Photo-graphies et un peu plus…

Je vous parle d'un temps...

A l’étranger, user des transports locaux est une façon parmi d’autres d’être au contact de la population, d’en savoir un peu plus sur ses us et coutumes, de partager un même rythme et des conditions de vie similaires. Savoir comment les gens se déplacent et se déplacer avec eux me semble en effet essentiel pour appréhender humblement un pays et en avoir une approche relativement authentique. C’est donc avec une réelle tristesse, un brin d’incrédulité et un peu de colère également, que j’ai récemment appris qu’étrangers et péruviens ne pouvaient plus partager les mêmes wagons – voire trains – pour se rendre à la station proche du Macchu Picchu… Comme si un voyage n’était qu’une succession de rencontres avec des lieux et non pas avec des personnes.

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Les portes du désert

Les premières heures passées dans un pays dont on vient juste de fouler le sol sont précieuses. C’est souvent au cours de celles-ci en effet que les plus grands étonnements surviennent, car c’est tout simplement la première fois que l’on y est confronté. Par exemple, je me souviens parfaitement de ma toute première traversée du désert en Namibie et de ces questions – une seule en réalité – qui ne m’ont pas quittée des kilomètres durant : « Pourquoi clôturent-ils le désert ? Pourquoi délimiter ces zones infertiles avec autant d’application ? Pourquoi, face à cet infini de sable, par ailleurs mouvant, vouloir à tout prix marquer son territoire ? Pourquoi l’homme ne peut-il s’empêcher de s’approprier une terre qui n’est finalement pas la sienne ? »

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Les non-dits

Une photographie peut s’appréhender comme une énigme à résoudre, ou plus simplement une enquête à mener. Une photographie sème des indices partout dans l’image pour nous aider à déterminer qui, à savoir quand, à deviner où, à se figurer quoi… Avec un peu d’imagination, même un petit bout de ciel bleu peut en dire long, en particulier sur son universalité. Que dire alors de celle-ci, aux allures de nature morte, chargée d’une multitude de signes ? Dans un premier temps, ce qui s’impose. Une maison où le bois est a priori prépondérant. Une maison d’un certain âge aussi, ce que confirme la facture de la fenêtre. Fenêtre dont les vitres embuées suggèrent, d’une part une mauvaise isolation, et d’autre part, une grande amplitude thermique entre l’intérieur et l’extérieur. Extérieur où l’on devine une autre bâtisse, ce qui laisse penser que cette maison n’est pas totalement isolée. Rapprochons-nous un peu plus. Si la figure humaine est absente de l’image, tout ce qu’elle présente témoigne pourtant de sa présence. De la vaisselle – mode cantine de notre enfance – et des couverts retournés, qui pourraient être en train de sécher, donc lavée à la main faute de lave-vaisselle ; des oeufs dans un bol, un couteau près d’un pain, des coquetiers, un filtre à café… Tout semble indiquer que cette image a été prise après un petit-déjeuner, petit-déjeuner qui a potentiellement réuni six personnes… Des amis en vacances dans une vieille maison familiale et rustique située dans un petit hameau ?

Pourquoi pas ? C’est, en tout cas, ce que semble dire l’image. Heureusement, comme c’est le cas pour nous, une image ne se résume pas à ce qu’elle énonce. Et ce qu’elle ne dit pas précisément, notamment, c’est le où. Là se crée la légende. Celle que conte l’auteur. Et cette scène qui, par certains côtés, semble venir d’un autre temps vient surtout d’un autre monde. A des milliers de kilomètres d’ici – information bien relative quand on ne sait pas à quoi fait référence la notion d' »ici ». Ceci dit, dans ce cas précis, où que soit cet « ici », ce « là » en reste à des milliers de kilomètres. Cette photographie vient donc d’un endroit extrêmement isolé dans le monde. Ce ne peut être qu’une île. Kerguelen, la bien nommée. Et cette bâtisse, loin d’être une maison familiale, n’est autre qu’une des rares maisons préservées de l’ancienne station baleinière de Port Jeanne-d’Arc créée au tout début du 20e siècle par les frères Boissière du Havre avec l’aide d’ouvriers norvégiens qui s’y connaissaient en cétacés et en huile de baleine, utilisée à l’époque pour l’éclairage. La colonie l’a abandonnée à son triste sort au début des années 20, et depuis quelques décennies, les hivernants s’y installent pour des missions de terrain de quelques jours entourés de fantômes de machineries rouillées couinant par grand vent… Des missions parfois assez surréalistes comme de compter les chats vivants encore dans les environs. Des chats eux-mêmes introduits au temps des baleiniers et qui, au fil du temps, se sont adaptés aux dures conditions de vie de cette île où les petits-déjeuners ne sont donc jamais anodins…

