Photo-graphies et un peu plus…

Non, non, ce n’est ni une erreur, ni un oubli, ni une blague… Ce rectangle, qui accueille habituellement une image, une vraie, est vide, blanc comme la neige pas encore foulée ou comme une feuille sans inspiration. Il ne s’agit ni de lune ni de loutre. Ce cadre est vide mais, en réalité, il est plein. Plein d’une catégorie très particulière de photographies : celle des photos pas faites (ou PPF, prononcer ppf comme un pff de dépit). Les raisons sont aussi nombreuses que les pétales d’une rose rouge : appareil oublié ou laissé sur la table du salon pour une fois, manque de réactivité, lumière insuffisante, panne de batterie, plus de pelloch (dans l’ancien temps), manque de courage, d’audace, respect de l’autre, que sais-je.

La ppf, c’est un peu comme la malédiction du coup de genou dans le coin gauche de la table basse décidément très mal placée. C’est un truc qui nous arrive inévitablement sans que l’on puisse prévoir quand exactement, qui ne fait pas toujours trop mal sur le moment, mais qui, au bout de quelques secondes, déclenche une douleur aiguë qui se propage dans tout le corps. Pour résumer, on déteste. Car forcément, cette photo pas faite est celle que l’on aurait aimé faire, celle qui aurait été hissée dans le top 5 des photos de l’année en cours.

La photo pas faite est une photo parfaite, parce que, justement, on ne peut que l’imaginer. Ce qui révèle un autre avantage de la ppf : elle ne s’oublie pas, contrairement à toutes celles que l’on a faites, que l’on a quelque part, sur un support virtuel ou réel, et que l’on s’autorise à effacer de notre mémoire car on sait que l’on peut la réactiver en ouvrant un album ou un dossier. La photo pas faite, on la garde en soi comme un coffre dont on serait le seul à avoir la clé, on la préserve comme un tableau de maître, on la regrette comme un match injustement perdu, et lorsque l’on réalise que l’on est en train de ne pas faire une photo, toutes les photos pas faites viennent défiler sur un écran virtuel situé à 5 cm de nos rétines éplorées.

Là, présentement, j’ai trois ppf derrière mes yeux clos. Ce qui signifie qu’il y a eu un récent épisode de ppf. Cet après-midi en fait… La première du trio du jour remonte à quelques années. Direction le Sri Lanka, sur la côte sud. L’océan indien à quelques mètres. Le village vient d’être lessivé par une grosse averse. Les gros nuages, vêtus d’un camaïeu de gris, sont progressivement chassés du village par le vent, tandis qu’un soleil bas, mais plus fort que jamais, réussit à se faire une place dans ce ciel encore chargé. Ses rayons viennent faire briller les feuilles arrosées des palmiers, miroiter le bitume des routes, éclater le blanc des murs, réfléchir les pare-brises des tuk-tuk, vaciller les couleurs des saris… Une splendeur. J’ai laissé mon appareil sur la table. Une deuxième, il y a quelques mois. Paris. Dans un bus, dans la circulation à Saint Michel. Il y a du monde, je suis coincée debout, près d’une vitre. Regardant en direction de la cathédrale Notre Dame, je vois arriver une voiture décapotée, avec, religieusement posé à cheval entre les sièges arrière et avant, un grand crucifix, renvoyant des petites étincelles de lumière à cause du soleil, et le Christ tourné vers le ciel, quand même. Et au volant, un homme en noir, un abbé médiatique, le plus médiatique d’entre eux. Là, devant moi, une décapotable, un crucifix, un abbé au volant, la cathédrale en arrière plan. Une conjonction d’éléments tellement parfaite que photo pas faite. Ppf. Manque de réactivité. Et là. Vieille ville. Où l’on offre, moyennant finance hein, des tours du quartier à bord d’une calèche tractée par deux beaux chevaux. Bien assis dans le fauteuil, un couple de personnes âgées regardant distraitement à gauche et à droite. C’est surtout lui qui accroche mon regard : bien portant, visage rougi, cheveux blancs et surtout une très longue et touffue barbe blanche. Calèche (ou traîneau, c’est un peu pareil), instantanément, je pense au Père Noël (que dis-je, je dis « Père-Noël ? » à voix haute), en repérage incognito avec Mère Noël. Mais je l’ai reconnu ! C’était tellement flagrant que … photo pas faite. Plus assez de lumière ! Ppfffffff….

