Vous vous êtes sûrement déjà senti bassement trahi par votre téléphone, soi-disant intelligent, ou bien votre tablette, en relisant le texte, le texto, le mail que vous veniez d’envoyer et en réalisant qu’il était tout bonnement incompréhensible car des mots, que vous n’aviez ni pensé ni écrit, s’étaient subrepticement glissés dans vos phrases bien ficelées… Dans le meilleur des cas, cela provoque l’hilarité du destinataire de votre prose qui vous répond par quelques points d’interrogation ou un smiley, selon son âge. Au pire, ces messages involontairement cryptés créent des malentendus malencontreux et des incidents diplomatiques.
La faute à cette fichue saisie prédictive qui croient nous aider en nous suggérant des mots dès les premières lettres tapées, que nous validons sans nous en rendre compte alors que nous avions autre chose en tête, ou nous en impose d’autres quand les nôtres ne figurent pas dans son dictionnaire évolutif. Cela me donne parfois l’impression d’avoir à faire à un enfant de 2 ans apprenant à marcher, et donc à surveiller en permanence de peur qu’il ne tombe dans les escaliers, se heurte au coin d’une table basse en marbre, ou se rattrape à un rosier chargé d’épines pour amortir sa chute…
Il y a différentes façons de s’imprégner d’une nouvelle ville. J’entends par là, d’une ville où l’on met les pieds pour la toute première fois toute toute. Tout dépend évidemment de la ville. Certaines résistent aux voyageurs, ne se livrant vraiment qu’au bout de quelques jours, voire plus. D’autres, au contraire, ne leur laissent absolument aucun répit : elles leur sautent à la gorge, au cœur et au corps, les arrachent à leur torpeur de décalé temporel, les inondent de leurs odeurs, de leurs lumières, de leurs bruits, de leurs flux, de tout cela à la fois et en même temps.
Calée au creux d’un carrefour, je me laisse emporter de longues minutes, je suffoque de tant de pollution directe ; je sursaute en suivant les chassés-croisés motorisés ; je me frotte les tempes qui tambourinent ; je cligne des yeux, irrités. Je suis clairement agressée de toutes pores et pourtant, je n’arrive pas à décoller. Je n’arrive pas à m’exfiltrer de cette atmosphère envoûtante. Et reste plantée là, à observer. En réalité, je me sens littéralement hypnotisée par ce mouvement perpétuel qui, par définition, n’offre aucune accalmie. Je suis du regard ces vies qui filent et qui défilent sans se laisser impressionner car c’est ainsi que passe le temps, ici.
La déclinaison magnétique de la Terre, ça vous parle ? Non ? Vous le sauriez si vous l’aviez déjà rencontrée car elle vous aurait probablement joué des tours. C’est en tout cas en me trompant que j’ai fait sa connaissance. Reprenons au début : une main d’humains en bottes, chargée de nourriture pour une semaine, s’apprête à lever l’ancre. Sa mission : compter, sur un territoire défini, les albatros qui couvent et le nombre d’œuf – soit 1 soit 2 – sous chacun d’eux. La zone à explorer, proche de l’océan, n’est qu’à 3h de marche de la base. Un terrain simple, sans relief ou si peu, et sans surprise. Une promenade de santé en quelque sorte.
La main est insouciante et marche d’un pas décidé vers l’objectif, guidée par l’usage combiné d’une carte IGN et d’une boussole. A l’ancienne donc. Mais au bout de 3h, point d’horizon en vue ; a fortiori, pas d’océan ; a double fortiori, pas de cabane ; a triple fortiori, pas d’albatros ; à quadruple fortiori, la poignée commence à s’interroger. Aurait-elle manqué un virage ? Non, c’est tout droit, un chemin sans aucun obstacle. Aurait-elle alors manqué un virage ? Non, toujours pas. La main poursuit sa route, convaincue que l’estimation des 3h était trop optimiste. Un crachin doublé d’une légère brume effaçant le peu de volume présent l’accompagne après 4h de marche, toujours pas d’horizon, mais une lassitude dans les jambes et puis, quand même, une petite angoisse qui grandit. La main serait-elle perdue ? Alors qu’elle a suivi scrupuleusement la route tracée sur la carte et respecté les ordres azimutés de la boussole ? La base est injoignable. Et il n’y a absolument aucun repère à 20 km à la ronde, aucun mont répertorié sur la grande feuille dépliée même s’il en existe un, en vrai, là, au bout. 5h. La main a perdu le sens de l’humour. Elle se demande déjà comment elle va bien pouvoir résister au froid de la nuit. La main se tait. De ce silence lourd et pesant qu’une mouche ne pourrait même pas briser puisqu’il n’y en a pas. Jusqu’à ce qu’un doigt se lève, timidement mais avec l’assurance de celui qui sait avoir raison : « On a oublié la déclinaison magnétique de la Terre ! ».