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En chemin

Il est certaines images que l’on fait et refait des centaines de fois, année après année, sans s’en rendre vraiment compte. Pas celle-ci en particulier, mais ce qu’elle dit, ce qu’elle montre, ce qu’elle laisse transparaître de soi, de ses préoccupations et de sa perception du monde. Comme un motif que l’on transporterait avec soi, en soi et parfois hors de soi. Je rectifie ce que je viens d’écrire – je pourrais l’effacer et vous n’en sauriez rien, mais c’est déjà là et je n’aime pas revenir en arrière – : ce n’est pas vrai que l’on ne s’en rend pas compte. On a parfaitement conscience, lorsque l’on y est confronté, volontairement ou pas, d’être en présence d’une scène incarnant nos pensées les plus intimes, donc essentielle car rare. C’est instinctif, tout en nous entre en vibration avec bonheur, tandis qu’une boule invisible se met à jouer du yoyo entre notre gorge et notre ventre, et qu’il devient extrêmement pénible d’avaler ne serait-ce qu’une seule fois sa salive. En réalité, quelque chose d’étrange et souvent d’imperceptible de l’extérieur se produit : par le simple fait d’exister, cette scène-là fait tomber murs, réserves et autres verrous pour nous mettre totalement à nu, car cette scène-là n’est ni plus ni moins que l’image, certes un peu déformée mais d’une formidable pertinence et justesse, que renverrait un miroir extralucide posé juste en face de soi…

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Du grain à moudre

Les voyez-vous, vous aussi ? Non ? Si, si, rapprochez-vous. En se concentrant un peu, en allant au-delà de l’évidence, on ne voit que ça. Des petits points. Plus ou moins foncés. Partout dans l’image, sur l’image. En fait, ils font l’image. Ils sont l’image. Ces petits grains. Par millions. En réalité, des amas de grains car les grains d’argent eux-mêmes sont bien trop petits – quelques micromètres – pour être discriminés à l’œil nu. Les voir se révéler ainsi, au détour d’un énième voyage dans le temps, donne une étrange impression. Celle de faire face à quelque chose d’un peu vaporeux, de non délimité franchement. Disons-le carrément, de flou. Et zoomer dans l’image ne fait qu’alimenter le doute. La machine, en l’occurrence un scanner, connaîtrait-elle un dysfonctionnement ? Les réglages seraient-ils mauvais ? Le négatif, altéré ? Rien de tout cela évidemment ! D’ailleurs, il y a 20 ans, cette interrogation n’aurait même pas existé, et ces grains seraient passés totalement inaperçus, tout en étant visibles bien sûr.

Mais aujourd’hui, aujourd’hui, malgré le chaos qui le caractérise, le monde n’a jamais été aussi net. Enfin, le monde… Sa représentation plutôt. En numérique, faut-il le préciser. Archi net, ou plutôt « accentué » comme on le dit dans le jargon, mot que le propos du jour m’invite presque à décomposer en « accent tué », l’accent, incarnant ici cette charmante singularité conférée par le « grain », cette imperfection de la forme et du fond. En quelques années, notre œil s’est ainsi habitué à voir des images à la netteté exacerbée, qui donne la sensation d’avoir 14/10 à chaque œil. Où tout semble découpé au couteau. D’où rien ne peut s’échapper car enfermé dans une forme aux contours hermétiques, là où avec les grains, on pouvait imaginer une certaine liberté, une certaine fluidité dans l’image. Comme si elle pouvait devenir autre chose à tout moment… L’ultra-netteté fige tout de façon artificielle. Ceci n’est pas de la nostalgie. Simplement un double constat : non seulement, cette définition n’est ni humaine ni naturelle, mais mécanique et le fruit de savants calculs mathématiques ne laissant rien au hasard, mais surtout, nous l’avons adoptée au point de l’ériger en norme et, par conséquent, de nous interroger sur la qualité – et donc la valeur – d’une image argentique pourtant plus proche de la réalité. Ce glissement d’appréciation, symptomatique d’un autre rapport au monde, distancié et en partie bercé d’illusion, me chatouille l’esprit et me bouscule…

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NYD

C’est difficile à croire mais certaines personnes, alors même que c’était leur rêve depuis des années, « depuis toujours » diront-elles, éprouvent un sentiment proche de la déception lorsqu’elles arrivent enfin à New York, qu’elles longent les boutiques chic de la 5e avenue, se perdent dans les contre-allées de Central Park, naviguent autour de la Statue de la Liberté, montent sans effort au sommet de l’Empire State Building, convergent vers les lumières de Times Square, traquent les canards laqués à Chinatown, se tordent le cou en admirant les buildings de Manhattan, filent enchaîner les manèges de Coney Island, parcourent le Brooklyn Bridge dans un sens puis dans l’autre…

