur le sable, s’enroulent élégamment. Elle est seule, dans sa bulle de contemplation, enrobée par le doux mais incessant bruit du ressac. Trois mètres derrière elle à peine, un tumulte dont elle n’a, il faut l’espérer, que vaguement conscience. Une balade post-dînatoire organisée : des joggers, des familles entières ou partielles, des badauds, bavards, se croisant et se décroisant sur la digue, et s’émerveillant devant les deux trois courageux qui osent encore se mouiller à cette heure avancée et venteuse de la soirée.
Quelque part sur des rails. En mouvement. Temps en suspens. Une libération en quelque sorte. On se laisse transporter avec la conscience de n’y être pour rien. Temps à soi. Un paradoxe : le temps s’arrête alors que tout bouge autour… Occupations passagères : lecture, écoute partagée de musique, visionnage de film, écriture, discussion, sieste, méditation, ou encore, contemplation du paysage qui défile plus ou moins vite selon l’endroit où se porte le regard…
La vitesse uniformise tout, transforme ce qui est proche en lignes dansantes, mais épargne les formes lointaines qui demeurent des arbres, des maisons, des tracteurs, des vaches… Le soleil aveugle, le rideau abaissé limite ses ardeurs. Nouvelle transmutation. Après les traits monochromes, les points irisés. Redécouverte d’un monde en pointillé.
Notre mémoire est-elle faite d’images partielles comme celle-ci, de foules de souvenirs s’effaçant avec le temps et remplacés progressivement par du vide, par du blanc ? Et que reste-t-il, finalement, de ce blackout inéluctable mais salutaire ?
A certaines heures de la journée, à certaines périodes de l’année, à certains instants de ciel dégagé, le macadam se peuple de formes difformes, allongées et parfois tronquées… Le spectacle ne dure que quelques minutes durant lesquelles la surface supplante le volume. La valse des ombres a sonné, indiquant toutes la même direction, celle du coucher.
Mais laquelle ? Celle scotchée à tout œil de touriste moderne qui se respecte (oui, oui, je ne suis pas très bien placée pour écrire cela…), ou celle qui siège au dessus de notre cou et nous fait réciter La cigale et la fourmi 40 ans après l’avoir apprise ? La première, caméra ou appareil photo, nous permet de capter et d’immortaliser tout ce que nous voyons, sans aucune sélection. On enregistre, on compile, on ne loupe rien, dans l’espoir de pouvoir « y retourner » plus tard, comme si on y était à nouveau. Mais, dans ces conditions, y est-on vraiment allé ? La machine – si noble soit-elle – se pose comme un filtre au champ réduit entre la vie et ce que l’on pourrait ressentir en se laissant traverser par les émotions, en la vivant vraiment. Pas de mémoire vive, mais une mémoire fictive. Virtuelle.
Les modes d’enregistrement, de captation, de recherche et de conservation des informations – images, sons, textes, numéros, adresses, moteurs de recherche… – ont tellement explosé que solliciter sa mémoire devient obsolète. A l’opposé, il y a ceux qui ne se fient qu’à leur deuxième boite. C’est le cas dans cette librairie malouine, une institution. De prime abord, un véritable capharnaüm : il y a à peine de quoi se faufiler entre les piles et étagères de livres… Un chaos total dans lequel on n’imagine rien retrouver sans au moins une lampe frontale, une bouteille d’oxygène et quelques heures de patience. Et pourtant, demandez un ouvrage quelconque, mais pas quelconque, et les maîtres des lieux vous l’apporteront après quelques secondes. Juste le temps nécessaire pour localiser le livre dans la topographie tentaculaire qu’ils ont bâtie au fil des années et qu’ils maîtrisent à la page près. Ce sens aigu de l’orientation mêlé à une mémoire visuelle exceptionnelle impressionne. Et méritait bien une photo, pour se souvenir qu’il est beau de se souvenir sans artifice…
J’ai déjà évoqué mon attirance pour certaines scènes, paysages, ambiances, qui ont sur moi l’effet d’un aimant. Cette image illustre l’un de mes autres sujets de prédilection : les objets en décomposition. Ruines décrépies (pas antiques malgré tout), vélos rouillés, bâtiments abandonnés, tables empoussiérées… Ces choses, fabriquées et chéries en leur temps par les hommes, puis laissées en pâture au temps car elles ont a priori fait le leur, je les trouve très belles. A leur manière, elles continuent à vivre, même si cela se traduit par des déchirures, des effondrements, des salissures. J’ai une tendresse infinie, que je ne m’explique pas encore, pour ces choses qui, en se décomposant, recomposent quelque chose de neuf. Probablement car elles sont chargées d’histoire et d’histoires.
