Photo-graphies et un peu plus…

Drôle de métier que celui de Monsieur Léger… Depuis 47 ans, il parcourt les villes et villages de France et de Navarre pour leur voler quelques centimètres cubes d’air qu’il emprisonne méticuleusement dans d’antiques et magnifiques bouteilles de la pluricentenaire brasserie Mapataud dont déborde son estafette bleue claire.

Chaque fois, c’est le même rituel : il se rend préférentiellement dans un parc, le poumon de la ville comme on dit, inspire un grand coup pour tester l’air, regarde autour de lui, puis décapsule la bouteille… Il la tend alors vers le ciel et au bout de 14 secondes exactement – il a toujours sur lui le vieux chronomètre, une authentique copie du premier chronomètre qui fut, celui de John Harrisson, et que lui a offert son grand-père le jour de ses 14 ans, qui lui-même le tenait de son grand-père – il referme la bouteille d’un coup sec. Il ouvre alors son modeste cartable de cuir adouci par les années et en extrait une petite étiquette sur laquelle il note le nom de la ville à qui appartient cet air captif, et qu’il colle sur la bouteille. Il range alors celle-ci dans un casier aux côtés de ses congénères.

Monsieur Léger n’a qu’une règle : ne remplir qu’une seule bouteille par ville. Le jour où il a réussi à engranger 67 bouteilles, il s’arrête en plein milieu d’un champ, sort sa carte de France  parsemée de trous puis un compas, qu’il plante exactement à l’endroit où il se trouve. Il l’ouvre de 4,8 centimètres et trace un cercle. Monsieur Léger ne voit plus tout à fait bien maintenant, aussi se sert-il d’une loupe pour trouver la ville la plus grande qu’englobe cette surface. Elle marque la dernière étape de sa tournée. Le dimanche, à 5h42 du matin, quel que soit le temps, il est le premier sur la place du marché à installer son stand et à aligner ses bouteilles les unes derrière les autres. Il a bien conscience de vendre quelque chose de différent par rapport à ses voisins maraîchers ou fromagers, mais il sait aussi d’expérience que ses bouteilles étiquetées intriguent. Alors, il attend, sur son petit fauteuil en osier, que quelqu’un ose lui poser une question. Et il y a toujours un moment où une personne lève l’index et dit :

– Excusez-moi ? Qu’y a-t-il dans ces bouteilles ?

– De l’air ! s’empresse-t-il alors de répondre, anticipant déjà ce qui va suivre…

– Juste de l’air ?

– Oui, mais de l’air de La Rochelle, de Cahors, d’Agen… Voyez, c’est écrit sur les étiquettes…

– Ah oui, lui répond l’autre, dubitatif… Mais, il a vraiment une autre odeur l’air de Cahors par rapport à celui de Colmar ?

– Evidemment, mon ami ! Sinon, pourquoi passerais-je ma vie à le récolter ?

Le curieux, pensif, se met alors à regarder les bouteilles plus précisément.

– Peut-on ouvrir celle-là ? finit-il par demander en montrant la bouteille de Biarritz (toujours avec son index). J’ai toujours rêvé d’aller à Biarritz.

– Malheureux ! Mais si vous ouvrez la bouteille, son air va se mélanger avec celui d’ici et vous ne pourrez jamais savoir en quoi il était différent !

En général, dépité, le curieux s’en retourne et l’air de rien, Monsieur Léger, est heureux.

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