En cause, un étrange sentiment de « déjà-vu » alors même qu’elles n’ont jamais mis les pieds à New York de leur vie et que toute hypothèse de mémoire immédiate peut être raisonnablement écartée. Mais il suffit finalement d’aller au cinéma ou de regarder les séries télévisées pour se rendre à New York des dizaines voire des centaines de fois, pour apprendre à (re)connaître ses différents quartiers dans les moindres recoins (pour mieux s’y repérer), à voir comment vivent ses habitants (pour mieux s’intégrer), à repérer leurs adresses cachées (pour mieux s’infiltrer)…

La ciné/télé-génie incroyable et magnétique de la Grande Pomme – la liste Wikipédia des films qui y ont été tournés, non exhaustive, compte 200 pages ! – la banalise, la démythifie, la désacralise de façon assez violente. Surtout, elle peut annihiler tout imaginaire, tout effet de surprise, alors que c’est sur ce dernier – ne pas savoir ce qu’il y aura au coin de la rue, découvrir les moeurs locales sur le terrain en observant les gens vivre, dénicher des petites adresses au hasard de balades non balisées… – que repose, à mon sens, une grande partie du charme, de l’intérêt que nous pouvons trouver à un lieu, ville ou pas, et bien sûr de l’émerveillement qu’il peut susciter. Or, chargés de tous ces paysages mentaux que nous nous sommes construits au fil des visionnages, ce que nous sommes tentés de rechercher, quand nous sommes à New York, n’est pas tant la ville elle-même, son authenticité, sa singularité, que sa propre image, celle véhiculée par les écrans et qui appartient à tout le monde donc à personne, jusqu’à risquer, finalement, de ne jamais s’extraire de la fiction fantasmatique originelle qui nous y a conduits…

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Tsundoku numérique

Il s’agit là d’une déclinaison moderne du tsundoku classique, une sorte de mot valise japonais fusionnant les notions d’empilement vain et de lecture. En somme, c’est l’art de faire des piles avec des livres achetés (ou empruntés) que vous ne lirez (ou ne finirez) jamais. Vous croisez généralement ces édifices équilibristes sur votre table de nuit, au pied de votre bibliothèque, près de la fenêtre, juste à côté du fauteuil où vous seriez pourtant si bien installé pour lire quelques pages. Ces piles prennent la poussière (surtout le premier et les tranches qui dépassent), vous gênent pour passer l’aspirateur (vous essayez de tourner autour sans les faire tomber, ce qui arrive malgré tout une fois sur deux) et vous rappellent à chaque coup d’œil que les journées ne font que 24h et que cette ambition de lecture n’est absolument pas compatible avec les 3 minutes de temps libre dont vous disposez chaque tranche de 2h47 (même si vous pouvez les réunir pour les vivre en une fois).

Personnellement, je ne construis pas de tsundoku, ou si peu. Conclusion logique : soit je ne lis pas, soit je lis tous mes livres… Je vous laisse avec cette interrogation fondamentale. En revanche, je suis une pro de ce que j’ai donc appelé le « tsundoku numérique » et qui me semble beaucoup plus pervers que sa version ancestrale, car, et la photographie numérique l’a bien montré, il est invisible, il ne prend pas de « place » – physiquement, matériellement, concrètement j’entends – et se fait donc vite oublier. Ce tsundoku numérique consiste tout simplement à avoir des dizaines et des dizaines d’onglets ouverts dans plusieurs fenêtres de son navigateur (évidemment, je ne parle ni de tendre pièce de bœuf ni de grands explorateurs) en se disant qu’on les regardera plus tard, car là, présentement, « ce n’est pas le moment ». Autant de liens vers des articles intéressants, des podcasts passionnants, des listes de choses à faire avant de mourir, des tendances à découvrir, des expos à visiter, des Mooc interrompus, des recherches en cours qui conduisent souvent là où vous n’aviez absolument pas prévu d’aller… Autant de savoir à portée de clic donne le vertige et l’agréable sensation d’être plus intelligent, plus informé, plus cultivé, plus tout… Encore faut-il se donner la peine – en l’occurrence, le temps – d’accéder au contenu et ne pas se contenter de le regarder. Car malheureusement, cela ne rentre pas encore tout seul (le rêve de tout écolier !). Ce qui nous ramène au problème évoqué précédemment et à maintes reprises dans ces pages, à savoir que les journées ne font que 24h. Enfin, sur cette planète. De fait, plus tard n’arrive jamais.