La revoilà donc. La déclinaison magnétique – rien à voir avec un cours de physique latine – est l’angle entre la direction du Nord magnétique – celui qu’indique la boussole – et celle du Nord géographique – celui des cartes. Et oui, il y a 2 « Nord ». Or, si le Nord géographique est relativement stable, le magnétique souffre, quant à lui, d’une bougeoïte aiguë. Il dépend en effet de l’endroit où l’on se trouve et de la date à laquelle on a besoin de savoir où il se trouve. Et là, sur cette île coincée entre l’Antarctique et La Réunion, elle avoisine les 18°. Peut-être un peu plus, peut-être un peu moins. Le doigt salvateur résume la situation : la main a, dès le départ et pendant 5h, marché avec une erreur de 18°… Dès lors, la main comprend plus facilement l’absence d’océan, de cabane, d’albatros. Et si elle comprend aussi rapidement qu’elle ne va pas les voir de si tôt, elle repart aussitôt d’un bon pas et plein d’optimisme. C’est que la nuit va bientôt tomber et que les repères visuels font toujours défaut. Après 3h de progression, la main tombe sur une grande étendue d’eau. Impossible, à cause de la brume, d’en voir la fin. Serait-ce enfin l’océan ? Un doigt, un autre, se baisse vers la surface et en extrait quelques gouttes, qu’il goutte : « Elle est douce ! ». Mazette ! Ce n’est donc pas l’océan. Chute de tension collective. Mais tout n’est pas perdu : le lac est sur la carte. Au cours de cette journée, la main n’a jamais su avec autant de précision où elle était véritablement… C’est-à-dire très proche de l’océan, de la cabane, des albatros…
Je m’en souviens parfaitement… Quand j’ai passé l’angle de la forteresse et que j’ai aperçu cette Mercedes blanche garée en travers du quai, alors même que les voitures y étaient interdites, j’ai marqué une pause. Comme un réflexe face à un potentiel danger. Un signal transmis à mon cerveau pour évaluer la situation avant qu’il ne soit trop tard. Mille complots avaient déjà pris forme dans mon esprit fertile. Je m’étais fait mon film. Extérieur jour. Lumière grise. Voiture de truands. En poursuivant mon chemin, j’imaginais me retrouver face à des trafiquants, au hasard, de drogue, ayant choisi cet endroit isolé pour finaliser une grosse transaction à l’abri des regards. Sauf que j’étais là. Je ne sais pas exactement ce qui a induit cette pensée soudaine et incongrue mais cet arrêt préventif m’a paru interminable… Après avoir vérifié 12 fois que la voiture était vide, qu’il n’y avait personne en contrebas, et m’être demandé autant de fois s’ils n’étaient tout simplement pas de l’autre côté du mur, j’ai pris mon courage à deux mains et je me suis avancée lentement vers la voiture, prête à détaler à l’opposé si nécessaire. C’était bien entendu ridicule car il n’y avait personne d’autre que moi et mes peurs déplacées sur cette péninsule de pierre…
On dirait une faille. On dirait une faille dans une montagne. On dirait une faille dans une montagne de crème chantilly. On dirait une faille dans une montagne de crème chantilly et dans laquelle on aimerait. On dirait une faille dans une montagne de crème chantilly dans laquelle on aimerait plonger sans fard et sans peur. On dirait une faille dans une montagne de crème chantilly dans laquelle on aimerait plonger sans fard et sans peur mais personne n’est dupe. On dirait une faille dans une montagne de crème chantilly dans laquelle on aimerait plonger sans fard et sans peur mais personne n’est dupe car chacun sait qu’il s’agit. On dirait une faille dans une montagne de crème chantilly dans laquelle on aimerait plonger sans fard et sans peur mais personne n’est dupe car chacun sait qu’il s’agit plutôt de crème glacée.