A l’instar de cette ancienne buvette de piscine municipale finissant ses jours dans le jardin d’un château trois étoiles, nouveau propriétaire du terrain qui a pris soin de ne pas détruire ce qui, pourtant, pourrait gâcher la perspective de certains visiteurs. Il suffit de fermer les yeux quelques instants pour voir des enfants débouler en criant, d’autres faire des bombes dans la piscine et provoquer l’ire des liseuses alentour éclaboussées, des ados jouer au volley sous les arbres ; il suffit d’ouvrir les pavillons pour entendre les oiseaux chanter, les bébés gazouiller, l’eau gicler, les feuilles s’agiter, les citronnades couler, les mots s’échanger. Souvenirs de moments non vécus…
Tout cela n’est que le miroir de notre cheminement naturel. On naît, on grandit, on vieillit en fait. Mais ce mot, on préfère le garder pour plus tard, comme pour mieux conjurer le sens de la vie. Nos souvenirs sont ce qui reste. On met nos vieilleries de côté, dans notre champ de vision, mais pas trop, pour pouvoir les oublier de temps en temps. Et paradoxalement, on invente chaque jour de nouveaux moyens de contrer la flèche du temps, de faire durer plus longtemps (pas les objets, ce serait contraire aux principes économiques régulant nos sociétés occidentales et fondés sur la consommation à outrance), et d’effacer les stigmates de l’âge. Cela a quelque chose de triste. Comme une négation de ce qu’est intrinsèquement l’Homme. Heureusement, la réhabilitation des lieux désertés a la côte. Le début d’une deuxième vie pour certains… Quid de celui-ci ?
Mystère matinal post-canicule : les hommes, tout du moins, leurs cages métalliques, ont disparu de la circulation ! Je ne vois que deux solutions : soit elles ont pris leur indépendance, profitant de la nuit pour s’évader silencieusement au point mort ; soit les hommes les ont emportées loin de toute civilisation… pour la recréer ailleurs. L’une comme l’autre, désertion totale synchronisée. Il y a peu d’occasion pour l’urbain de voir une chaussée aussi nue ! En temps normal, un vrai paradis pour le travailleur exténué et ayant encore une épreuve à remporter pour achever sa journée, trouver une place où caser sa boite à roulettes.
Mais, le travailleur exténué faisant lui-même partie de ces déserteurs estivaux, il ne pourra goûter au bonheur typiquement francilien de n’avoir que l’embarras du choix pour se garer. En échange, en revanche, il restera piégé des heures durant, avec famille, chat et peluches, sur des routes congestionnées, comme si tout le monde s’était téléphoné pour partir au même moment. La ville ne se laisse pas abandonner ainsi ! S’ouvre alors une période de grâce pour les non motorisés, piétons, cyclistes et autres libérés : la rue est à eux. Les exaspérés du trop-de – bruit, monde, monoxyde de carbone – vont enfin pouvoir retrouver la ville qu’ils aiment, une ville où l’on peut respirer sans craindre l’infection pulmonaire ; une ville animée, mais pas par la fatigue et l’impatience qui en découle ; une ville au pouls rapide, mais qui laisse à chacun le soin de vivre au sien ; finalement, une ville où l’homme n’est pas qu’un morceau quelconque de masse humaine mais où il a sa place en tant que personne.