De temps en temps toutefois, un peu comme avec les urgences du moment, agacée par tant d’immobilisme et la vision de tous ces intercalaires tronqués, je me plante devant une de mes fenêtres ouvertes, me lance dans une lecture effrénée d’un article au contenu désormais obsolète puis d’un autre puis d’un autre, dans l’écoute d’une émission que je n’entends qu’à moitié car ce n’est toujours pas le moment, je teste une nouvelle appli, découvre l’œuvre de tel ou tel artiste… J’essaye d’aller plus vite que le temps en faisant du tri. Et donc en réussissant à fermer quelques onglets. Parfois même, je triche. Oui, je crée des marque-pages. L’onglet disparaît de ma vue – satisfaction de façade toujours bonne à prendre – mais il a juste été relégué au deuxième sous-sol ! Nous nous reverrons dans un an au mieux ! Mais, au-delà de ces travers individuels un peu lâches, au même titre que les livres dans une bibliothèque, ces onglets en disent surtout beaucoup sur ce qui attire notre attention et attise notre curiosité, sur nos lubies passagères, sur nos rêves, nos projets, nos hésitations, nos idées, nos peurs, a fortiori, sur nous, même si c’est une photographie à l’instant t. Mais un instant qui dure parfois éternellement…

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Les nuages

A l’heure où le soleil se couche, comme les étourneaux avec leurs étourdissantes et magiques murmurations vespérales, les nuages se rassemblent avant de s’effilocher en silence derrière les hauts plateaux tabulaires de cette île, injustement dite de la désolation, où l’on a parfois l’étrange et fascinante sensation d’être seul sur Terre.

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Sous le sable

Ces petits grains de sable qui s’insinuent sans s’annoncer dans une mécanique bien huilée, que l’on perçoit d’abord et logiquement comme des obstacles, donc négativement, avant de réaliser, en prenant un peu de recul, combien ils peuvent, au contraire, se transformer en atouts…

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Défaut de conception

Comme moi, vous avez sûrement entendu, dans votre prime jeunesse, qu’il était méchant de se moquer du physique de vos petits camarades d’école ou de jeu. Car ce n’était pas la faute de Pierre si la nature l’avait doté de grandes oreilles (et peut-être un peu son père aussi, qui devenait indirectement la cible collatérale de la moquerie) ni celle de Nora si elle louchait un peu (ce qui la faisait immanquablement ressembler à votre chat complètement fêlé). A l’époque, vous n’étiez qu’un enfant et vous appreniez juste le pouvoir des mots. Or, pour apprendre, il fallait tester donc se moquer. Vous aviez ensuite appris à tourner sept fois votre langue dans votre bouche avant de lancer des sentences susceptibles de blesser vos interlocuteurs et aviez tranquillement poursuivi votre vie sans subir ni créer de traumatisme inoubliable…

Jusqu’à ce que vous ne tombiez sur cet éléphant à la réserve d’Etosha en Namibie. Franchement, c’est quoi cette trompe ? Vous en avez déjà vu, vous, des trompes qui traînent à ce point par terre ? C’est comme si vos bras touchaient le sol ! Je vous assure, c’est loin d’être pratique au quotidien (est-ce de cette éventualité que vient l’expression « avoir le bras long » ?) Et cela nécessite une logistique que l’on a peine à imaginer. Combien de fois, dans la précipitation, cet éléphant a-t-il marché dessus, puis trébuché, devenant la risée du plan d’eau de récréation dès son plus jeune âge ? Et à quoi est-ce dû : un problème de coordination de la croissance de la trompe et de celle du reste du corps ? « Ach, zut, elle a poussé trop vite » remarque l’ingénieur en chef du rayon éléphant. « Trop tard ! Et puis, on peut bien vivre avec un petit défaut » lui répond laconiquement le sous-chef en sortant néanmoins la bête de la chaîne pour lui éviter la sauvage élimination par l’intraitable responsable du contrôle qualité qu’ils entendent d’ici : « combien de fois devrais-je vous répéter d’arrêter la trompe à 30 centimètres du sol ? Ça vous plairait, à vous, d’avoir les bras qui ratissent le sol ? (Vous voyez !) Et en plus, vous l’avez fait sur le petit aussi ! Allez, aux lions ! » En fait, là, spontanément, vous lui trouvez quand même un avantage à cette trompe anormalement longue : celui de pouvoir l’enrouler autour du cou en hiver, telle une écharpe intégrée ! Oui, je sais, ce n’est pas gentil de se moquer…

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