C’est seulement après avoir repris mon souffle, d’abord coupé par l’ascension continue puis par la beauté du lieu qu’elle dévoile, que je laisse remonter une vieille antienne à la surface : quelle perception du monde et des autres peuvent – ou veulent – avoir des personnes ayant décidé de vivre – certes ensemble mais en comité restreint – dans des endroits aussi isolés du monde et des autres, et aussi difficilement atteignables ?
Là, ce soir, alors que l’hiver prend ses marques, assez trivialement, j’avais envie de chaleur, de lointain, de couleurs et de clichés plus vrais que nature…
Cette image me fait un peu l’effet d’une étiquette de pull retournée et dépassant du dos de mon interlocuteur… Il a beau me dire des choses passionnantes, je suis absolument incapable de l’écouter vraiment et de prendre part à la discussion tant je suis obnubilée par ce stupide bout de tissu, que je regarde nerveusement sans pouvoir le remettre en place, c’est-à-dire le cacher. Ainsi, face à cette photographie aux entrées pourtant multiples et sources d’autant de récits – le trio formé par le cycliste et les deux passants en arrière plan marchant dans des directions opposées, la vieille dame au passage piéton avec ses lunettes de soleil, le reflet d’un immeuble de verre en plein cœur d’un autre immeuble moderne en toile de fond, la répétition à l’infini d’une même affiche sur le mur, l’abondance de la neige… – , mon regard converge systématiquement vers ce mot peint en blanc sur le mur bleu, comme à coups de sauts de peinture. M. O ?. A. L. ? Je passe en revue toutes les lettres de l’alphabet pour tester des mots compatibles avec ce que je peux voir de la troisième lettre ; je me hisse même sur ma chaise comme si l’image n’était pas figée et que je pouvais voir par dessus le mur… Mais, sans réponse satisfaisante, je ne vois plus rien d’autre que cette énigme parasite. Et obstinément, je continue à chercher.
Nous sommes d’accord, il s’agit bien là de sapins, qui plus est lâchement abandonnés après parfois deux mois de bons et loyaux services, et non pas de clémentines. Je vous demanderai donc de faire un petit effort d’imagination et de remplacer, mentalement simplement, ces sapins de Nordmann verts par de belles clémentines de Corse oranges. Simplement, gardez le sachet, il est important.
Je me suis donc aperçue, à la dernière saison des clémentines, que j’avais un comportement étrange face à l’étal. J’ai fini par lui donner un nom : le paradoxe de la clémentine. De quoi s’agit-il exactement ? Sachez que je ne suis pas du genre à plonger la main dans la montagne d’agrumes pour déverser le tout dans un sachet plastique que j’aurais mis 2 minutes à ouvrir tout en pestant. Non, mes clémentines, je les choisis l’une après l’autre, comme si j’étais déjà en train de les manger. J’écarte bien évidemment les abîmées, les écrasées, les attaquées, les gâtées et en repère quelques unes du regard en veillant à ne sélectionner que celles dont la peau colle à la peau. Les meilleures, dit-on. Ce premier balayage m’a généralement permis d’ouvrir le sachet sans m’énerver et je peux alors y déposer tranquillement les clémentines à fort potentiel après une ultime vérification consistant la plupart du temps à les retourner dans un sens puis dans l’autre. Pourtant, alors que cette sélection raisonnée ne laisse absolument aucune place au hasard, je glisse systématiquement dans ce sac une clémentine emmitouflée dans un bout de papier publicitaire à propos de laquelle j’accepte de ne rien savoir quant à son état de santé. N’est-ce pas un brin paradoxal ?
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Un tour du Soleil en duos : 6e année en cours
Pour (re)découvrir en un clin d’œil et sur une seule page les micro-histoires photographiques publiées en ces lieux virtuels :
- entre le 22/02/2010 et le 22/02/2011, voici Un tour du Soleil en duos…