Nouveau duo pris en flagrant délit de mimétisme sur un stand de fripes concluant les Puces du Design ! Celui-ci est sans doute même plus impressionnant que le cas des cosmonautes en tenue blanche que d’aucuns ont déjà baptisé de frères Bogdanov… Ces deux dames ne se connaissent pas. Séparées par un mur de robes, vestes, cravates et chapeaux d’un autre temps, elles ne se voient pas non plus. Elles ne parlent d’ailleurs même pas la même langue, ce qui ne transparaît pas ici mais permet de couper court à toute hypothèse de transmission de pensée.
Malgré tout ce qui les sépare, tout finit par les rapprocher. En premier lieu, ce goût des fripes, les portant à se vêtir d’ensembles légèrement surannés, mais bizarrement, tous deux tachetés (et non à jeter, pour les lecteurs rapides), l’une étant ancienne dompteuse de fauves, l’autre ancienne hôtesse de l’air. Peut-être ont-elles d’ailleurs partagé un vol vers le Kenya sans le savoir ! Bref… Ensuite, la synchronisation de leur mode de pensée et d’action face aux reliques présentées. D’abord, jeter un rapide coup d’œil à l’étal ; ensuite, repérer l’objet convoité et s’en approcher ; enfin, le saisir entre les mains en baissant légèrement la tête pour voir comment il s’accorde avec le reste. La suite n’a pas beaucoup d’importance (la dompteuse de fauves reposera le collier de perles et l’hôtesse de l’air sera rejointe par une collègue), mais la boite a enregistré ces quelques secondes de connexion involontaire entre ces deux inconnues, les unissant à jamais malgré une probabilité quasi nulle qu’elles échangent un jour volontairement. Comme quoi, nous ne sommes jamais vraiment très différents de nos voisins…
Notre mode de vie occidental pris entre quatre murs sur les boulevards intérieurs : interdiction formelle de s’arrêter sinon on vous le fait payer, chantier, rétrécissement de chaussée répétés à l’envi, comme si nous n’avions pas compris que ce monde allait vite, que cette vitesse faisait de notre vie un véritable chantier, et que ce chantier – en plus de nous mettre constamment en retard – nous conduisait inéluctablement à occulter un certain nombre d’envies, de besoins, de rêves…
Fort heureusement, ce n’est pas une fatalité : certaines personnes réussissent à vivre hors de ce modèle et ne s’en portent pas plus mal, bien au contraire ! On les voit, de temps en temps, traverser la rue sereinement, le pas léger, les bras ballants, la tête haute, protégées par leur cocon triangulaire et entourées d’un bleu réconfortant. Les passerelles entre les deux modèles existent-elles ou les hommes sont-ils définitivement scindés en deux catégories ?
Métaphore de bord de mer… Vivre, n’est-ce pas avoir encore à l’esprit ce qui s’est passé, et ce qui fait notre instant, notre présent, ce moment où nous sommes vraiment là, tout en anticipant ce qui va se passer ? Parfois, la trajectoire change en cours de route. De petits décalages en émergent. On s’éloigne, on se rapproche de soi, un peu comme la marée de la terre. Un vrai jeu de cache-cache à découvert…
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Un tour du Soleil en duos : 6e année en cours
Pour (re)découvrir en un clin d’œil et sur une seule page les micro-histoires photographiques publiées en ces lieux virtuels :
- entre le 22/02/2010 et le 22/02/2011, voici Un tour du Soleil en duos…
Le réveil sonne. Doucement mais sûrement. Je l’éteins rapidement pour ne pas me faire remarquer. La chambre est encore plongée dans la pénombre et le monde dans un silence bienveillant. Il n’est pas encore 6h et le lit dont je viens de m’extraire se trouve dans une grande maison de bois entourée de pins Douglas […]