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Notre mémoire est-elle faite d’images partielles comme celle-ci, de foules de souvenirs s’effaçant avec le temps et remplacés progressivement par du vide, par du blanc ? Et que reste-t-il, finalement, de ce blackout inéluctable mais salutaire ?

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Mais laquelle ? Celle scotchée à tout œil de touriste moderne qui se respecte (oui, oui, je ne suis pas très bien placée pour écrire cela…), ou celle qui siège au dessus de notre cou et nous fait réciter La cigale et la fourmi 40 ans après l’avoir apprise ? La première, caméra ou appareil photo, nous permet de capter et d’immortaliser tout ce que nous voyons, sans aucune sélection. On enregistre, on compile, on ne loupe rien, dans l’espoir de pouvoir « y retourner » plus tard, comme si on y était à nouveau. Mais, dans ces conditions, y est-on vraiment allé ? La machine – si noble soit-elle – se pose comme un filtre au champ réduit entre la vie et ce que l’on pourrait ressentir en se laissant traverser par les émotions, en la vivant vraiment. Pas de mémoire vive, mais une mémoire fictive. Virtuelle.

Les modes d’enregistrement, de captation, de recherche et de conservation des informations – images, sons, textes, numéros, adresses, moteurs de recherche… – ont tellement explosé que solliciter sa mémoire devient obsolète. A l’opposé, il y a ceux qui ne se fient qu’à leur deuxième boite. C’est le cas dans cette librairie malouine, une institution. De prime abord, un véritable capharnaüm : il y a à peine de quoi se faufiler entre les piles et étagères de livres… Un chaos total dans lequel on n’imagine rien retrouver sans au moins une lampe frontale, une bouteille d’oxygène et quelques heures de patience. Et pourtant, demandez un ouvrage quelconque, mais pas quelconque, et les maîtres des lieux vous l’apporteront après quelques secondes. Juste le temps nécessaire pour localiser le livre dans la topographie tentaculaire qu’ils ont bâtie au fil des années et qu’ils maîtrisent à la page près. Ce sens aigu de l’orientation mêlé à une mémoire visuelle exceptionnelle impressionne. Et méritait bien une photo, pour se souvenir qu’il est beau de se souvenir sans artifice…

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Une image vaguement approximative, nettement floue… C’est un peu ce à quoi ressemblent ces lointains souvenirs que l’on traque parfois, en réalisant qu’ils sont bien peu nombreux à avoir passé les années… Et que finalement, l’on ne se souvient pas de grand chose de cette enfance ou de telle autre période de notre existence passée. Sont-ils malgré tout enfouis quelque part, prêts à jaillir à la moindre madeleine ? Dans des cartons peut-être ? Ceux-là même qui ont été conservés, par bonté, dans un placard du fond, dans un grenier poussiéreux de la maison familiale, et qui couvent lettres, cahiers d’école, dessins, cartes postales, bracelet, tickets de cinéma, peluches, cours, entrées de musée, rêves…

Même si on finit par les oublier, on sait qu’ils sont là, quelque part, à portée de main. Plus que de simples papiers, de simples gadgets, c’est véritablement notre histoire qu’ils abritent. C’est rassurant de savoir qu’il existe un amoncellement de ces petites choses très matérielles qui nous permettent de reconstituer ce que nous avons été. Elles sont l’antisèche de notre mémoire faillible. Tout se complique quand ces cartons sont désignés persona non grata. Deux solutions : soit on les emporte avec soi, pour préserver ces tranches de vie encore quelques années ; soit on décide de s’en séparer, car, objectivement, on se dit que ces « objets » n’ont jamais servi depuis qu’ils ont été placardisés et qu’il n’y a donc aucune raison qu’ils soient plus utiles aujourd’hui. Le premier choix nécessite de trouver, concrètement, de la place ailleurs. Le second nécessite d’en trouver en nous, à moins de nous couper à jamais d’une partie de notre vie. Et c’est une étrange sensation de réaliser qu’alors, cette mémoire partielle voire partiale sera notre unique moyen de nous souvenir de tout ce que nous avons fait et été.

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